I-PREAMBULE
Par réquisition N°001618 DU 11 Novembre 2016, nous avons été désigné pour éclairer l’enquête conjointe Police-Gendarmerie mise sur pied par le Procureur Général près la Cour d’Appel du Centre dans le cadre des investigations portant sur la catastrophe ferroviaire survenue le 21 Octobre 2016 dans la localité d’Eséka. Suite à cet acte, nous nous sommes déployés sur le terrain afin de contribuer à la compréhension des causes et présenter notre analyse sur les responsabilités individuelles ayant provoqué la catastrophe suscitée avec de lourdes conséquences en vies humaines et des dégâts matériels très importants.
Le présent rapport, sans prétendre être ni exhaustif, ni exclusif présente des éléments factuels dont la nature pourrait susciter des suites judiciaires et dont la qualification des faits incombe aux autorités compétentes. Notre modeste apport constitue, à cet égard, un éclairage ainsi que la vision spécialisée et technique permettant d’évidentes prises de décisions adéquates par les juridictions appropriées.
II-INTRODUCTION
Le 21 octobre 2016, le train de voyageurs N° 152VE de la CAMRAIL, parti de Yaoundé à 11H 15 au lieu de 10H 25 avec 17 voitures pour 675 tonnes (selon CAMRAIL), a commencé à se désintégré à l’approche de la gare ferroviaire d’Eseka. Dans une courbe accentuée, quatre (04) voitures de queue vont commencer par se décrocher du reste de la rame et aller se renverser et s’écraser au bas d’un talus. Le reste de la rame va poursuivre sa course et se disloquer presque totalement (onze voitures) à l’entrée de la gare d’Eseka, déraillant, arrachant et détruisant au passage les voies et les appareils de voie d’entrée de cette gare, coté Yaoundé. La locomotive N° 3007, où étaient restés accrochés le fourgon générateur N° 731 et la voiture de 1ère classe N° 1323 a traversé toute la gare d’Eséka, est rentré sur près de cinq km dans le canton Eséka-Hikoa Malep, avant de s’immobiliser. Le bilan officiel provisoire fait état, à ce jour, de soixante dix neuf morts et plus de 600 blessés dont le pronostic vital de quelques uns d’entre eux est fortement engagé.
III-EXAMEN DU MATERIEL ROULANT (LOCOMOTIVE, VOITURES)
A- LOCOMOTIVE
Schématiquement, la locomotive N°3007 utilisée est une machine consommant du gas-oil pour permettre la production de l’énergie devant être transformée pour alimentée électriquement les moteurs de traction. Ceux-ci sont couplés sous la machine aux bogies afin de faire avancer ou reculer la locomotive.
En fonctionnement normal, elle est équipée de 2 systèmes de freinage différents, susceptibles d’être actionnés en même temps :
- Un système de freinage pneumatique, avec serrage de mâchoires, équipées de semelles en matériau composite sur table de roues ;
- Un système de freinage rhéostatique, permettant de ralentir le moteur électriquement. Tout les appareils sont commandés à partir d’une cabine bi camérale constituée de cadrans de visualisation, de poignets de commande manuelle et d’un bloc électronique dit « QUANTUM » destiné à l’enregistrement des paramètres précis du fonctionnement de la machine : vitesse, traction, etc.. . Importantes anomalies constatées au moment de notre examen:
- Le freinage rhéostatique est hors service depuis plusieurs mois (voir carnet de bord de la machine) ;
- Même si ce système ne donne pas les mêmes résultats qu’un freinage à air comprimé, il permet toutefois de ralentir le train et de soulager le freinage à semelles.
- Ainsi, le frein automatique à air comprimé est moins utilisé par le conducteur, ce qui évite la surchauffe et l’usure rapide des semelles.
- De plus, en cas de besoin, les deux systèmes peuvent être utilisés simultanément.
- Or le freinage rhéostatique de la locomotive avait été mis hors service par les services techniques de CAMRAIL.
- Ce problème était récurrent sur la motrice 3007 et, entre le 10 octobre 2016 et le 21 Octobre 2016, il a été signalé à plusieurs reprises au service d’entretien du matériel par les Conducteurs sur le carnet de bord.
