Carlos Lopes ne pose jamais très longtemps ses valises au même endroit. Professeur à l’université du Cap, en Afrique du Sud, l’économiste bissau-guinéen fréquente autant les cercles académiques que les antichambres des présidents africains auxquels il prodigue ses conseils. L’ancien secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA, de 2012 à 2016) fait partie des voix écoutées. Son dernier livre, Africa in Transformation : Economic Development in the Age of Doubt (éd. Palgrave Macmillan, non traduit, 2019), appelle à un nouveau contrat social avec le continent et défend plus que jamais une révolution industrielle africaine. La chute des dirigeants algérien Abdelaziz Bouteflika et soudanais Omar Al-Bachir est pour lui le signe de l’aversion croissante de la jeunesse africaine pour les systèmes rentiers.
Abdelaziz Bouteflika et Omar Al-Bachir viennent d’être chassés du pouvoir. Comment analysez-vous la chute de ces deux hommes qui régnaient depuis plusieurs décennies ?
Carlos Lopes Un changement de paradigme est en train de se produire en Afrique : avec une moyenne d’âge de 19 ans, sa démographie est dominée par la jeunesse. Le continent se divise de plus en plus en deux blocs : d’un côté des pays réformistes qui transforment leur économie et répondent aux aspirations de leur population, et de l’autre des pays statiques, comme l’Algérie et le Soudan, qui ont des difficultés à réformer, ce que la jeunesse ne supporte plus. Impatiente, elle veut des débouchés et aspire à la modernité. On peut prédire que des pays qui se trouvent dans une situation comparable subiront le même sort.
Vous dites qu’en l’absence de réforme politique, il n’y aura pas de transformation de l’Afrique. Pourquoi ?
Il saute aux yeux que l’Afrique a du mal à organiser des élections irréprochables. Mais c’est la manifestation d’un problème plus profond. Depuis leurs indépendances, les pays africains se sont approprié les modèles et les institutions qui avaient été conçus par les colonisateurs. Dans les systèmes coloniaux, on a ainsi justifié l’existence d’une citoyenneté limitée, en séparant le citoyen du sujet. Au moment des indépendances, au lieu d’étendre la citoyenneté à l’ensemble de la population, les régimes naissants ont eu tendance à reproduire cette opposition pour octroyer aux élites des avantages et traiter le reste des habitants comme des sujets.
L’Etat colonial était en outre un Etat prédateur : c’est comme cela qu’il a été perçu et le phénomène s’est reproduit. De nombreux travaux ont éclairé ces formes de continuité. Enfin, l’Afrique a importé le modèle démocratique, sous la pression des bailleurs de fonds, mais au lieu de transformer les régimes africains, la démocratie a été africanisée. Tous les symboles du système de représentation démocratique ont été introduits sans nécessairement changer le fonctionnement d’un Etat prédateur. Cette façon de gouverner ne marche plus. Il est grand temps de s’en rendre compte.
Le Soudan et l’Algérie sont deux pays pétroliers. Est-ce indifférent ?
Les pays riches en ressources naturelles sont les moins enclins à réformer, et cela s’explique aisément : la rente attachée à ces ressources crée un niveau de confort dont les élites sont les premières à tirer avantage. Dans le cas des industries extractives, comme le pétrole, où peu d’emplois sont créés, cette rente est plus abondante encore et plus facile à détourner.
Vous critiquez le rôle de l’aide publique au développement. Pourquoi ?
Je ne veux pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais si l’aide internationale veut être efficace, elle doit faire l’objet d’une refonte. Il faut que les bailleurs de fonds arrêtent de financer des projets chacun de leur côté pour planter leur drapeau. Construire trois ou quatre écoles dans une région ne changera jamais la réalité : cela crée une dépendance et une paralysie nocives.
Je connais bien les leaders des pays africains. Beaucoup passent leurs journées à recevoir des bailleurs de fonds et à décider comment cette aide va être répartie pour satisfaire les besoins sociaux de leur population. Cela laisse très peu d’espace pour parler d’autres sujets, comme l’industrialisation. Du reste, il existe une telle anesthésie que peu de gens croient qu’il est possible de vivre autrement.
A quel exemple pensez-vous ?
