Dans un arrêt rendu mercredi, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire tire les conséquences d’une décision de la CEDH condamnant la France. De quoi faire de la décroissance carcérale un enjeu majeur pour le nouveau garde des Sceaux
Quelques heures à peine après la passation de pouvoir, le nouveau ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, se rendait mardi dans les coursives de Fresnes (Val-de-Marne), l’un des établissements pénitentiaires les plus vétustes de France. Première visite à la symbolique forte pour l’ancien avocat, «préoccupé par les conditions de détention et par les conditions de travail du personnel pénitentiaire», qui cinglait : «Tous ceux qui pensent que la prison, c’est le trois étoiles se trompent complètement, et ils devraient se taire.» Mercredi, la chambre criminelle de la Cour de cassation a, en quelque sorte, donné une traduction judiciaire à ces propos. Dans une décision, elle tire les conséquences de l’arrêt historique rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en janvier et condamnant la France pour les conditions inhumaines et dégradantes de ses établissements pénitentiaires, ainsi que l’absence de recours effectif.
Changement de jurisprudence
La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire rappelle que «tout juge national […] doit tenir compte des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme sans attendre une éventuelle modification des textes». Autrement dit : le juge judiciaire doit, dès maintenant, faire entrer dans ses critères d’appréciation du bien-fondé d’un maintien en détention provisoire la question des conditions d’incarcération. Et ainsi «vérifier les allégations de conditions indignes de détention formulées par un détenu, sous réserve que celles-ci soient crédibles, précises, actuelles et personnelles». C’est donc un changement important de jurisprudence : il n’appartient plus uniquement à la justice administrative de se prononcer sur le sujet, mais aussi à la chambre de l’instruction, qui peut considérer, après des vérifications, qu’il s’agit d’un obstacle légal au maintien d’une personne derrière les barreaux. Le cas échéant, elle ordonnera sa mise en liberté «en lui imposant, éventuellement, une assignation à résidence avec surveillance électronique ou un contrôle judiciaire».
La Cour de cassation a, en outre, indiqué qu’elle renvoyait devant le Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), ouvrant ainsi la voie à une modification législative. Dans son communiqué, elle considère «sérieuse l’éventualité d’une inconstitutionnalité des articles du code de procédure pénale qui ne prévoient pas que le juge judiciaire puisse mettre un terme à une atteinte à la dignité de la personne incarcérée résultant de ses conditions matérielles de détention». De quoi laisser augurer, vu l’état de crasse et de vétusté des prisons françaises, une multiplication des procédures… «Le gouvernement et le législateur ont intérêt à faire vite pour rendre les conditions de détention dignes. Sinon, ce sont des milliers d’actions en justice qui pourraient avoir lieu», a ainsi réagi ce jeudi sur France Info Adeline Hazan, contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Enfin le soubresaut qui mettra fin à des années d’immobilisme ?
«Construire une nouvelle culture pénale»
«Dans cette situation inédite, la mise en place d’un système de régulation carcérale contraignant doit être sérieusement et urgemment envisagée, la surpopulation carcérale favorisant grandement l’indignité des conditions d’enfermement», a insisté de son côté le Syndicat de la magistrature (SM, gauche) dans un communiqué. Le nouveau garde des Sceaux a pris ses fonctions dans un contexte carcéral inédit : après la crise sanitaire, le taux d’occupation des prisons est passé, pour la première fois depuis près de vingt ans, sous la barre des 100%. Saura et pourra-t-il ne pas laisser le compteur s’emballer à nouveau ? «Pour cela, il faut agir dans deux directions, explique l’Observatoire international des prisons (OIP). Intervenir, d’abord, sur les facteurs qui concourent à l’inflation carcérale exponentielle» et «par ailleurs, construire une nouvelle culture pénale, déconnectée de la référence permanente à la prison». Tous les acteurs se posent désormais la même question que le SM : «Notre nouveau ministre, qui a affirmé vouloir remettre les droits et les libertés au cœur du fonctionnement de la justice et qui a choisi de réserver sa première visite à l’établissement pénitentiaire de Fresnes, mettra-t-il ses paroles en acte à la suite de cette décision historique ?»
Par Julie Brafman