En avril 1994, sur sa colline, le chef des tueurs lui avait accordé un sursis délétère : il serait épargné jusqu’à ce que tous les Tutsi des environs aient été exterminés. Charles Habonimana a survécu par miracle, et livre, dans « Moi, le dernier Tutsi », le récit du génocide au Rwanda vu par l’enfant de 12 ans qu’il était alors.
Mayunzwe, préfecture de Gitarama, 24 avril 1994. Sur l’une des mille collines du Rwanda, rebaptisée « chemin du Calvaire », Charles Habonimana s’apprête à mourir. Son père, Célestin, un bistrotier renommé dans la région, et son oncle Fidel sont déjà à terre, le corps martyrisé par les machettes et les gourdins. Sa mère, Odette, et ses sept frères et sœurs sont des suppliciés en sursis qui seront enterrés vivants peu après.
Charles a 12 ans. Son père, qui gère un « cabaret » où les habitants de Mayunzwe se pressent, à la nuit tombée, autour d’une bière de banane, est « la personne la plus populaire du village ». Il travaille dur à l’école afin d’accéder au petit séminaire, où un quota réduit de places est réservé aux Tutsi.
Cette fois, c’est la fin de l’histoire des Tutsi
Le 7 avril, au lendemain de l’assassinat du président Juvénal Habyarimana, la vie de Charles bascule lorsque Célestin le prend à l’écart. « Doucement, de sa voix grave, il me dit : “Cette fois, c’est la fin de l’histoire des Tutsi.” »
Bourreau et protecteur
Pendant trois mois, la mort le frôlera sans cesse, sans jamais l’atteindre. Au nom d’un pacte pervers, le chef des tueurs de sa colline, Sebuhuku, un « homme banal, médiocre, fluet », qu’il connaît depuis sa naissance, sera à la fois le bourreau de sa famille et son protecteur. « Je demande à ce que celui-ci ne soit pas tué maintenant. À ce qu’il soit le dernier afin d’en conserver la dépouille. Afin que nos enfants puisse savoir à quoi ressemblait un Tutsi ! »
Dans un livre poignant, Moi, le dernier Tutsi (Plon, avec Daniel Le Scornet), qui décrit en de très courts chapitres, tout en pudeur, le génocide tel qu’il l’a vécu avec ses yeux d’enfant, Charles Habonimana revient sur l’extermination des siens.
Jeune Afrique : Pourquoi avoir attendu vingt-cinq ans avant de restituer le récit de ce que vous avez vécu entre avril et juillet 1994 ?
Charles Habonimana : Depuis de nombreuses années, j’ai témoigné presque chaque jour. Par l’intermédiaire du Groupe des anciens étudiants rescapés du génocide (Garge), j’ai voyagé à travers le monde et j’ai partagé cette histoire oralement. Au Rwanda nous sommes des conteurs plus que des écrivains, même si, au début des années 2000, j’avais commencé à rédiger mon témoignage en kinyarwanda. Fin 2016, j’ai rencontré Daniel Le Scornet à Dieulefit, en Ardèche, lors d’une conférence dans un lycée. C’est là que nous avons décidé qu’il m’aiderait à écrire mon histoire en français afin de la partager avec le monde.
Comment êtes-vous parvenu à ressusciter vos souvenirs de manière aussi précise ?
Les événements que j’ai vécus pendant ces trois mois sont restés imprimés. Je n’ai oublié ni les bruits, ni les mots, ni les images du génocide des Tutsi. Mon récit porte surtout sur les événements du mois d’avril 1994, ceux que j’ai le mieux mémorisés.
Le président a incité les récalcitrants à « travailler »
Sebuhuku, le chef des tueurs sur votre colline, fut, paradoxalement, votre protecteur en décidant de faire de vous « le dernier Tutsi ». Pourquoi, selon vous ?
Je ne sais pas pourquoi il m’a choisi. À l’aube, les tueurs nous avaient tous arrêtés, moi, mes parents et mes sept frères et sœurs, avant de nous conduire jusqu’au Calvaire. Y avait-il un plan, national ou communal, afin de conserver un Tutsi vivant ? Est-ce dû au hasard ? En tout cas, il a imposé aux autres de m’épargner provisoirement.
