La République démocratique du Congo connaît la première transition pacifique de son histoire à la tête de l’État. Malgré les accusations de fraudes électorales, le nouveau chef de l’État congolais, Félix Tshisekedi, a été reconnu par l’ensemble de la communauté internationale et fait, depuis, des annonces très remarquées. Le Congo vit une situation inédite, la création d’une bien étrange coalition entre le parti de l’opposant historique Etienne Tshisekedi et le régime de son rival, le sortant Joseph Kabila. Retour sur ce revirement de l’histoire.
« Un soir, Etienne Tshisekedi me fait venir fin 2014, je crois. C’était avant le début des manifestations anti-troisième mandat », assure un proche du nouveau chef de l’Etat congolais. Candidat malheureux de la présidentielle en 2011, le patriarche de l’opposition congolaise vient de passer ses dix dernières années à faire des allers-retours pour des raisons de santé entre Kinshasa et Bruxelles et son état s’est encore dégradé. Lui, qui s’était autoproclamé président élu en 2011, était depuis obsédé par le concept d’Imperium, de l’effectivité du pouvoir. « Tshisekedi me dit : en 2011, on m’a volé, j’ai attendu le transfert de l’Imperium, en vain », explique encore ce proche d’Etienne Tshisekedi. « En 2016, le peuple va encore me voter. Je suis prêt à discuter pour que les choses se passent mieux. » L’opposant historique n’aurait posé qu’une condition à l’ouverture de négociations avec « l’imposteur » Joseph Kabila : « Aucun Tshisekedi ne doit apparaître dans cette affaire ».
D’autres responsables de son parti comme l’ancien secrétaire général Jacquemain Shabani évoquent plutôt une décision du parti : « Après le combat pour la vérité des urnes de 2011, l’enlisement avec cette stratégie, des discussions internes à l’UDPS ont abouti en 2015 au fait de négocier. » Le concept d’Imperium, le fils d’Etienne, Félix Tshisekedi, longtemps secrétaire national de l’UDPS, a passé des années à l’expliquer aux journalistes de la diaspora congolaise. « L’Imperium, c’est l’effectivité du pouvoir », résume en août 2012 le futur président de la République démocratique du Congo (RDC).
Bien que « président élu » en 2011, en l’absence d’un soutien international, Etienne Tshisekedi n’avait pas pu mettre la main sur les leviers de commandement que sont « la police, l’armée et l’administration ». « Les imposteurs usent de la force, alors nous, nous recherchons l’allégeance de toutes les forces de la République pour restaurer l’Etat de droit », commente à l’époque Félix Tshisekedi. D’ailleurs, depuis son investiture en janvier 2019, isolé face à des institutions réputées acquises à son prédécesseur Joseph Kabila, le nouveau chef de l’État congolais a fait de l’amélioration des conditions de vie des policiers, des militaires et des agents des entreprises publiques l’une de ses priorités.
« S’offrir un troisième mandat »
Comme l’UDPS ou l’Eglise catholique, Joseph Kabila s’était, lui aussi, préparé à la prochaine manche. Son deuxième et dernier mandat constitutionnel devait se terminer en novembre 2016. « Le président se lance dans le débauchage, c’est une stratégie qui a fait ses preuves », raconte l’un de ses ministres. « Après les élections de 2006, il a vidé de ses membres les plus influents le MLC, le parti de principal challenger. Après 2011, ça a été au tour de l’UDPS. » Ce membre du gouvernement sortant prend plaisir à le rappeler : les deux derniers Premiers ministres sont issus des rangs de l’UDPS. « Kabila a même réussi à débaucher les deux derniers médecins personnels d’Etienne Tshisekedi », ajoute, sans cacher sa satisfaction, le ministre.
