Chronique. C’était il y a quinze ans jour pour jour. Le 16 avril 2004, à la mi-journée, le journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer (« GAK ») avait rendez-vous dans le centre d’Abidjan avec l’un de ses nombreux informateurs. Mais, sur le parking d’un centre commercial très fréquenté, ce fut des hommes en armes qui surgirent et l’embarquèrent manu militari dans leur véhicule banalisé. On ne l’a jamais revu.
Pendant des années, ses proches – sa femme Osange, son frère Bernard, notamment – ont remué ciel et terre pour tenter de savoir ce qui lui était arrivé, et pour que les responsables de son rapt soient déférés devant la justice. Mais l’enquête ouverte à Paris s’est enlisée au fil des ans, entre vrais-faux témoins se volatilisant aussi rapidement qu’ils avaient déboulé, manipulations en tous genres et indifférence grandissante.
« Réactiver l’enquête »
Dans un pays meurtri par une décennie de crise, que pèse – finalement – l’enlèvement d’un seul homme, un journaliste un peu trop curieux, un idéaliste scandalisé par la corruption régnant dans les allées du pouvoir de l’époque et déterminé à en dénoncer les turpitudes, toutes les turpitudes, qu’elles émanent du pouvoir de l’époque ou de ses adversaires ?
Aujourd’hui, il n’y a plus guère que l’association Reporters sans frontières (RSF) pour tenter de ranimer le souvenir de ce fouineur patenté. Dans un communiqué publié à la veille de ce triste anniversaire, RSF a appelé les autorités à « réactiver l’enquête », redoutant que celle-ci soit définitivement classée sans suite. Ce serait alors la deuxième mort de « GAK ». L’espoir suscité parmi les proches du journaliste par l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, en avril 2011, s’est dissipé. Les promesses faites à Abidjan comme à Paris n’ont pas été tenues. Et c’est aussi en cela que l’affaire Kieffer dépasse son cas personnel et constitue un symbole, celui de l’impunité qui persiste en Côte d’Ivoire, lourde de menaces pour son avenir.
Début avril, la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH) et deux autres ONG ont déposé un recours devant la Cour suprême de Côte d’Ivoire contre l’amnistie décrétée, en août 2018, par le président Ouattara. Cette mesure a bénéficié à quelque 800 personnes, dont des figures de l’ancien régime, à commencer par Simone Gbagbo. En février, c’est son mari, Laurent Gbagbo, qui était relâché par la Cour pénale internationale (CPI), la juridiction de La Haye prenant acte de l’incapacité de l’accusation à étayer son dossier contre l’ancien président ivoirien. Or les noms des époux Gbagbo ont été beaucoup cités dans l’affaire de la disparition de Guy-André Kieffer à Abidjan.
Ouverte au lendemain du rapt, l’enquête s’est en effet rapidement concentrée sur le premier cercle politico-familial autour du président Gbagbo. Le 16 avril 2004, Guy-André Kieffer avait rendez-vous avec Michel Legré, beau-frère de la première dame, Simone Gbagbo. Entendu rapidement par la justice, l’homme, qui a visiblement servi d’appât dans le kidnapping, pointait du doigt toute une série de proches de la présidence ivoirienne : de hauts responsables politiques, des militaires de haut rang, des hommes de main… Simone Gbagbo a toujours nié être impliquée, de près ou de loin, dans cet enlèvement.
Théâtre d’ombres
Au fil des ans, des témoins disparaissent, des personnages clés de cette affaire aussi. Michel Legré est décédé en septembre 2016, quatre ans après l’ancien ministre de l’économie et des finances de Gbagbo, Paul-Antoine Bohoun Bouabré, dont le nom revenait avec insistance dans l’enquête. Avant le rapt, « GAK » avait multiplié les articles dans la presse locale, sous son nom mais aussi sous pseudonyme, pour dénoncer des malversations dans la filière cacao, mais aussi des trafics d’armes impliquant de hauts responsables locaux.
Kieffer en savait-il trop ? Et sur beaucoup de monde, y compris sur des personnalités aujourd’hui au pouvoir ? Au moment de sa disparition, la Côte d’Ivoire était dirigée par un gouvernement de « réconciliation nationale » issu des accords de Marcoussis, dans lequel figuraient des ex-rebelles et Guillaume Soro lui-même, ainsi que des proches de l’actuel président ivoirien, Alassane Ouattara. Tout cela ne fait pas des coupables, mais dessine un paysage complexe, où tout le monde se connaissait intimement, et où les uns disposaient d’éléments potentiellement embarrassants sur les autres.
Tel un chevalier blanc autoproclamé, Guy-André Kieffer évoluait dans ce théâtre d’ombres, bien décidé à faire la lumière sur de ténébreuses affaires. Quinze ans après la disparition du journaliste, les acteurs de la crise ivoirienne, dont bon nombre arpentent toujours la scène locale, n’ont peut-être pas intérêt à réveiller les fantômes du passé.
En définitive, tout se passe comme si, même dans sa mort, « GAK » continuait de déranger beaucoup de monde en Côte d’Ivoire. Ce sera toujours le cas tant que son souvenir sera convoqué, en attendant que justice soit faite, un jour peut-être.