Les travaux se sont arrêtés sur Nile Street, l’artère lugubre longeant le fleuve côté Nil Bleu, au centre de Khartoum, où trônent deux palais présidentiels, l’un construit par les colons britanniques, l’autre par les Chinois un siècle plus tard, comme un raccourci de l’histoire.
Les grues sont immobiles, les carcasses de béton qui avaient poussé partout dans Khartoum en des temps meilleurs se couvrent d’une poussière ocre comme le désert, qui avance plus au nord. Tous ces chantiers ressemblent à des cimetières, sauf un. Impossible de le rater. Encore récemment, des ouvriers s’y activaient sur des échafaudages dressés le long de bâtiments aussi vastes que des aérogares, enjolivés de moulures et de colonnades : la Rome impériale, revue par Disney, au bord du Nil. Il ne s’agit pas d’un parc d’attractions, mais, comme le mentionne une pancarte, du « club de sport des services de renseignement ».
Qu’un pays en crise prenne soin de ses espions et songe que leur épanouissement physique reste un atout, même au prix de sacrifices financiers, n’a rien de surprenant, même s’il est peu courant que des services secrets affichent aussi gaiement leur présence. Mais l’extravagance de l’ouvrage, dans un pays dont les caisses sont vides et où les prix s’envolent (l’inflation atteint officiellement 70 %, mais pourrait dépasser le point d’hyperinflation de 100 %), en dit long sur la toute-puissance de l’institution qui encadre cette salle de sport cyclopéenne : le NISS (National Intelligence and Security Service).
Un Etat dans l’Etat. Créé pour protéger le régime – plus de l’armée que des menaces extérieures – et capable d’intégrer les miliciens de toutes les guerres civiles du Soudan pour constituer une force d’oppression et de surveillance des citoyens. C’est un acteur riche et puissant, qui effraie les institutions. Environ 70 % du budget de ce pays en banqueroute – que ne renflouent plus les pays du Golfe qui se sont payés en influence, en terres agricoles immenses ou en bras armés pour la guerre au Yémen – est ainsi absorbé par le secteur de la sécurité, au sein duquel le NISS reçoit le plus gros, et l’armée la portion congrue.
La répression implacable des agents du NISS
Les travaux du club de sport du NISS ont fini par cesser à leur tour. Ils ne sont que suspendus. C’est que, tout près, l’histoire immédiate du Soudan s’est accélérée. A partir du 6 avril, des centaines de milliers de personnes se sont mises à converger vers un complexe situé à quelques centaines de mètres de là, abritant à la fois le quartier général de l’armée, les bâtiments de l’armée de l’air et de la marine, ainsi que le ministère de la défense.
Depuis l’appel, le 19 décembre 2018, de la Déclaration pour la liberté et le changement, une coalition d’opposants, les Soudanais n’avaient cessé de descendre dans les rues, réclamant le départ du président Omar Al-Bachir. La contestation se brisait face à la répression implacable menée par les agents du NISS et d’autres corps de la nébuleuse des services de sécurité, tout en refusant de s’éteindre.
Les classes moyennes, saignées par une crise économique longue de huit ans, ont été rejointes par des habitants des quartiers populaires, à Khartoum et dans de nombreuses villes de province. Presque tout le pays a vu défiler des manifestants, mais il s’agissait toujours de mouvements dans des espaces restreints et d’une durée limitée, le temps qu’interviennent les redoutables nervis des services de sécurité.
Puis, dans une sorte de répétition des manifestations monstres qui avaient eu lieu dans l’intervalle en Algérie, les dirigeants de la contestation – tous des civils – ont eu l’idée d’appeler les contestataires à se masser dans le centre de Khartoum, plus précisément devant le quartier général des Forces armées soudanaises. L’objectif était d’appeler ces dernières à la fraternisation pour tenter de renverser le régime et sa garde prétorienne, constituée des forces spéciales du NISS, mais aussi de différentes milices, dont la Force de soutien rapide (RSF), rassemblant d’anciens janjawids, miliciens progouvernementaux qui avaient mené les violences au Darfour en 2003 et 2004.
Pour des observateurs de la politique soudanaise, c’est le général Salah Abdallah Gosh, le chef du NISS, qui mène le jeu
Il y avait eu soixante morts dans les cent premiers jours de manifestation. Il vient d’y en avoir près de vingt autres dans la semaine précédent le dénouement du 11 avril.
