Le lecteur doit être averti : cet article pourrait amener son auteur et Mediapart devant un tribunal, le groupe Bolloré ayant pris l’habitude de poursuivre les médias qui soulèvent des questions potentiellement gênantes pour lui. Cela ne pourra pas être pire que ce que vivent Célestin Ohandja et Thomas Mabou : depuis 23 ans, ces deux citoyens camerounais et leurs familles attendent que Bolloré respecte une décision de justice, après un préjudice qui les a complètement ruinés.
Le litige date de 1981-82 et a eu lieu au Cameroun. À l’époque, Thomas Mabou, la quarantaine, est un entrepreneur prospère. Il possède un hôtel et une poissonnerie à Yaoundé, la capitale politique, où sa femme commercialise aussi des appareils d’électroménager. Il emploie plus d’une vingtaine de personnes. Célestin Ohandja, lui, a une petite société de négoce, les Établissements Ohandja. Tout va bien pour eux jusqu’à ce que les deux hommes décident de s’associer pour acheter du voacanga, une plante aux multiples vertus utilisée dans la pharmacopée traditionnelle, et qui entre dans la composition des traitements de maladies comme Alzheimer ou Parkinson. Leur objectif : exporter cette marchandise vers l’Europe. En attendant de trouver un acheteur, ils confient leur cargaison, au nom des Établissements Ohandja, soit près d’une centaine de tonnes de voacanga achetées à 600 F CFA le kilo, à la Société commerciale des ports de l’Afrique occidentale (Socopao), une entreprise qui appartient alors au groupe français Suez. Contre paiement, la Socopao doit la stocker dans un de ses entrepôts sur le port de Douala. Elle doit aussi la traiter afin qu’elle ne s’abîme pas.
Les problèmes commencent lorsque Mabou et Ohandja veulent récupérer leur bien, après avoir trouvé un acquéreur italien : cela s’avère impossible. La Socopao ne leur restitue que quelques dizaines de kilos de voacanga. Il leur faut du temps pour comprendre que le reste n’existe plus : « On nous a dit que notre marchandise avait pourri et avait été brûlée », explique aujourd’hui à Mediapart M. Mabou, septuagénaire à la santé fragile. Après de multiples relances et réclamations, les deux associés finissent par porter plainte contre la Socopao en 1986, qui est l’année au cours de laquelle le groupe Bolloré est devenu propriétaire de la société. Pour les deux Camerounais, il est vital de récupérer leur investissement de départ, soit environ 92 000 euros, une fortune pour eux. Convaincus d’être dans leur droit, ils s’endettent pour payer les frais d’avocat.
Fin 1987, un jugement en première instance rendu par le tribunal de grande instance de Yaoundé leur donne raison. La cour d’appel du centre, toujours à Yaoundé, confirme cette décision en 1991. La Socopao se pourvoit en cassation, mais échoue : le 3 juin 1993, la Cour suprême du Cameroun condamne définitivement la Socopao à verser aux Établissements Ohandja 89 millions de F CFA (890 000 francs de l’époque), soit 135 670 euros (le F CFA n’a pas encore été dévalué). Sûr de récupérer rapidement sa part et de pouvoir relancer ses affaires, M. Mabou envoie en France la première de ses filles, Elianor, promettant de lui expédier très vite de quoi financer ses études, comme il l’a fait précédemment pour un de ses fils aînés.
Seulement… la Socopao n’a jamais rien payé. Aucun huissier n’a voulu faire appliquer la décision de la Cour suprême. Mabou et Ohandja sont allés eux-mêmes voir les banques connues pour héberger des comptes du groupe Bolloré. « On ne peut rien faire : la Socopao n’a pas d’argent », leur a par exemple répondu la Banque internationale pour le commerce et l’industrie du Cameroun (Bicic), dont la Banque nationale de Paris (BNP) était alors actionnaire à 36 %. M. Mabou a compris plus tard qu’il y avait collusion entre cette banque et la filiale de Bolloré : il a mis la main sur un courrier d’un responsable de la Bicic, Joseph Bandolo, adressé à la Socopao. « Compte tenu de [leurs] très bonnes relations d’affaires », Bandolo demandait à l’entreprise de s’engager par écrit « à supporter toutes les conséquences découlant de [la] non exécution », de la part de la Bicic, de la décision de la Cour suprême. Bandolo précisait que la Bicic avait reçu une « assignation à comparaître le jeudi 16 décembre 1993 à 15 h devant le tribunal de première instance de Yaoundé pour refus de se conformer aux prescriptions légales ». M. Mabou a eu d’autres surprises avec la Bicic, où il avait un crédit : la banque a organisé sans le prévenir la vente aux enchères de son hôtel. Il a dû lancer une nouvelle procédure judiciaire pour faire annuler cette vente.
De son côté, Bolloré a introduit en 1996 une plainte devant le tribunal de première instance de Yaoundé, soit trois ans après l’arrêt pris par la Cour suprême, pour « tentative d’escroquerie ». Cette action a curieusement abouti la même année à une décision « d’escroquerie au jugement » visant l’arrêt de la Cour suprême. « Selon le Code de procédure pénale camerounais, cette décision aurait dû amener à retourner devant la Cour suprême dans les deux mois suivants. Ce qui n’a visiblement pas été fait », explique Hilaire Noubissi, avocat au barreau de Paris et conseil de M. Mabou. L’entrepreneur camerounais ne compte plus les « bizarreries » de ce type auxquelles il a été confronté pendant plus de 20 ans. Cette affaire l’opposant au groupe Bolloré est devenu le combat de sa vie.