Prenez mon pays, la Guinée-Bissau. Il exporte la totalité de sa production de noix de cajou vers l’Asie, notamment l’Inde et le Vietnam. Non parce que ces deux Etats sont des consommateurs hors pair de noix de cajou, mais parce qu’ils ont des usines pour transformer l’anacarde. Est-ce que cela fait sens ? La logique actuelle ne crée pas d’incitations pour que la Guinée-Bissau possède quatre ou cinq usines. Et l’aide qu’elle reçoit ne l’incite pas à faire des efforts.
Dans le même temps, vous dites que l’aide joue un rôle de plus en plus marginal. Comment expliquer ce phénomène ?
Le Fonds monétaire international (FMI) joue davantage un rôle de garant de la bonne santé des finances publiques, ce qui donne plus d’espace aux pays, pour peu bien sûr qu’ils sachent s’en saisir. Des nouveaux partenaires comme la Chine, la Turquie, les Emirats arabes unis et d’autres peuvent financer certains besoins. Car la bonne nouvelle, c’est que le consensus de Washington [accord tacite entre les institutions financières internationales conditionnant l’octroi de l’aide à la libéralisation des économies et au rétablissement des grands équilibres budgétaires et financiers] est mort. Il a été enterré par les institutions de Bretton Woods elles-mêmes. Cela permet d’envisager l’avenir avec plus de liberté.
Comment l’aide publique au développement pourrait-elle jouer utilement son rôle ?
Un des premiers objectifs de cette aide devrait être non pas de construire des écoles, mais de permettre aux gouvernements africains d’élargir leur assiette fiscale pour qu’ils puissent financer eux-mêmes leurs priorités. C’est fondamental : en Afrique, 1 % de pression fiscale supplémentaire rapporterait plus que la totalité de l’aide octroyée par les pays industrialisés [26,4 milliards d’euros en 2018]. L’aide pourrait aussi permettre de financer la formation de la jeunesse africaine : en 2050, un jeune sur deux sera africain. Il s’agit d’une transformation spectaculaire qui se produit à un moment où le reste du monde vieillit. La jeunesse est un bien public pour le monde, pas seulement pour l’Afrique.
Ce constat vous amène à souhaiter l’instauration d’un nouveau contrat social. Quel serait-il ?
La solidarité entre les générations est le fondement de la proposition philosophique de Rousseau et de ce qu’on appelle aujourd’hui le développement durable. Il faut que nous laissions à la génération suivante une planète qui soit dans le meilleur état possible et où chacun dispose d’autant d’opportunités que ses parents. Compte tenu des tendances démographiques, ces générations vivront à l’avenir dans des géographies différentes. Il faut tirer les conséquences de ce constat : le contrat social doit être mondial.
Comment faire ?
Prenons par exemple les négociations climatiques, qui sont à mon avis une occasion manquée. Si l’objectif est de verdir l’économie mondiale et la production énergétique, il est pertinent de le faire dans les zones qui sont les plus riches en énergies renouvelables, comme l’Afrique. Le système capitaliste actuel donne une prime à la délocalisation vers l’Asie, car seul compte le coût économique des produits. Si un peu de considération était donnée au coût social et environnemental, l’intérêt d’une alliance étroite entre l’Afrique et l’Europe apparaîtrait plus évidente.
L’Europe n’en est-elle pas consciente ?
L’Europe reste figée dans sa lecture de l’Afrique. Vouloir régler les migrations en demandant aux Etats africains de contrôler le départ des migrants n’a pas de sens, puisque les envois de capitaux des immigrés constituent la source de devises la plus stable des pays africains. Et c’est la seule qui augmente. Pourquoi ces pays accepteraient-ils de se priver de leur seule source régulière de revenus ?
Vous mettez beaucoup d’espoirs dans l’industrialisation de l’Afrique, alors que certains économistes jugent que le continent a laissé passer son tour. Pourquoi ?
Je ne dis pas que ce sera facile. Il faudra avoir une stratégie très ciblée qui passe par la valorisation des matières premières et le développement d’un secteur agroalimentaire qui devra nourrir 2 milliards de personnes au milieu du siècle. Quelques pays peuvent en outre profiter de la délocalisation de l’industrie asiatique liée à la hausse du coût de la main-d’œuvre. Pour y parvenir, il est essentiel de créer un grand marché intérieur. Voilà pourquoi l’accord de libre-échange continental qui a été ratifié en moins d’un an, le plus important du monde en nombre de pays, est si important. S’il est réellement mis en œuvre, il peut constituer la transformation la plus importante depuis la période coloniale.