Ce matin-là, le président était renversé par un conseil de transition militaire dirigé par un proche, le général Awad Mohamed Ahmed Ibn Auf, qui a finalement annoncé sa démission le lendemain. Ce dernier avait été ministre de la défense, avant d’être nommé vice-président lorsque, le 22 février, Omar Al-Bachir avait décrété l’état d’urgence ainsi qu’un train de mesures musclées visant à mettre fin à la contestation démarrée le 19 décembre 2018.
Cent quatorze jours plus tard, dans les rues de Khartoum, environ un demi-million de personnes qui réclamaient le départ d’Omar Al-Bachir ont eu l’impression de l’avoir obtenu. Avant de s’interroger : n’auraient-elles pas été trompées ? Le président a en effet été arrêté, « placé en lieu sûr », selon le chef de la junte, et déchu de ses fonctions. Mais qui dirige le Soudan ? Qui aura accès aux leviers de l’Etat ? Car, derrière ce nouvel ordre, clair en apparence, dont la figure visible a brièvement été Ibn Auf, se profilait un homme dont le nom, lui, n’apparaît nulle part dans l’organigramme : le général Salah Abdallah Gosh, le chef du NISS.
Pour des observateurs de la politique soudanaise, c’est lui qui mène le jeu, préférant s’effacer pour mieux diriger. Savourant aussi, sans doute, de tirer les ficelles depuis son poste par définition discret. Il a finalement lui aussi annoncé sa démission, samedi 13 avril. Le pays est dans l’incertitude totale, alors que le nouveau chef du conseil militaire, Abdel Fattah Al-Burhane, assure qu’un « gouvernement civil » sera mis en place et que la période de transition ne durera pas plus de deux ans.
Trois décennies de pouvoir d’Omar Al-Bachir
Un Etat exsangue, dévoré par ses moukhabarat (« services de sécurité »), voilà donc l’héritage que laisse Omar Al-Bachir, l’homme qui aurait dû fêter, le 30 juin, ses trente ans de pouvoir au Soudan. Lui qui raffole des dates symboliques, va être frustré d’un beau chiffre rond.
Son palais présidentiel le plus récent, construit par une compagnie chinoise sur Nile Street, avait été inauguré le 26 janvier 2015, cent trente ans exactement après la libération de Khartoum par les forces du Mahdi (1844-1885) chef religieux, à la tête d’une révolte anticoloniale. Le général britannique Charles Gordon, qui dirigeait les troupes du condominium égypto-anglais (une autre façon d’habiller la domination britannique), avait été décapité sur les marches du palais de l’époque. Celui-ci avait été détruit, puis reconstruit lors de la reconquête par les troupes de la reine Victoria, de façon à signifier avec éclat sa puissance. Il était alors aussi chargé de sens que l’est, à présent, le club de sport du NISS.
Un peu plus au sud, vers Africa Road, une grosse carcasse inachevée prend la poussière : c’est l’immeuble inachevé du Congrès national (NCP), le parti au pouvoir. Avec la chute du président soudanais, il n’est pas près de voir ses finitions. Si Khartoum se lit comme une tragédie architecturale des pouvoirs et des convoitises qui s’y succèdent, voilà un premier indice sur le bilan des trois décennies d’Omar Al-Bachir. Ce bilan est un désastre. Il explique aussi pourquoi le Soudan est aujourd’hui en danger.
L’économie du pays est en train de sombrer. Les banques n’ont plus de liquidités. Les distributeurs automatiques, auxquels se sont habitués les habitants de la capitale lors de la décennie de prospérité (1999-2011) du boom pétrolier, sont vides. Aux guichets, on se bouscule pour espérer retirer des sommes microscopiques. Les compagnies étrangères (notamment pharmaceutiques) se désengagent du Soudan.
« Les proches du régime ont siphonné tout l’argent des banques, la monnaie perd toute sa valeur. Tout va finir par s’arrêter, il n’y aura plus de salaires, plus d’argent dans l’économie »
« Le régime n’a tout simplement pas de réponse à l’effondrement économique », relève une source diplomatique, avant d’étendre l’analyse à la façon dont l’appauvrissement généralisé a aussi poussé à une révolte contre certains fondamentaux du pouvoir : « Ce mouvement de contestation est le produit d’un ras-le-bol, mais aussi d’une prise de conscience forte. Une couche entière de la société veut en finir, non seulement avec Omar Al-Bachir, mais avec ce régime d’une façon plus large. Tout remonte à la surface : les violences, les vexations et le désastre d’une économie au sein de laquelle seul un petit groupe proche du pouvoir s’est enrichi au fil des années. »
A Khartoum, MudawiIbrahim Adam, intellectuel influent et défenseur des droits de l’homme, estime que l’effondrement en cours est aussi un piège dans lequel le pouvoir s’est enfermé : « Les proches du régime ont siphonné tout l’argent des banques ; la monnaie perd toute sa valeur. Donc tout va finir par s’arrêter, il n’y aura plus de salaires, plus d’argent dans l’économie. C’est en grande partie leur œuvre. »
Pour comprendre l’origine de cet effondrement, il faut remonter dans le temps. Le général Omar Al-Bachir est arrivé au pouvoir le 30 juin 1989, à l’aube, lorsque des blindés se sont déployés dans Khartoum, balayant le premier ministre, Sadeq Al-Mahdi. Ce devait être un vendredi, car « la tradition, alors, au Soudan, était de faire les coups d’Etat les vendredis [jour de prière chômé], afin d’éviter de tuer des gens par mégarde », raconte Ali Siory, un professeur d’ingénierie mécanique de l’université de Khartoum.