- Il semblerait d’ailleurs, selon les informations communiquées par le Responsable matériel CAMRAIL de Douala, que ce problème ne serait pas un cas isolé et concernerait plusieurs motrices sur lesquelles ce système de freinage aurait été désactivé.
- Le 21 Octobre 2016, lorsque le train a quitté la Gare de Yaoundé à 11 heures 15, la motrice 3007 ne disposait donc que du seul système de freinage pneumatique, ce qui est d’ailleurs contraire aux prescriptions du constructeur de ce matériel.
- Toutes les semelles de freinage à air sont totalement usées jusqu’aux porte-semelles (sous la machine). Ceci est le signe d’un effort de freinage excessif pour tenter de ralentir la vitesse du train par freinage de la locomotive.
B – VOITURES DE LA RAME
Outre la machine de traction N°3007, le train 152 VE du 21/10/2016 était composé de 17 voitures alignées de la tête à la queue dans l’ordre exact suivant selon la feuille de composition et de freinage (J1):
- 731
- 1324
- 1323
- 1321
- 1332
- 1338
- 1335
- 1344
- 1336
- 1350
- 1333
- 1342
- 1345
- 917
- 922
- 926
- 913
Ces voitures sont de fabrications différentes :
- DIETRICH (Allemande) pour le fourgon générateur N°731 de tête de la rame ;
- Série 1300 CSR de fabrication chinoise : 12 voitures suivantes de la rame ;
- Série 900 SOULE (Française) : 04 dernières voitures en queue de la rame.
EXAMENS EFFECTUES :
- Le Fourgon générateur DIETRICH 731
Les garnitures sont peu usées et les mâchoires sont serrées, situation normale en l’absence de pression d’air dans le réseau pneumatique. Question : Pourquoi les semelles de frein du fourgon générateur sont peu usées alors que dans le même temps, celles de la machine sont totalement usées ? Ce fourgon attelé à la machine et accouplé à celle-ci avec les boyaux (flexibles pour freinage à air continu) à air freinait-il vraiment en situation dynamique ? Ou bien ne freinait-il pas uniquement qu’en situation statique ?
- Les 12 voitures 1300 CSR
Les voitures CSR examinées tant à Douala (pour celle qui est restée accrochée au fourgon avec la machine), que sur le site du drame à Eseka pour les autres, montrent que les plaquettes de freins à disques ne présentaient pas d’usure et n’étaient pas serrées sur leurs disques de freinage, alors qu’il n’y avait plus d’air dans le circuit pneumatique. Certaines plaquettes de frein étaient par ailleurs absentes dans certains cas. Le violent déraillement et les chocs qui en ont suivi ainsi que les manipulations diverses pour relever ces voitures et les repositionner sur les rails par les équipes de secours auraient pu plaider en faveur d’un déréglage accidentel du fonctionnement des équipements de freinage de ces voitures, mais, l’examen de celle qui était intacte à Douala, et qui présente les mêmes constatations dément formellement cette thèse. La logique technique voudrait donc qu’elles ne freinaient pas, ni en situation statique, ni en situation dynamique, ainsi que nous le démontreront plus loin dans l’explication du système de freinage à air comprimé continu
- Les 4 voitures 900 SOULE
Les 4 dernières voitures de la rame, qui ont été précipitées en bas d’un profond ravinement étaient presque totalement abimées : tôles déchiquetées, chaises arrachées, toitures défoncées, attelages sortis de leurs sièges, bogies détachés, etc….
L’analyse objective que nous pouvons dégager du freinage de ces voitures provient surtout des déclarations de Monsieur YEDNA, conducteur du train 152VE sinistré et de son aide conducteur, selon lesquelles une épaisse fumée se dégageait des essieux sous l’effet de la surchauffe des semelles fortement appliquées sur les roues en freinage excessif. Les bogies qui nous ont été indiqués à la gare comme provenant de ces voitures, montrent aussi une usure importante des semelles. Il est de ce point objectivement et techniquement logique de penser que les trois dernières voitures désignées freinées en position statique sur la feuille J1 l’étaient également en situation dynamique.
