Des mains anonymes brandissent dans la nuit un drapeau nigérian éclaboussé de sang. En quelques secondes, l’image éclairée par la lumière blafarde d’un portable est devenue un symbole. Une photo partagée des milliers de fois sur Twitter, Instagram, WhatsApp par des jeunes Nigérians révoltés, « le cœur brisé » face à la vague de violence qui vient d’emporter leur mouvement pacifique.
Après une nuit passée à se terrer dans un restaurant, en guettant le claquement des coups de feu dans l’obscurité, les pensées d’Adedeji Jokodola sont encore floues. Ce mardi 20 octobre, le jeune homme était pourtant « heureux » de se mêler au millier de manifestants réunis sur le péage de Lekki, à l’entrée du quartier des affaires de Lagos. Les autorités venaient de décréter un couvre-feu de vingt-quatre heures (étendu à soixante-douze heures depuis) dans la mégapole de 20 millions d’habitants, paralysée depuis plusieurs jours par un mouvement de protestation contre les violences policières et la mauvaise gouvernance, d’une ampleur inédite au Nigeria. « J’avais vraiment envie d’être là, ce n’était pas une décision forcée, assure Adedeji Jokodola. Il y avait cette jeune femme qui tenait un micro et nous encourageait à rester ensemble. Elle nous disait, “si la police arrive, nous marcherons vers eux calmement. Nous ne sommes pas armés, ils ne pourront rien faire”. »
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Vers 16 heures, une photo montrant des ouvriers en train de couper les caméras de surveillance qui entourent le péage de Lekki circule sur Twitter. Alerté, Adedeji Jokodola jette un œil autour de lui, pas vraiment inquiet. Une heure plus tard, aux alentours de 18 h 30, les lampadaires et le panneau publicitaire géant qui surplombe la structure de béton et de fer s’éteignent. « C’est là que nous avons entendu les premiers coups de feu », raconte le jeune homme, qui parvient à s’échapper, en courant en direction de la lagune, toute proche.
Couvre-feu
Ce soir-là, l’intervention brutale de l’armée nigériane n’est pas télévisée mais diffusée en direct sur les réseaux sociaux. Autour du péage de Lekki, des dizaines de téléphones enregistrent le mouvement des militaires, les salves de tirs déchirant la nuit et les cris de panique des manifestants. Derrière leurs écrans, plus de 130 000 personnes ont les yeux rivés sur le live Instagram d’Obianuju Catherine Udeh – alias DJ Switch –, qui filme la lente agonie d’un manifestant blessé par balle.
« Les militaires ont appliqué leurs tactiques habituelles pour ne pas être vus, afin de pouvoir nier toute intervention par la suite », résume Tanwa Ashiru, fondatrice de Bulwark Intelligence, une société de conseil en sécurité. La répression couvait depuis plusieurs jours. Lorsque les manifestations ont commencé à prendre de l’ampleur dans le pays, des bandes de casseurs ont fait leur apparition en marge des cortèges, pourchassant et blessant les protestataires, détruisant leurs voitures et leurs portables, souligne l’analyste. Lundi, ces « voyous » ont aussi attaqué deux commissariats dans l’Etat d’Edo. « Leur présence a été largement documentée sur les réseaux sociaux, poursuit Tanwa Ashiru. On les a vus descendre de véhicules officiels, certains ont même été filmés en train d’expliquer qu’ils étaient payés quelques poignées de nairas pour semer le trouble parmi les manifestants. »
C’est la présence de « ces éléments criminels » dans les manifestations pacifiques qui a servi de justification officielle au gouverneur de l’Etat de Lagos pour imposer un couvre-feu sur la capitale économique du Nigeria, mardi 20 octobre. Peu avant minuit ce même soir, l’armée nigériane s’est emparée à son tour de Twitter pour publier plusieurs captures d’écran tirées de la presse en ligne et barrées de la mention « fake news » en lettres rouges capitales. Sur une image faisant état des tirs des forces de sécurité sur la foule, on peut lire cette phrase sans appel : « aucun soldat présent sur place ». Une fin de non-recevoir pour toute communication officielle.
« Je n’arrive pas à croire qu’ils osent nous mentir aussi ouvertement. Ils font comme si nous étions victimes de “fake news”, alors que nous sommes là et que nous voyons toutes ces vidéos qui les mettent en cause ! », fulmine Doniel Spark, un artiste qui se trouvait sur un autre point de rassemblement, devant les grilles de l’Assemblée de Lagos, plus au nord de la ville. Alerté par les centaines de messages affolés diffusés sur les réseaux sociaux après la fusillade, le jeune homme a pu quitter les lieux et se mettre à l’abri avant l’arrivée des militaires, déployés progressivement dans toute la ville.
Les réseaux sociaux ont créé un effet de loupe immédiat
La confusion la plus totale régnait encore mercredi. Des bandes de casseurs ont mis à sac des magasins et incendié plusieurs bâtiments publics à travers Lagos, mais aussi dans le sud et l’est du pays. D’après le décompte d’Amnesty International, la répression des manifestations à Lagos a fait au moins douze morts et des centaines de blessés mardi soir. Une information encore difficile à digérer pour Sa’eed Husaini. « Ce type de violence n’a rien de nouveau au Nigeria », rappelle ce professeur de sciences politiques à l’université de Lagos, qui évoque notamment le massacre, en 2015, par l’armée de 350 partisans du Mouvement islamique au Nigeria (MIN), une organisation chiite accusée de terrorisme par l’administration du président Muhammadu Buhari. « Les choses me semblaient différentes cette fois, car ce mouvement de protestation n’était pas structuré par une identité religieuse ou communautaire. C’était une population différente, des jeunes, contre lesquels je n’imaginais pas une intervention aussi brutale. »
En réalité, si les réseaux sociaux ont créé un effet de loupe immédiat sur l’intervention de l’armée à Lekki, la traque des manifestants a débuté bien avant mardi soir au Nigeria. Chioma Agwuegbo en sait quelque chose. Cette militante pour les droits des femmes, cofondatrice de l’association TechHerNG, dit avoir couru « sur des kilomètres » pour échapper aux tirs de gaz lacrymogène et aux canons à eau de la police lors des manifestations dans la capitale fédérale d’Abuja, où l’armée est intervenue dès le 13 octobre. « A Lekki, ces violences ont été rendues visibles. Avant ça, le gouvernement pouvait mentir éhontément et semer le doute dans les esprits », regrette-t-elle.
La jeune femme de 34 ans dit avoir « beaucoup pleuré » depuis la reprise en main des autorités. Elle s’est aussi organisée avec d’autres militants, pour tenter de recenser toutes les victimes de la répression à travers le pays. « Nous voulons combattre l’idée qu’il n’y a qu’à Lagos que des gens ont perdu la vie. Cela s’est passé aussi à Abuja, Ogbomoso, à Kano, à Aba… », énumère Chioma Agwuegbo, qui entend mettre en ligne une plate-forme recensant ces exactions.
Liza Fabbian(Abuja, correspondance)