Au cœur de la contestation actuelle, M. Siory avait participé au mouvement populaire de 1985 qui avait conduit au renversement du général Nimeiri, alors à la tête du pays. A cette époque, il avait fallu que la population, descendue dans les rues sur fond de crise économique, soit rejointe par l’armée pour faire chuter le pouvoir.
Jeudi 11 avril, à Khartoum, nombreux sont ceux qui ont eu l’illusion, un instant, de revivre pareil moment. Il s’agit pourtant d’autre chose, proche d’un simulacre, destiné à assurer la continuité du pouvoir entre les mains d’une minuscule oligarchie, civile et militaire. Pontes du NCP, généraux ayant accès aux prébendes : tous ont bénéficié de la période qui vient de s’achever. Ils entendent bien conserver leurs acquis et leurs privilèges.
Bachir, « faux nez » des islamistes en 1989
Mais le Soudan n’est pas prêt à se laisser ainsi priver de sa « révolution ». D’autant que, au cours des décennies écoulées, le pays a connu une autre forme de révolution, et d’autres formes de faux-semblants sur ses véritables maîtres.
En 1989, c’étaient les islamistes qui prenaient le pouvoir, avec Omar Al-Bachir en « faux nez » – comme le général Ibn Rauf était, selon une bonne source, le « faux nez » du chef du NISS, Salah Gosh, et de son empire caché des services de renseignement. Salah Gosh, du reste, a grimpé dans la hiérarchie dans les années 1990. Il servait alors d’agent de liaison avec Oussama Ben Laden, pendant les cinq années du séjour soudanais de ce dernier, achevé en 1996 par une invitation à aller s’installer ailleurs (il ira en Afghanistan).
A la fin des années 1990, le pouvoir soudanais mettait fin à sa période d’incandescence islamiste. Khartoum a cessé d’héberger les conférences arabes populaires islamiques sous l’égide du « cheikh » Hassan Tourabi, l’homme qui se tenait derrière ce militaire rustaud qu’était le général Al-Bachir, considérant qu’il lui tiendrait lieu de cerveau et de moelle épinière. En 1999, le divorce est consommé. Omar Al-Bachir s’est émancipé de la tutelle du « cheikh » qui devient un opposant aux ailes courtes. L’année 1999 est aussi celle de la mise en service du terminal pétrolier de Port-Soudan, sur la mer Rouge. Les premiers puits sont mis en fonction, le pays devient producteur et exportateur de brut.
S’est alors ouverte une décennie fastueuse. Des compagnies malaisiennes et chinoises viennent exploiter les champs pétroliers. Ceux-ci sont essentiellement situés dans la partie sud du pays – là où la guerre civile a repris depuis 1983, mais Khartoum va mettre fin au conflit avec la rébellion sudiste de John Garang.
En 2005, un accord est signé, qui encadre la paix et offre l’éventualité d’une sécession du Sud, après une période de transition de six ans. Le négociateur en chef du pouvoir soudanais, Ali Osman Mohamed Taha, est un dur du mouvement islamiste. Pendant la guerre, il a été le grand organisateur des milices qui ont ravagé le Sud. Estimation : 300 000 morts en vingt ans, par la violence, la faim, les maladies. Les méthodes qui ont conduit à ce résultat n’indignent pas beaucoup l’opinion publique du Nord.
Les 300 000 morts en vingt ans dans le Sud n’ont pas beaucoup indigné l’opinion publique du Nord
Quand le régime reprend la même méthodologie (tuer, brûler, violer, piller, mutiler, affamer, si possible bombarder et ensuite recommencer) au Darfour, personne, à Khartoum, à quelques exceptions près – comme Mudawi Ibrahim Adam – ne s’en offusque non plus. Le temps n’est pas encore venu pour cela.