Brève explication du principe de fonctionnement du système de freinage pneumatique (à air comprimé) continu
Le système de freinage qui équipait les différents matériels roulants du train 152 VE est un système robuste par pression air qui agit par application plus ou moins forte des semelles (ou des garnitures) sur le roues du matériel roulant. La pression à air produite par un compresseur dans le moteur de la machine est limitée à 5 bars sur l’ensemble du convoi grâce à un appareil spécial. Pour que cette pression se ressente sur l’ensemble de la rame, il est fait usage de boyaux à air, sorte de flexibles munis de têtes d’accouplement installées entre les voitures et entre la première voiture et la locomotive qu’on accouple pour la continuité de l’air comprimé. Des robinets marche/arrêt permettent d’isoler ou d’ouvrir la conduite de l’air comprimé entre les différents matériels roulants.
- a) Quand la pression atteint 05 bars sur l’ensemble de la conduite d’air, les mâchoires avec leurs semelles sont desserrées et lâchent les roues: Il ya défreinage.
- b) Pour freiner, il suffit de faire chuter la pression d’air, même de 0,5 bar et le freinage agit automatiquement par serrage fort des semelles de frein sur les roues.
Pour le cas qui nous intéresse du Train 152 VE et en d’autres termes, à l’arrêt et sans pression d’air dans la conduite à air comprimé, la rame doit être immobilisée, et cela, que le freinage se fasse par mâchoires et semelles sur roues (voitures SOULE et DIETRICH) ou par plaquettes sur disques (voiture CSR).
Au départ du train, le conducteur établit la pression d’air dans le circuit pneumatique ; lorsque celle-ci atteint la pression requise, les mâchoires peuvent s’ouvrir et le train circule normalement.
En cours de voyage, pour actionner le système de freinage, le conducteur établit une fuite d’air sur le réseau pneumatique à partir de la cabine, ce qui doit provoquer la fermeture progressive ou totale des mâchoires de frein selon la dépression commandée par le conducteur pour respecter les vitesses autorisées sur les portions de voie et en fonction également du profil de celle-ci.
Résumé : il y a de l’air comprimé à 5 bars dans la conduite: pas de freinage ; On diminue ou on épuise la pression d’air de 5 bars à 0 bar, il y a freinage.
COMPARAISON ENTRE LE FREINAGE AVEC MACHOIRES ET GRANDES SEMELLES EQUIPANT LE FOURGON DIETRICH ET LES VOITURES SOULE , ET LE FREINAGE AVEC DE PETITES GARNITURES AGISSANT SUR DISQUES EQUIPANT LES VOITURES CSR
- En freinage avec les mâchoires et semelles appliquées sur la table de roulement de la roue, la force de pression agit en poussant et en absorbant le revers négatif de la vitesse de la roue. Il s’en suit de la chaleur due à ces efforts contradictoires. Cette chaleur est absorbée par la constitution de la grande semelle et réduit la dilatation qui pourrait permettre de vaincre la forte poussée du freinage. Il s’en suit certes de l’usure de la semelle, mais cette usure renforce la pression sur la roue jusqu’à épuisement de la matière constituant la semelle. Ceci peut d’ailleurs dans certains cas conduire au soudage de la roue avec le métal de la mâchoire constituant le porte-semelle. Il peut s’en suivre, par suite, un blocage total de la roue avec immobilisation du convoi. Ce modèle offre l’avantage sécuritaire d’empêcher la dérive des convois sur des fortes déclivités de la voie
- A l’opposé, le freinage sur disque avec des plaquettes de faible dimension offre exactement les effets inverses. La chaleur produite par le frottement des petites garnitures sur le disque monté sur l’essieu de la roue, ne peut être absorbée et au contraire se dilate et se décolle sous la forte poussée de la vitesse, libérant l’emprise sur le disque. Le freinage est ainsi libéré sur roue, malgré la dé<strong>pression d?air</strong> commandée par le conducteur de train. Ce phénomène est notamment à l’origine de l’inefficacité du freinage observé sur les voitures CSR de série 1300 de la CAMRAIL.