Après avoir tout tenté, les deux associés en sont arrivés à la conclusion qu’ils ne pouvaient rien face à la puissance financière de Bolloré au Cameroun (classé en 130e position des États les plus corrompus au monde selon le classement établi par l’ONG Transparency International), mais aussi que le groupe français « fait peur » aux autorités judiciaires et politiques camerounaises. Il faut dire que Bolloré est devenu depuis le début des années 1990 omniprésent dans cet État d’Afrique centrale : il y est opérateur du terminal à conteneurs du port de Douala, fait du transit aérien, terrestre et maritime, est opérateur de la compagnie de chemin de fer Camrail, fait du transport routier, propose des services d’entreposage, etc. En août 2015, le gouvernement a annoncé qu’il lui attribuait un marché important au nouveau port de Kribi, dans le sud.
Pour les familles Ohandja et Mabou, les conséquences de la non-application de l’arrêt de la Cour suprême ont été catastrophiques. « Nous avons tout perdu et tout hypothéqué en frais de procédures pendant toutes ces années : notre santé, l’avenir de nos familles, devant un groupe Bolloré tout-puissant, indifférent et méprisant », ont expliqué dans une lettre ouverte les deux hommes. M. Ohandja ne s’en est jamais relevé. Aujourd’hui, il est gravement malade et n’a pas les moyens de se soigner. La fille de M. Mabou, Elianor Tagne, garde, elle, le souvenir d’une enfance joyeuse : elle raconte comment son père, par ailleurs conseiller municipal à Yaoundé, veillait à que ses enfants ne manquent de rien, tout en leur inculquant le sens du travail et en leur apprenant à devenir autonomes. Il était le pilier de sa famille, mais aussi de son quartier, soutenant tous ceux qui en avaient besoin, explique-t-elle. Mais tout cela, c’était avant que l’affaire Socopao ne le ruine et n’entraîne une longue dégringolade. M. Mabou n’a jamais pu envoyer l’argent promis à sa fille Elianor partie en France. Il n’a pas pu aider ses enfants suivants à suivre des études. « La vie de toute la famille a été gâchée. Tout ce que mon père avait, il le mettait dans cette histoire », souligne Elianor Tagne, qui vit en France.
Comme s’il n’en revenait toujours pas, Mabou répète, mi-sérieux mi-malicieux : « Bolloré m’a mis hors d’état de nuire. » « Mon rêve, c’est de voir cette affaire réglée avant que mon père ne disparaisse. Cette histoire l’a complètement miné. Il ne parle que de cela, même à ses médecins », explique sa fille. En 2008, elle a décidé d’alerter les autorités et l’opinion publique françaises. Elle a écrit à la présidence de la République, à des ministres, disant son indignation de voir que « les plus grands chefs d’entreprise français se moquent éperdument des jugements rendus par un tribunal d’un pays africain ». Une rencontre a pu se faire entre son père et le directeur général de Bolloré, Gilles Alix. Ce dernier a promis que le problème serait résolu, mais au Cameroun.
Comme rien ne s’est passé, Elianor Tagne a distribué des tracts sur la voie publique et aux employés de Bolloré devant le siège de l’entreprise, à Puteaux. « M. Bolloré n’a-t-il pas honte de piller l’Afrique et de s’enrichir aux dépens des plus faibles », demandait-elle. Aussitôt, l’avocat de Bolloré lui a fait porter par voie d’huissier une lettre pour lui demander de « cesser tout nouvel agissement de ce type qui serait susceptible de porter atteinte à l’honneur et à la considération de l’une ou l’autre des sociétés du groupe Bolloré ». Les renseignements généraux l’ont aussi appelée pour la mettre en garde, précise-t-elle, encore stupéfaite par ce développement.
En septembre 2014, nouvelle tentative : cette fois, Thomas Mabou, son épouse et sa fille se sont rendus ensemble au siège de Bolloré. Ils avaient préparé une banderole clamant : « Bolloré, grève de la faim, rendez-nous notre vie ! » Ce jour-là, ils ont été reçus par des responsables du groupe, qui ont assuré une nouvelle fois qu’un accord serait trouvé rapidement. « À ce moment-là, j’étais persuadée que tout allait être réglé », se souvient Elianor Tagne. Échaudée, sa mère était, elle, très dubitative. Ses craintes se sont révélées justifiées : une rencontre entre l’avocat de Bolloré, Olivier Baratelli, et ceux de M. Mabou a mal tourné, le premier, avec en main l’étrange décision « d’escroquerie au jugement » de 1996, affirmant que la décision de la Cour suprême n’était pas applicable. Mais « l’arrêt de la Cour suprême du 3 juin 1993 n’a pas été révisé. Il reste dont exécutable pendant 30 ans, jusqu’en 2023 », rappelle Hilaire Noubissi.
« L’attitude de Bolloré est totalement incompréhensible. Ce n’est pas humain, c’est révoltant ! » commente Elianor Tagne. « S’il reste un peu d’humanité aux responsables de ce groupe, qu’ils nous permettent de nous soigner dignement et de finir nos jours en laissant quelque chose à nos familles », disaient Mabou et Ohandja dans leur lettre ouverte. Avec les intérêts accumulés depuis 1993, le montant que Bolloré leur doit dépasse aujourd’hui 4,6 millions d’euros, a calculé un expert. « On n’en est plus à demander la somme totale. Mais que, au moins, ils paient une partie, que l’on trouve une entente », explique la fille de M. Mabou.
Malgré plusieurs relances auprès de son avocat, nous n’avons pas pu obtenir la version du groupe Bolloré sur cette affaire.