Jusqu’au 19 avril, la commune où vous résidiez a été épargnée par les massacres. Pourtant, en 24 heures, tout a basculé…
Le 19 avril, le président par intérim, Théodore Sindikubwabo, a tenu un discours à Butare, la seule préfecture restée à l’écart des massacres, pour inciter les récalcitrants à « travailler » [“massacrer”, dans le langage crypté du génocide]. Il les a menacés d’être eux-mêmes tués s’ils ne prenaient pas part au génocide. La diffusion de ce discours à la radio a chaviré les esprits.
Aussitôt, nos voisins hutu ont pris peur. La nuit même, ils se sont organisés. Deux jours plus tard, leurs attaques ont commencé. Aujourd’hui encore, quand je leur demande comment ils ont pu se transformer en génocidaires, prêts à nous exterminer tous, ils peinent à s’expliquer. L’un d’eux m’a dit : « J’étais moi-même jusqu’à ce que tout le monde me pousse à le faire. J’ai pensé qu’une fois que ce serait fini, je n’aurais pas de regrets. » À Mayunzwe, aujourd’hui comme avant le génocide, on mange ensemble, on danse ensemble, on boit ensemble au cabaret…
Elle a fait preuve d’humanité et m’a protégé comme elle a pu
Sebuhuku avait deux épouses. L’une vous avait pris sous sa protection alors que l’autre espérait votre fin…
Il y avait Florida et Francine. La première éprouvait une véritable haine à mon égard. Le premier jour où elle m’a vu, alors que j’avais été gravement blessé à la tête, elle a refusé que je pénètre dans leur maison. Dieu merci, il y avait aussi Francine, dont le grand-père avait un lien ancien avec les Tutsi de notre région. Elle a fait preuve d’humanité et m’a protégé comme elle a pu.
Je la vois toujours. Elle me rend visite lorsqu’elle est à Kigali ; et moi aussi, quand je passe à Mayunzwe.
Après le génocide, avez-vous témoigné devant les juridictions Gacaca, chargées de juger les crimes du génocide ?
À Mayunzwe, j’ai été le témoin-clé devant les Gacaca. Lorsque je n’étais pas là, les tueurs se débrouillaient pour attribuer la mort de tel ou tel à des gens décédés. Il m’arrivait de venir après le début des audiences, pour que personne ne le sache à l’avance. J’ai été le témoin oculaire d’un certain nombre de massacres. J’ai aussi recueilli les confidences du chef des tueurs, Sebuhuku.
Estimez-vous que justice a été rendue ?
Dans l’ensemble, je suis fier de la façon dont elle l’a été à Mayunzwe. Beaucoup de tueurs ont avoué.
J’étais prêt à la frapper jusqu’à ce qu’elle crie aussi fort que les miens avaient crié avant d’être tués
Après le génocide, vous vous retrouvez face à une jeune femme qui vous avait dénoncé aux tueurs en 1994, alors que, comme vous, elle n’avait que 12 ans…
Juste après le génocide, nous nous sommes retrouvés dans la même classe au collège. J’ai appelé mes amis et je leur ai dit que mes souffrances venaient de cette fille qui nous avait dénoncés, ma famille et moi, alors que son propre père nous avait accordé l’asile sur sa parcelle. J’étais prêt à la frapper jusqu’à ce qu’elle crie aussi fort que les miens avaient crié avant d’être tués.
Elle était trop jeune à l’époque pour avoir été jugée par les Gacaca. Je l’ai seulement mentionnée dans mes témoignages. Aujourd’hui, c’est une femme mariée. Mais au Rwanda, en dehors de ceux qu’on appelle abarenzi w’igihango [les « Justes »] – ceux qui ont protégé des gens pourchassés -, les Hutu évitent de parler de ce qu’il s’est passé durant le génocide.
Dans les années qui ont suivi, le régime rwandais a privilégié la réconciliation afin de permettre au pays d’aller de l’avant. Comment l’avez-vous vécu ?
Au début, cela m’a beaucoup choqué. Vers 2002-2003, la plupart des tueurs de Mayunzwe ont commencé à sortir de prison. Alors j’ai préféré fuir le village. Pendant trois ou quatre ans, je n’y suis pas retourné.
Le discours du président Paul Kagame rassure les rescapés, mais cela m’a pris beaucoup de temps avant d’accepter cette politique qui a permis à de nombreux génocidaires de sortir prématurément de prison et de retrouver leur place au sein de la communauté. Aujourd’hui, nous avons commencé à renouer les fils de la parole entre les enfants des rescapés, ceux des tueurs, ceux des soldats morts au combat, ceux nés d’un viol…
C’est cela aussi, le nouveau Rwanda.
Jeune Afrique