Les raisons du défaut de freinage des voitures CSR sont ainsi révélées techniquement.
Selon les informations recueillis, le défaut de freinage de ces voitures serait connu de tous les opérateurs à CAMRAIL et serait même admis par le constructeur.
Ces défauts de freinage sont liés à la conception même du système, et notamment au faible diamètre du disque, à l’épaisseur et la surface des plaquettes ainsi qu’à la conception mécanique des mâchoires de frein susceptibles de se dérégler.
Plusieurs dérives des convois composant ces voitures ont été notées dès leur mise en service en Avril 2016 après acquisition sur l’ensemble du réseau ferroviaire. Exemple : le Chef traction YENE, actuellement Chef de dépôt traction à Yaoundé par à la dérive en Mai 2014 ; le 21 juillet 2014, le Conducteur MASOMLE dérive et rentre à plus de 75 KM/H sur double voie déviée à Eséka ; les trains conduits par les Conducteurs Massango, le Chef Traction Noumbissi, etc… connaissent la même mésaventure.
Ceci a conduit les dirigeants de CAMRAIL à composer un mixage des convois comportant les deux types de freinage afin d’essayer de compenser les effets négatifs du système à disque des CSR. Ceci est vérifiable aussi bien au Transcam 1 qu’au Transcam 2
Les trains de voyageurs de faibles tonnages et avec moins de voitures CSR dérivent régulièrement, mais sont souvent compensés en freinage par la locomotive et les voitures de type SOULE.
Le cas du train 152 VE du 21/10/2016 est atypique avec 12 voitures CSR non freinés dans la pratique, une voiture de type SOULE déclarée non freinée sur la feuille J1 : ceci donne 13 voitures non freinées sur les 17 composant ce train. Dans de telles conditions, la catastrophe était inévitable sur la forte déclivité de 16/1000 entre Minloh Maloume et ESEKA, avec en prime des courbes « sèches » à ralentissements permanents imposés depuis 2014 pour mauvais état de la voie.
COMMENT S’EFFECTUENT LES ESSAIS DE FREINS EN SITUATION STATIQUE A LA GARE DE DEPART DU TRAIN
Freinage : Le conducteur crée une dépression de 0,5 bar.
Pour les voitures SOULE : les semelles plaquent sur les roues et l’agent chargé des essais, appelé « le visiteur » de service vérifie le serrage en portant des coups forts de sondage à l’aide d’un long bâton (fabriqué à cet effet) sur les semelles qui sont bien visibles à partir du quai.
Pour les voitures CSR : un voyant vert/rouge placé sur la carrosserie passe au rouge, signifiant au visiteur que les plaquettes « touchent » le disque de freinage. Le visiteur observe donc uniquement la couleur du voyant pour indiquer freinage effectif. En réalité, la couleur rouge du voyant ne garantit aucunement le serrage des garnitures. L’emplacement du disque de freinage au milieu de l’essieu sous la voiture ne permet pas une autre action de contrôle par le visiteur que le voyant.
En allant les toucher à la main sous la voiture, il a été démontré que les garnitures de freins continuaient à bouger, malgré le passage du voyant au rouge.
Le visiteur de service à Yaoundé au départ du train 152VE du 21/10/2016, que nous avons interrogé, nous a confirmé que les prescriptions de CAMRAIL ne l’autorisent pas à rentrer sous les voitures pendant les essais de freins avant le départ du train.
IV – EXAMEN DE LA VOIE FERREE MINLOH MALOUME-ESEKA
On relève, en premier lieu, les odeurs nauséabondes (certainement des effluves de cadavres) dans les environs du ravin dans lequel se sont écraséees quatre voitures voyageurs.
A l’entrée de la Gare d’Eseka, où nous avons trouvé trois voitures voyageurs encore couchées, on pouvait relever les faits du désastre suivants :
- Il existe un dénivellement des rails, cause potentielle de déraillements en cas de surcharge et de grande vitesse.
- A l’aiguillage du BS (appareil de voie), le bout du cœur du BS qui permet le changement de direction est complément usé, voire casé : ceci peut aussi causer un déraillement. Cette situation n’est pas conforme aux normes techniques.
