La trêve aura été de courte durée. Seulement trois jours après l’annonce de la réélection du président sortant John Magufuli, son principal opposant, Tindu Lissu, a été arrêté avec sept autres responsables de son parti Chadema. Si le candidat arrivé second a finalement été libéré après deux heures d’interrogatoire, cet épisode en dit long sur le tunnel liberticide que traverse la Tanzanie depuis 2015, date à laquelle John Magufuli a accédé au pouvoir suprême. Menaces, arrestations et censure, le régime a usé de tous les stratagèmes pour faire taire la moindre voix dissidente.
Début octobre, la Commission électorale a même suspendu pour sept jours la campagne de Tundu Lissu pour cause de « propos séditieux » et d’« accusations infondées » violant ainsi les lois électorales. Si la stratégie n’est pas des plus subtiles, elle s’avère gagnante : le chef d’État, crédité de 84,39 % des voix, rempile pour cinq ans sous les couleurs du parti historique, le Chama Cha Mapinduzi (CCM). Comment cet ancien ministre, le « petit » candidat de 2015, s’est-il installé durablement à la tête de l’État ? Est-il encore permis aux Tanzaniens d’espérer un changement, ou du moins quelques évolutions ? Aikande Clement Kwayu, chercheuse indépendante et enseignante en droit à l’université Tumaini-Makumira d’Arusha, répond au Point Afrique.
Le Point Afrique : Dans quel contexte les Tanzaniens ont-ils voté ce 28 octobre ?
Aikande Clement Kwayu : La population s’est rendue aux urnes dans un contexte extrêmement répressif contre l’opposition, une situation qui dure en fait depuis quatre ans maintenant. Depuis la prise de pouvoir de John Magufuli, l’opposition a beaucoup de mal à se faire entendre. En 2016, Magufuli a d’ailleurs interdit tout rassemblement politique. Même si les partis sont encore autorisés, l’opposition a toutes les peines du monde à se réunir. En cause : les attaques policières et les nombreuses arrestations de ses leaders.
Plus grave, le chef du Chadema, Tundu Lissu, a même échappé à une tentative d’assassinat qui, selon lui, a été orchestrée par le gouvernement. En juin 2017, il est atteint de 16 balles près de son domicile. Les députés du parti ont eux aussi été menacés. Certains ont même été arrêtés et emprisonnés. Ces dernières années, ils ont dû faire preuve de beaucoup de créativité pour mobiliser les foules, et ce, de manière très discrète. Et ils ont réussi. Car durant la campagne, les meetings du Chadema ont fait salle comble. En réaction, le CCM a invité des artistes à se produire dans ses meetings, pour attirer les votants. C’est donc dans un contexte très lourd que les Tanzaniens ont voté il y a quelques jours.
Y avait-il, malgré tout, un espoir pour l’opposition de l’emporter ?
Elle aurait eu ses chances si l’élection avait été juste et transparente. Ça n’a pas été le cas. Je suis d’ailleurs choquée par les résultats. Mais ça ne m’étonne pas plus que ça. J’étais sur le terrain, ce 28 octobre, et j’ai vu les tentatives d’intimidation des autorités. L’opposition n’a pu accéder à certains bureaux de vote, pourtant ouverts assez tard. Certains n’avaient même pas d’urnes, d’autres, pas de bulletins de l’opposition ou bien des faux. Il y a eu beaucoup d’irrégularités, et également des incidents dans certaines circonscriptions électorales, avec là aussi des menaces sur les votants.
Pour moi, ce qui s’est passé ces derniers jours n’est pas une élection, mais un gigantesque procès criminel à l’échelle de tout le pays. Les résultats sont d’ailleurs scandaleux : le parti au pouvoir a obtenu la quasi-totalité des 264 sièges du Parlement. Seuls deux députés de l’opposition ont été élus. Le président lui-même a été élu avec 84,39 % des voix. Ce qui est assez surprenant quand on compare avec les chiffres d’il y a cinq ans, où il avait obtenu 58 % des suffrages. Des appels à manifester pacifiquement contre les résultats des élections ont été lancés. Reste à savoir si les gens vont descendre dans la rue après l’arrestation des principaux leaders de l’opposition.
Si l’opposition ne peut s’exprimer, la société civile tanzanienne peut-elle prendre le relais ?
Ce régime a fait voter de nouvelles lois très restrictives en matière de liberté d’expression. On a fait taire les voix dissonantes, on les a menacées ou empêchées d’obtenir des documents importants. Donc la majorité de la société civile a été contrainte de se taire pour survivre. Seuls quelques activistes continuent à prendre la parole. Ils s’expriment essentiellement sur les réseaux sociaux, car les médias traditionnels restent très surveillés. Certains pourraient même être menacés de fermeture s’ils diffusaient des voix dissidentes.
Les réseaux sociaux ont-ils eu un impact sur la campagne ?
Ils ont joué un certain rôle car, au vu de la censure qui s’opère dans les médias, l’opposition et ses militants ont bien compris l’avantage qu’ils pouvaient en tirer. Ils peuvent y partager des informations, communiquer sur les meetings. Dans cette élection, les réseaux sociaux ont été des outils très utiles, ils ont eu une réelle influence. Pour preuve, la veille du scrutin, les autorités ont coupé l’accès à Twitter, Instagram et Facebook. Deux jours avant ça, Vodacom a aussi restreint les communications. On ne pouvait plus envoyer de messages contenant les noms des leaders de l’opposition.