L’une des stratégies de l’ancien chef de l’Etat pour élargir sa coalition et apaiser les tensions, ça a été le recours aux cadres de dialogue extra-institutionnel, l’opposition étant, à l’issue des élections controversées de 2011, réduite à la portion congrue dans toutes les assemblées. En 2013, Joseph Kabila lance les « concertations nationales ». A en croire les confidences de ce ministre à RFI, le futur ancien chef d’Etat n’avait à l’époque qu’une seule obsession : « S’offrir un troisième mandat, en changeant la Constitution ou en retardant l’organisation des scrutins. » Selon lui, Joseph Kabila a « longtemps tergiversé » sur le changement de Constitution et s’est finalement rabattu sur une « simple modification de la loi électorale » qui doit conditionner l’organisation des élections à un très hypothétique recensement général de la population.
« Négocier avec l’UDPS, ça ne sert à rien »
Quand le débat sur la loi électorale est lancé en janvier 2015, les premières manifestations anti-troisième mandat éclatent et le camp présidentiel prend peur. « On n’avait jamais vu des manifestations durer une semaine, avec des violences comme ça », raconte un haut cadre de la coalition pro-Kabila, le Front commun pour le Congo (FCC). « C’était le début des groupes WhatsApp et nous n’avions aucun moyen de les infiltrer. » Pendant les quatre ans qui suivent, la répression est intense, selon l’ONU. Les jeunesses de partis politiques, les réseaux étudiants et les mouvements citoyens sont les plus visés. Les forces de sécurité deviennent la principale source d’insécurité dans le pays.
Pour « glisser », sans trop de casse, Joseph Kabila veut désormais avoir à ses côtés son vieux rival Etienne Tshisekedi. Même si son parti, l’UDPS, n’a pas participé aux manifestations de janvier 2015. « On nous disait : Tshisekedi est fatigué, à bout de souffle et même en soins palliatifs. Alors, on a tenté de l’approcher », se souvient encore ce haut cadre du FCC. « On a payé à sa famille les arriérés des salaires des anciens Premiers ministres, c’est ce qui a permis à sa famille de payer ses soins et un peu plus. » Ce type d’allégations est récurrent chez les proches de l’ancien chef d’Etat et toujours vivement démentis par l’entourage du nouveau, rappelant que l’UDPS est l’un des partis au Congo à ne pas mobiliser avec de l’argent.
Malgré tout, les premières rencontres entre les délégations de Joseph Kabila et de l’UDPS se passent à Ibiza, Venise et même Genève, dans « ces villes chères où les combattants [NDLR : les militants de l’UDPS qui n’hésitent pas à s’en prendre en Europe aux dignitaires du régime] ne viendront pas nous emmerder », aurait même suggéré Alexis Thambwe Mwamba, le ministre sortant de la Justice.
Si Joseph Kabila semble sûr de son plan, cela fait quelques inquiets dans son camp. « On lui avait dit, ça ne sert à rien de négocier avec l’UDPS », se souvient l’un de ses ministres. « On a même insisté : Mobutu avait essayé, il n’y est pas arrivé, vous n’y arriverez pas. Ce qu’Etienne Tshisekedi décide le matin, il le défait le soir. » Le futur ancien chef d’Etat propose à son rival de changer la Constitution et de le prendre comme vice-président jusqu’aux élections qui devaient être reportées. « Sans surprise, le vieux a refusé », conclut triomphalement le ministre. A Bruxelles, en août 2015, ayant eu vent de négociations, des dizaines de combattants manifestent aux cris d’Étienne Tshisekedi « collabo ».
« Accéder au pouvoir en ayant une partie du pouvoir »
Alors que 2016 devait être une année électorale, c’est Etienne Tshisekedi lui-même qui dit refuser un dialogue convoqué par Joseph Kabila dans une lettre adressée à Dlamini Zuma, à l’époque présidente de la Commission de l’Union africaine (UA). L’organisation panafricaine avait dépêché l’ancien Premier ministre togolais, Edem Kodjo. L’opposant historique ne fait confiance ni à l’un ni à l’autre.