- Aux environs du lieu du déraillement, quelques traverses ont été remplacées. Nous avons aussi noté que les rails sont posés sur des nouvelles traverses qui viennent d’être fixées et d’autres opérations exécutées pour améliorer l’état de la voie.
- On peut noter que les rails sont posés sur des nouvelles traverses et que ces rails sont attachés aux traverses par un système d’une attache de chaque côté de la traverse. La norme technique universelle actuelle recommande deux attaches au moins par côté, soit quatre attaches par traverse.
- Nous avons été étonnés sur un fait troublant concernant les traverses remplacées trouvées à l’entrée de la gare d’Eseka (lieu du déraillement) : les trous de fixation étaient intactes et ne présentaient pas de dégâts. Or, si les attaches jouaient leur rôle de fixation rails/traverses, les traverses remplacées sur le lieu de déraillement où la voie était disloquée, devaient présenter des dégâts au niveau des trous de fixation. Ce qui n’était pas le cas : ceci veut dire que les rails n’étaient pas attachés aux traverses. A un autre emplacement de la voie, nous avons noté une absence de ballast qui conduit à une instabilité de la voie, ce qui a certainement aussi causé un affaissement ayant provoqué le déraillement et le détachement des attelages des voitures à cet endroit (entrée de la gare d’Eseka).
- A la courbe, objet du ralentissement permanent imposé depuis 2014, PK 152+800 à PK 153+600 (800m), il n’existe pas de Tableau Indicateur de Vitesse (TIV). Les TIV sont des panneaux circulaires placés à droite selon le sens du train, qui signalent et indiquent au conducteur de train la vitesse autorisée sur la portion de voie considérée. Ces TIV sont implantés obligatoirement par le service de la voie en cas de ralentissements permanents. L’absence de TIV à cet endroit est une faute grave de sécurité, dans la mesure où le ralentissement n’a pas été annulé. C’est à cette courbe que les quatre voitures de queue se sont détachées du reste de la rame et sont allées s’écraser en contrebas du haut talus. Nous expliquerons sommairement lus loin pourquoi. La négligence quant à l’implantation des TIV ci-dessus est symptomatique d’une véritable absence de prise de conscience par les concernés à CAMRAIL de l’importance de ces signaux pour la sécurité de la circulation des trains. D’une manière générale, le tronçon de voie que nous avons pu examiner (Eséka-Minloh Maloumé) compte de nombreuses portions de la voie à ralentissements temporaires ou permanents du fait du mauvais état de la voie.
V-AUDITION DE L’EQUIPE DE CONDUITE ET D’AUTRES PERSONNES CONCERNEES
L’audition de l’équipe de conduite du train 152 VE du 21/10/2016 et d’autres personnes démontre clairement :
1) Que les deux agents de conduite Monsieur YEDNA Mathias Lewis, Conducteur et Monsieur TEKOU MUKAM Rodrigue Steve, Aide-conducteur étaient conscients du danger de partir de la gare de Yaoundé dans des conditions de sécurité précaires qui entouraient ce train. De même, le conducteur YEDNA connaissait parfaitement les défaillances techniques de sa locomotive, puisqu’il l’a révélé à plusieurs reprises au cours des voyages antérieures. L’exploitation du carnet de bord de la machine 3007 du train sus visé nous l’a confirmé. Une autre information reçue faisait état de ce que ce conducteur était considéré comme parmi les meilleurs de sa catégorie : ce qui a conduit les dirigeants de CAMRAIL à l’envoyer servir …au NIGER pendant de nombreux mois. Sa technicité ne peut donc être particulièrement interrogée, à quelques détails près. Par contre, son niveau de soumission véritablement coupable nous a fortement étonné, à la fois :
- par sa légèreté à ne pas exiger que toutes les conditions de sécurité (freinage, composition du train…) soient au préalable absolument réunies avant d’ébranler le convoi
- qu’il ait du se contenter d’un ordre illégal (675 Tonnes au lieu de 650) envoyé par sa hiérarchie pour risquer sa propre vie, celle des voyageurs et le matériel transporté.