Au milieu des années 2000, l’avenir semble enfin sourire au Soudan. Paix, pétrole, privatisations sauvages : la vie est belle sur les bords des deux Nils. Le Soudan est à un tournant. Le pouvoir, à Khartoum, espère obtenir, par des concessions importantes aux sudistes, une normalisation de son statut international, qui doit conduire à la levée des sanctions américaines (fondées sur des accusations de « soutien au terrorisme »). Et donc à de nombreux avantages : faire appel à plus de sociétés pétrolières, lever des fonds sur les marchés américains.
Cela n’arrivera pas. Certes, l’argent coule à flots. Khartoum s’étend. On construit partout. La classe moyenne retrouve une forme de prospérité. La bourgeoisie non islamiste des années d’avant 1989, qui avait été marginalisée, reprend pied dans l’économie. Le pouvoir est plus riche, moins idéologue et s’appuie sur un contrôle de l’économie par des obligés.
C’est cette mainmise, ce club d’alliés du NCP ou de sa faction proche du président, qui excite à présent le ressentiment de la classe moyenne, spectatrice du gâchis et des pillages réalisés dans des pans entiers de l’économie.
Dans l’intervalle, plusieurs chocs majeurs ont eu lieu. Après dix ans de frénésie dépensière, la sécession du Sud intervient. La partition a finalement lieu en 2011. Elle emporte avec elle les trois quarts de la production de pétrole, en raison de la situation géographique des puits. Des compensations devaient permettre d’amortir cette perte. Elles ne seront pas versées.
Le Sud sera très vite dévasté par sa propre guerre, comme un héritage empoisonné des stratèges de Khartoum. Or, le pétrole représentait de 80 % à 90 % des recettes à l’export du Soudan, et plus de 30 % des recettes de l’Etat. Du jour au lendemain, le robinet s’est fermé. Conjointement, la monnaie se dévalue, à mesure que l’ouverture ultralibérale du pays entraîne un déficit commercial important, et une chute de la livre soudanaise qui perd 66 % de sa valeur en l’espace d’une année, selon une étude de Khalid Hassan Elbeely, professeur d’économie à la business school de l’université de sciences et technologies du Soudan.
Le pétrole du Sud
Le choc n’est pas seulement économique. Avec la fin de la guerre, il n’est plus possible de prétendre que le problème du Soudan est le Sud, avec des populations qui, vues de Khartoum, semblent infiniment différentes, lointaines et, pour tout dire, dangereuses. Les gens à la peau noire y sont encore qualifiés d’abeed (« esclave »). Les violences qui avaient suivi, en 2005, la mort du chef de la rébellion sudiste, John Garang, dans un accident d’hélicoptère, ont persuadé un peu plus l’opinion nordiste que, décidément, les sudistes font peser un risque sur Khartoum. Les voilà partis, mais, avec eux, ils ont emporté le pétrole.
Tout de même, le pouvoir a une idée. « Pour repenser l’économie, ils vont miser sur le secteur minier et sur l’agriculture », rappelle Raphaëlle Chevrillon-Guibert, spécialiste du Soudan à l’Institut de recherche sur le développement. Et pour essayer de remplacer le pétrole, une politique de développement industriel est menée.
C’est bien pensé, mais c’est une suite d’échecs. Sous un discours de type islamiste, le pouvoir soudanais pratique en fait une politique ultralibérale. Les entreprises d’Etat ont été privatisées dans des conditions obscures, cédées à des proches du pouvoir, incompétents ou corrompus. La rente pétrolière a fait illusion. Quand elle se tarit, c’est un désastre.
Le secteur minier donne lieu à un autre type de dérive : d’abord, une partie des sites d’exploitation de l’or tombent sous le contrôle des services de renseignement ou des milices qui en sont proches. C’est ainsi qu’au Darfour Nord, là où ses troupes sévissent contre la population, un jeune chef de la tribu des Rizeigat, Mohammed Hamdan Daglo, « Hemetti », contrôle une partie de l’extraction et des recettes qui en découlent. Bientôt, il est à même de développer sa force, les RSF, et se voit bombardé colonel. Aujourd’hui, il est associé au nouveau pouvoir ayant émergé lors de la chute d’Omar Al-Bachir, quintessence de l’entrepreneur en violence et ressources.