A Bruxelles, avec le soutien de l’ancien gouverneur du Katanga, le richissime Moïse Katumbi, Etienne Tshisekedi tente de faire l’unité de l’opposition autour de lui et se lance dans un bras de fer par la rue. C’est juste une question de rapport de force, Etienne Tshisekedi est toujours convaincu de la nécessité d’un dialogue, selon ses proches, et ses adversaires le savent. « Il a saboté le dialogue de l’Union africaine, mais il a compris qu’il ne pourrait accéder au pouvoir qu’en ayant une partie du pouvoir », assure un haut cadre de la coalition pro-Kabila.
Au retour d’Etienne Tshisekedi fin juillet 2016, des centaines de milliers de Kinois accompagnent le convoi. A l’époque, le commissaire provincial de Kinshasa le concède, il n’aurait jamais eu les hommes pour contenir toute cette foule. Malgré les pressions, le patriarche de l’opposition refuse de participer au dialogue de l’Union africaine. Joseph Kabila prend alors deux décisions qui prennent son entourage de court. Il demande à la Conférence épiscopale, hostile à son maintien au pouvoir, de faciliter un nouveau dialogue et nomme en attendant Samy Badibanga, l’ancien conseiller politique d’Etienne Tshisekedi, comme Premier ministre. Cet homme d’affaires avait été identifié comme ayant joué un rôle majeur dans la campagne de 2011.
Au sein de l’UDPS, cette nomination est perçue comme un nouvel affront, une nouvelle tentative d’affaiblir le parti. Mais pour la coalition pro-Kabila, c’était aussi un geste d’ouverture. « Badibanga a grandi avec Félix, ce sont des frères », analyse un cadre de l’ancienne majorité présidentielle. « En nommant Badibanga, on montrait aussi que nous, le camp présidentiel, nous étions capables de céder la primature à l’UDPS, ça a toujours été sur la table. »
La mort d’Etienne Tshisekedi
Alors que les négociations sous l’égide de l’Eglise catholique piétinent, Etienne Tshisekedi n’en appelle que tardivement à la rue, via un message vidéo publié sur internet et sans explication du parti, après la coupure des réseaux sociaux. Joseph Kabila passe le cap de 2016 à la tête de l’Etat, sans ne plus se soucier de la limite du nombre de mandats et sa majorité finit par signer in extremis, sous pression de la communauté internationale, un accord-cadre le soir de la Saint-Sylvestre.
« Quand on signe, Tshisekedi est vivant », poursuit cette source au sein de l’ancienne majorité présidentielle. La primature est promise à l’UDPS, mais la coalition pro-Kabila continue de voir d’un mauvais œil son rapprochement avec Moïse Katumbi et leurs dissidents. Joseph Kabila aurait même utilisé cet argument pour justifier ses réticences à mettre en œuvre l’accord de la Saint-Sylvestre. « Le président le dit même à Idriss Déby [NDLR : alors président en exercice de l’Union africaine], il ne peut pas donner une prime à la trahison. »
Quand Etienne Tshisekedi meurt le 1er février 2017 à Bruxelles, les négociations sur le partage du pouvoir entre Joseph Kabila et son opposition sont loin d’être terminées. « C’est un hasard, mais ça tombe au plus mauvais moment », reconnaît un proche du nouveau président. Pour l’ancienne majorité présidentielle qui a joué la montre, l’ultime risque à contenir devient le spectre de cette foule immense qui accompagnera sans doute le retour du corps du patriarche de l’opposition dans son fief, Kinshasa.
Le directeur de cabinet du président Kabila, Néhémie Mwilanya, est chargé d’appeler le fils de l’opposant historique pour lui proposer des funérailles nationales. « Félix était pour, mais les gens de l’UDPS n’avaient pas confiance et ont voulu conditionner son enterrement à la signature des accords de partage de pouvoir », raconte le haut cadre de la coalition pro-Kabila. « Le président a dit : “C’est fini, on oublie ces gens, ils tergiversent trop.” »
► A suivre, Comment Tshisekedi est devenu président (3/3): le pari de Félix