Les efforts de freinage excessif à quelques KM d’Eséka, ses appels téléphoniques au chef de ladite gare, alors qu’il avait déjà totalement perdu la maitrise de la vitesse de son train montre bien la tentative désespérée de sauver son convoi. Tout son comportement qui a finalement abouti à contribuer à la catastrophe l’inclue directement dans la chaine des responsabilités du drame.
Par contre, compte tenu de sa formation technique limitée et surtout du rôle quasi passif qui lui est assigné réglementairement quant à la marche du train, l’aide conducteur n’est pas directement lié à la prise des décisions, mais les subit. Sa responsabilité n’apparait donc pas dans la catastrophe.
2) Que le Chef de sécurité de service, Monsieur FRU Valantine AWAH a signé le bulletin d’ordre N°0111428 remis au conducteur pour circuler avec le train ayant 675 T au lieu de 650t (à ne pas dépasser selon l’IGS 7.0, art. 201) après un message accord sur échange de numéros avec le Permanent Exploitation. Cette violation ne l’incombe pas, car il n’est que le relai de transmission au conducteur de l’ordre venu du Permanent exploitation. Pour matérialiser la responsabilité directe du Permanent exploitation, il a exigé un message avec échange de N° sur le cahier de transmission de la Gare, N° qu’il a pris soin de mentionner sur le bulletin remis au Conducteur du train. Le comportement du Chef de sécurité, qui est conforme à la réglementation en vigueur à la CAMRAIL, l’écarterait à priori de la chaine des responsabilités du drame survenu.
3) Que le visiteur de service, Monsieur BIWOLE NKOL Stéphane Raoul, a appliqué les prescriptions en vigueur à CAMRAIL en matière d’essais de freins en gare d’origine. Les indications qu’il a communiquées au chef de sécurité pour l’élaboration de la feuille J1 sont conformes à ses constations réglementaires. Sa responsabilité ici ne serait pas engagée, compte tenu de nos explications techniques fournies plus haut concernant le système de freinage des voitures de la rame et surtout les prescriptions en matière d’essai de freins en gare d’origine du train.
4) Que le Coordinateur d’Exploitation du Centre (COORDEX), Monsieur DICKA, a personnellement donné des instructions verbales et conduit personnellement (sa présence physique sur le quai en supervision des manœuvres) l’adjonction de huit voitures CSR prélevées de la rame du Train 192 en provenance de Ngaoundéré. Or, selon l’IGS N°7.0 ,en cas de modification de la composition d’un train, les consignes doivent être données par écrit par le Permanent exploitation avant exécution. Le Coordex, qui a donc outrepassé cette réglementation de CAMRAIL, en venant par ailleurs s’assurer, par sa présence physique effective à cette violation, mérite à tout le moins, d’être directement introduit dans la chaine des responsabilités ayant amené la réalisation de la catastrophe.
5) -Que la foule de personnes souhaitant emprunter le 152VE ci-dessus a été autorisée à s’engouffrer dans les voitures du train sans autre forme de procès. Des personnels ont été prélevés des guichets dans le dessein de procurer à ces voyageurs en grande surcharge des billets de voyage pendant le parcours. Parmi les blessés plus ou moins graves, on retrouve certains de ces Cheminots exceptionnellement appelés en renfort dans les voitures.
Ces voyageurs entassés dans des voitures en grande majorité debout, ne sont malheureusement pas arrivés tous indemnes à destination, pas plus qu’ils n’ont pu obtenir les tickets de voyage promis par les responsables de CAMRAIL. Cette surcharge, qui jouera un rôle important dans la catastrophe, mériterait que les responsables de MOBIRAIL, ayant pris la décision de surcharger les voitures au-delà de leur capacité, soient inclus dans la chaine des responsabilités.
VI-DEROULEMENT DE LA CATASTROPHE
Le train 152 VE, formé en gare de Yaoundé dans les conditions et avec les graves défauts exposés ci-dessus, arrive, après avoir franchi le secteur de Makak, Minloh Maloumé et à une dizaine de kilomètres de la gare d’Eséka, le convoi n’est plus totalement maitrisé par le Conducteur.