Du point de vue politique, John Magufili a souvent assuré tout au long de ces cinq ans être l’héritier de Julius Nyerere, de par son engagement dans la lutte contre la corruption, ou ses projets dans les infrastructures. Cet héritage est-il réel ?
Ce discours fait surtout partie de sa stratégie politique. Alors oui, Julius Nyerere était dans le même parti que le président actuel mais, selon moi, tout les oppose. Tout d’abord, l’ancien chef d’État ne s’est jamais autant investi que John Magufuli dans les infrastructures et la construction. Sa philosophie était plus centrée sur le développement de la population plutôt que sur celui des bâtiments. D’accord, il y a davantage de routes aujourd’hui. Mais les gens n’ont toujours pas accès à l’éducation. Et si les immeubles ont poussé, les Tanzaniens n’ont toujours pas, non plus, accès à la santé.
Julius Nyerere disait que la Tanzanie avait trois grands ennemis : l’ignorance, les maladies et la pauvreté. Durant son mandat, il s’est efforcé de fournir une éducation au plus grand nombre. John Magufuli, lui, investit dans une énorme centrale hydroélectrique et développe la compagnie aérienne nationale. Mais si vous allez dans les écoles, vous verrez qu’il n’y a même pas de bureaux dans les salles de classe. Ses priorités sont très différentes de celles qu’il défend officiellement, en se référant à l’héritage de Julius Nyerere. Mais il aime construire des choses, car il sait que les gens vont les voir et en parler.
Y a-t-il eu tout de même quelques avancées durant son mandat ? Au niveau économique par exemple.
C’est discutable. Si l’on se réfère aux chiffres de la croissance, les comptes ne sont pas bons. Sous son prédécesseur, la croissance s’élevait à 7 %. Avec John Magufuli, elle a baissé à 6 %, parfois 5 %. Il y a eu aussi davantage de taxes sur les entreprises, ce qui a beaucoup terni le climat des affaires. En juillet dernier, la Banque mondiale a fait passer la Tanzanie de « pays à faibles revenus » à celui de « pays à revenus intermédiaires ». Mais, dans les faits, je peux vous dire que nous n’avons pas passé ce cap. Et alors que la situation économique est déjà très difficile, le gouvernement continue, à l’heure actuelle, à faire de grosses dépenses dans le secteur de la construction.
Au-delà de la personnalité de John Magufuli, le parti au pouvoir est-il lui aussi pointé du doigt ? Aujourd’hui, beaucoup de voix s’élèvent par exemple au Zimbabwe ou en Afrique du Sud pour dénoncer des partis vieillissants qui n’ont pas pris la mesure du changement.
À cause de la répression, la popularité du CCM, au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1961, a effectivement baissé. Le problème, c’est que ce parti est trop affilié à l’État. Il n’y a plus aucune distinction entre le parti et les autorités qui font tout pour qu’il reste au pouvoir. C’est un vrai problème.
Quelle image a John Magufuli auprès de ses voisins africains ?
Les voisins de la sous-région ne sont pas des exemples à suivre. Au nord, en Ouganda, vous avez un dictateur – Yoweri Museveni NDLR – au pouvoir depuis 1986. La situation n’est meilleure ni au Burundi ni en Zambie. Donc ce ne sont pas ce genre de voisins qui vont ouvertement critiquer l’action du président, car ils usent des mêmes méthodes d’intimidation auprès de leur population. Je pense tout de même que l’image de John Magufuli auprès d’eux n’est pas très positive, du moins du point de vue diplomatique.
Lors de la pandémie de Covid-19, l’Ouganda, le Kenya ou encore le Rwanda ont pris de sérieuses mesures de précaution. Le chef de l’État tanzanien, lui, a tout simplement nié la présence du coronavirus sur son territoire. C’est une réaction qui a choqué ses voisins. C’est d’ailleurs en partie à cause de cette attitude que le Kenya a fermé ses frontières. Ils ont été déçus, d’autant plus que cette réaction a mis en danger toute la sous-région.
Sa gestion de la pandémie de Covid-19 peut-elle jouer en sa défaveur ?
Je pense que cela l’a un peu desservi, car tout le monde, dans la sous-région mais aussi dans le monde entier, s’est engagé dans une lutte féroce contre le Covid-19, sauf lui. Il s’est justifié en affirmant que c’était une maladie qui ne touchait que l’Europe ou l’Amérique. Mais on ne peut pas savoir où on en est réellement si personne ne se fait tester ! La pandémie n’est pas si destructrice en Afrique qu’ailleurs, mais cette situation aurait pu tout de même être une occasion pour lui de montrer son leadership. Et de montrer qu’il pouvait s’en tenir aux recommandations internationales, pour ne pas faire prendre de risques inconsidérés à sa population.
Qui sont ses soutiens à l’international ?
Les liens avec la Chine et le Burundi sont très forts. Mais ses relations avec le reste du monde ne sont pas très bonnes. S’il invite certains chefs d’État à venir en Tanzanie, lui ne se déplace jamais, il n’aime pas voyager. Il n’assiste jamais aux réunions de l’ONU par exemple. Sur ce point aussi, il va totalement à l’encontre des engagements de Julius Nyerere qui avait de vraies ambitions pour la Tanzanie à l’international. Il était très actif dans les forums internationaux. Le pays était alors connu pour son engagement auprès des pays voisins à obtenir l’indépendance par exemple. Aujourd’hui, quand on fait des recherches sur la Tanzanie, on ne tombe que sur des informations négatives.
À long terme, cette posture peut-elle l’affaiblir ?
Je pense que oui. Mais cela affaiblit d’abord le pays.