Troisième producteur d’or du monde
C’est que l’or constitue un trésor considérable. Le Soudan en a exporté, selon le ministère des mines, 93 tonnes en 2018, mais une partie importante serait sortie du pays en contrebande – environ 50 tonnes supplémentaires. Le pays se classe déjà en troisième place, derrière l’Afrique du Sud et le Ghana, parmi les premiers pays producteurs d’or en Afrique, mais cette ruée vers le minerai précieux, outre qu’elle profite avant tout aux proches des services de renseignement, va aussi avoir un impact dévastateur sur les populations.
Mme Chevrillon-Guibert a étudié dans le détail comment les sites de transformation des blocs de minerai alimentent un énorme trafic (80 % de la production est assurée de manière artisanale), tout en ayant un impact environnemental catastrophique : des sites d’extraction de l’or s’installent dans des zones agricoles, là où se trouve l’eau, près du Nil. Selon la chercheuse, ces zones « seront bientôt des zones de contestation du pouvoir », avant même que la crise économique ne frappe.
Alors qu’Omar Al-Bachir avait réussi à attirer à lui un électorat important dans les années 2000, les prébendes accordées à des proches, qui ruinent entrepreneurs locaux et collectivités régionales (notamment par la confiscation des taxes), ont détruit ce capital politique. Voilà pourquoi les manifestations éclatent en 2012, en 2013, puis encore en 2015.
Avant la dernière séquence, entamée le 19 décembre 2018, et dont les feux se sont étendus à tout le pays. Ce n’est donc pas le départ d’Omar Al-Bachir et son remplacement, par ceux qui incarnent la confiscation des ressources du pays aux dépens de la majorité, qui risquent de faire revenir le calme au Soudan.
« Le bénéfice de ces mois de révolte, c’est qu’on a fini par comprendre ce qui s’est passé au Darfour »
Pourtant, dans l’intervalle, la population des zones « riveraines » (du Nil) a aussi découvert le sort qu’avaient subi les lointaines périphéries lors des éternels conflits soudanais. Après le Sud, le Nord avec les guerres au Darfour, au Kordofan, dans l’Etat du Nil Bleu. Ahmad Sanhuri, un étudiant en médecine de Khartoum, résume des idées qui fusent non seulement parmi les manifestants, mais aussi dans les familles, lors de conversations entre amis : « Le bénéfice de ces mois de révolte, c’est qu’on a fini par comprendre ce qui s’est passé au Darfour [écrasement par des milices progouvernementales d’une rébellion entre 2003 et 2004, puis guerre de basse intensité, sans doute 300 000 morts, essentiellement parmi la population]. On nous a dit que c’était une bonne chose, que ces gens nous menaçaient. On y a cru, mais c’était un mensonge. Ils étaient comme nous : les victimes de la dictature. Désormais, les gens de Khartoum ont compris ce qu’ils ont vécu. »
« On nous avait volé notre histoire, on est en train de la récupérer », assure Mudawi Ibrahim Adam, qui fut l’infatigable lanceur d’alerte sur le Darfour, au point que son organisation, à Khartoum, a été interdite le jour où Omar Al-Bachir s’est retrouvé poursuivi par la Cour pénale internationale.
Pour solder ces comptes, et réconcilier le Soudan avec lui-même, il ne faudra pas compter sur la junte du conseil militaire. Il y a plusieurs semaines, Yasir Sheikh Eldin, ingénieur, promoteur immobilier et animateur d’un groupe de réflexion sur l’avanie du Soudan, les Future Makers (« faiseurs d’avenir ») mettait en garde : « J’ai fait la révolution de 1985. Mon père a fait celle de 1964. A chaque fois, on s’est dit qu’on voyait triompher la justice et la démocratie. Aujourd’hui, il serait tentant de penser que nous revivons la troisième édition de la même chose. Mais il nous faut penser différemment. Si Bachir tombe, le danger sera dans l’après-Bachir. Si on ne dépose pas les armes de tous les groupes et milices dans notre pays, avec une véritable solution qui offre de l’espoir à tous, cela se terminera mal. »
De son côté, Omar Al-Digeir, le président du Parti du congrès soudanais, qui bénéficie d’une forte influence sur les classes moyennes citadines et sur le cours des manifestations des derniers mois, avait à cœur, dans l’hypothèse d’une transition, de voir mis en place un plan de sauvetage de l’économie « pour sauver le Soudan du désastre ». Il y a peu de chances que la junte ou le NISS entendent cette voix. Somme toute, ils ne fréquentent pas les mêmes clubs. Celui des services de renseignement qui sera, selon toute vraisemblance, bientôt achevé, est sans doute le plus fermé de tous.
Le Monde