Les chiffres ci-dessous sont issus de la bande d’enregistrement qui a été récupérée dans la boîte noire(Quantum) de la locomotive.
Ces éléments ont été présentés au conducteur de la locomotive, Monsieur YEDNA Mathias Lewis et à son aide-conducteur Monsieur TEKOU MUKAM pendant notre entretien avec eux. Ils nous les ont formellement confirmés.
Il est 12H45 environ. Le train se trouve sur une pente descendante, d’une longueur de 7km, présentant une dénivelée de 1,6cm par mètre (déclivité de 16 /1000). A la courbe à droite du PK 153+600 de 300 ml, la vitesse indique 96 KM/H sur un ralentissement permanent de 40KM/H imposé depuis 2014 pour un mauvais état de la voie
A ce moment, les dernières voitures sont encore sur une ligne droite. Les voitures intermédiaires qui se trouvent dans la courbe et qui subissent les effets de la force centrifuge, son retenues par les deux extrémités du train, c’est-à-dire de la chaîne, qui grâce à l’effet de freinage des 4 dernières voitures, s’oppose à cette même force centrifuge.
En revanche, lorsque les dernières voitures arrivent dans la courbe, elles ne bénéficient plus de cet effet de solidarité stabilisateur, puisqu’il n’y a plus rien derrières elles. Elles se décrochent et chutent violemment en bas du haut talus, se détachant du reste du train qui poursuit sa route.
A une distance de l’ordre de 200m après la fin de la 1ère courbe, commence une deuxième courbe de la voie, dirigée vers la gauche et un peu plus loin, se trouve l’aiguillage en pointe de l’entrée de la gare d’Eseka. La vitesse du train est encore de 80km/h.
Un affaissement de la voie : le reste de la rame de voitures va dérailler, se renverse à son tour et se désolidarise du fourgon d’une voiture 1ère classe CSR et de la locomotive, sous les effets combinés de la force centrifuge, à laquelle s’ajoute un effet de compression lié à l’absence de freinage sur les voitures restantes, ainsi que l’amplification du phénomène oscillatoire provoquant le déplacement du centre de gravité des voitures occasionné par la surcharge des nombreux passagers debout et les effets dynamiques produits par le passage du convoi sur l’aiguillage.
Il reste alors sur les rails la locomotive, le fourgon générateur et la 1ère voiture VIP. La locomotrice, en tête de convoi, a pu passer grâce à son poids et à la position basse de son centre de gravité. De même pour le fourgon générateur qui a pu miraculeusement entrainer par inertie la voiture de 1ère classe CSR. Ceux-ci vont encore continuer à rouler sur une distance d’un peu plus de 4km à compter de la sortie de la gare d’Eseka pour enfin s’immobiliser en plein canton Eseka-Hikoa Malep.
Doit-on pour autant considérer que la vitesse excessive du train est la cause de l’accident ? OUI TECHNIQUEMENT.
Mais en réalité, la survitesse du train n’est que la conséquence des défaillances techniques connues de longues dates, des erreurs graves et des décisions inconséquentes qui ont été prises lors de la formation du train et de son départ de la gare de Yaoundé, alors que son système de freinage était gravement défaillant, comme nous l’avons démontré tout au long du présent rapport.
Il n’y a pas eu de force majeure, nous n’avons pas non plus noté de cause extérieure. La catastrophe est donc totalement imputable à la société CAMRAIL et à ses dirigeants au plus haut sommet de la hiérarchie, selon la chaine des responsabilités que nous allons examinée dans la suite du présent rapport.
VII- CAUSES AYANT CONDUIT A LA CATASTROPHE
Le sinistre survenu le 21 Octobre en gare d’Eséka est la conséquence d’une accumulation de fautes graves et de négligences, défaillances techniquement inimaginables, à savoir :
1 -Formation d’un convoi surchargé en violation du tonnage et des capacités prescrites; Pour rappel : la capacité des voitures assises CSR est la suivante, selon le constructeur :
- – voiture 1ère classe : 64 places
- – voiture 2è classe : 88 places CAMRAIL donne une indication erronée de cette capacité en parlant de places assises et de places debout: ceci constitue un aveu flagrant de surcharge volontaire
2 -Composition de la rame avec adjonction de voitures ayant parcouru plus de 600 KM, sans vérification fiable de leur état en site approprié par les services compétents ;
3 -Freinage défaillant de 13 voitures de voyageurs sur un total de 17 voitures ;
4 -Mise hors service, par les services d’entretien de CAMRAIL, du frein rhéostatique de la locomotive ;
5 -Absence d’un système efficace de vérification sérieuse de la continuité de freinage de la rame avant son départ de Yaoundé ;
6 -Non prise en compte, par la Direction Technique de CAMRAIL, des réserves émises par les conducteurs sur les défaillances des matériels roulants.
VIII-CHAINE DES RESPONSABILITES
NIVEAU, RESPONSABLES CONCERNES, FONCTIONS, ACTIONS ET DECISIONS PRISES
01- Premier niveau
Monsieur Didier VANDENBON Directeur Général de CAMRAIL
-A présidé personnellement une réunion dite de crise avec ses plus proches collaborateurs ;
-A ordonné à la suite de cette réunion le prélèvement direct des 08 voitures CSR du 192 en gare de Yaoundé le 21/10/2016
02-2è niveau Monsieur Olivier KOUNFIET Directeur de Transport (DT)
-A participé activement à la réunion ci-dessus
-A répercuté pour exécution les conclusions/décisions de cette réunion au Permanent exploitation
03- 2è niveau Monsieur Dieudonné GAIBAI Directeur MOBIRAIL
-A ordonné la surcharge excessive des voitures sur le 152 VE DU 21 /10/2016
-A ordonné à des guichetières à Ydé de prendre place à bord du 152 VE en renfort pour délivrer les tickets de voyage en cours de transport aux voyageurs surchargés
04-2è niveau Monsieur DICKA EYOUM Guillaume Coordex/ Centre
-A, sans aucune consigne réglementaire écrite, ordonné la modification de la composition du 152VE par adjonction directe en gare de Yaoundé de 08 voitures CSR du 192 du 21/10/2016
-A personnellement dirigé les opérations et manœuvres pour réaliser cette modification
05- 3è niveau Monsieur Albert NYAKE MAKAKE Permanent exploitation
–A ordonné au conducteur la violation de l’article 201 de l’IGS 7.0
06- 4è niveau Monsieur YEDNA Mathias Lewis Conducteur de trains
-Co auteur de la violation de l’article 201 de l’IGS 7-0
-S’est engagé à conduire le 152VE du 21 /10/2016 en pleine conscience du danger pour les passagers
I Notre conclusion est la responsabilité totale et entière de la CAMRAIL dans la catastrophe ferroviaire du 21 Octobre 2016 à Eseka. Les causes ayant occasionné ce drame peuvent suffisamment venir en appui à cette conclusion. Ces causes sont notamment synthétisées au point VII du présent rapport :
- Formation d’un convoi surchargé en violation du tonnage et des capacités prescrites;
- Composition de la rame avec adjonction de voitures ayant parcouru plus de 600 KM, sans vérification fiable de leur état en site approprié par les services compétents ;
- Freinage défaillant de 13 voitures de voyageurs sur un total de 17 voitures ;
- Mise hors service, par les services d’entretien de CAMRAIL, du frein rhéostatique de la locomotive ;
- Absence d’un système efficace de vérification sérieuse de la continuité de freinage de la rame avant son départ de Yaoundé ;
- Non prise en compte, par la Direction Technique de CAMRAIL, des réserves émises par les conducteurs sur les défaillances des matériels roulants.
Le présent rapport, qui est rédigé suite:
- – aux constatations directes sur le terrain ;
- – à l’exploitation minutieuse des documents authentiques reçus
- – aux entretiens formels avec les personnes concernées
N’a pour unique prétention que de rendre service à la justice, pour la mémoire des nombreuses victimes de ce drame et les nombreuses personnes marquées pour certaines à vie par cette catastrophe ferroviaire. Nous demeurons disposé à toute autre réquisition si nos modestes connaissances sont à nouveau sollicitées.
© LCCLC : BENOIT ESSIGA, EXPERT FERROVIAIRE