En Centrafrique, la Cour pénale spéciale (CPS) va enfin commencer ses enquêtes dans les prochains jours, espère Toussaint Muntazini Mukimapa, le procureur spécial de la juridiction. De nombreux défis vont devoir être relevés, sur les enquêtes de terrain notamment. Mais il s’agit aussi de redonner confiance en la justice après l’acquittement le 8 juin de Jean-Pierre Bemba, qui a laissé un sentiment de défiance auprès des milliers de victimes centrafricaines. Toussaint Muntazini Mukimapa répond aux questions d’Edouard Dropsy.
RFI : le 8 juin, la Cour pénale internationale (CPI) a acquitté Jean-Pierre Bemba pour les crimes commis en 2002 et 2003 en Centrafrique. Cela décrédibilise-t-il les travaux de la justice internationale ?
Toussaint Muntazini Mukimapa : Je ne voudrais pas commenter un arrêt qui a été rendu par une juridiction autre que celle à laquelle je participe. Je prends acte seulement de la décision qui a été prise par la Cour pénale internationale. Et en ce qui concerne la Cour pénale spéciale (CPS), je pense qu’il ne faut pas faire d’amalgame entre la Cour pénale internationale et la Cour pénale spéciale.
On a tout de même entendu certains ministres dire leur déception et la population dire ce manque de confiance. Comment leur redonner confiance ?
Je leur redonne confiance en leur disant que la Cour pénale spéciale a été créée par le législateur centrafricain parce qu’il y avait de bonnes raisons. Je note également que la Cour pénale spéciale est basée en Centrafrique. C’est une juridiction nationale. Elle est plus proche du contexte centrafricain, elle comprend mieux les préoccupations des Centrafricains et je ne doute pas que dans ses décisions, cela sera reflété.
Le principe de la Cour pénale spéciale est établi depuis 2015 et le Forum de Bangui. Allez-vous enfin commencer ces enquêtes ?
Nous allons commencer nos enquêtes bientôt. La première difficulté était d’ordre logistique : nous n’avions pas encore de bâtiment. D’ici la fin de ce mois, nous allons occuper un bâtiment provisoire, le commissariat central, qui a été réhabilité à cet effet. Le deuxième obstacle était d’ordre légal : nous ne disposions pas d’un outil juridique pour pouvoir engager nos enquêtes. Depuis le 29 mai, le Règlement de procédures de preuves a été adopté par l’Assemblée nationale. La Cour constitutionnelle l’a déclaré conforme à la Constitution. Nous attendons maintenant la promulgation par le chef de l’Etat pour son entrée en vigueur. A partir de ce moment-là, il n’y aura plus de problèmes pour que nous puissions ouvrir nos premières enquêtes.
Ces enquêtes, vous allez devoir les mener sur le terrain, toujours occupé à 80% par les groupes armés. Comment allez-vous faire ?
Le législateur centrafricain qui a créé cette cour pendant que le conflit existe encore, pendant que le territoire national est occupé par les groupes armés, savait pertinemment que ces difficultés se poseraient au fonctionnement de la cour et nous en sommes conscients. Très tôt, nous avons commencé à réfléchir sur « comment sécuriser nos opérations ». Nous allons créer une unité de protection des victimes et des témoins qui va s’assurer que toutes les personnes avec qui nous allons interagir seront en toute sécurité. Et enfin, nous allons bénéficier de l’appui technique, logistique, opérationnel et sécuritaire de la Minusca qui détient ce mandat de par une décision du Conseil de sécurité des Nations unies.
Mais si vous devez mener des enquêtes dans l’est, où les combats sont quotidiens, la Minusca a toujours du mal à réagir. Comment allez-vous pouvoir tout de même aller sur le terrain ?
Nous n’allons pas prendre des risques inconsidérés pour les enquêteurs. Lorsque les balles crépitent, on n’enquête pas. Mais il y a plusieurs façons de documenter les faits. Il y a des preuves qui peuvent être obtenues par satellite ou à travers des témoins qui se sont déplacés. Il y a moyen de mener des enquêtes avec des possibilités dérisoires. Le plus important, c’est que les crimes qui sont de la compétence de la Cour pénale spéciale sont imprescriptibles. Si aujourd’hui, nous n’avons pas la possibilité d’enquêter ni de poursuivre, on peut conserver la documentation et plus tard, des conditions meilleures pourraient se présenter et permettre à la Cour pénale spéciale ou aux juridictions de droit commun centrafricain, de les poursuivre.
Vous ne pourrez pas enquêter sur tous les crimes de guerre crimes contre l’humanité commis entre 2003 et 2015. Comment allez-vous prioriser ces enquêtes ?
Il y a une partie où nous définissons les critères de sélection des cas. Ce sont des critères qui seront transparents, objectifs et impersonnels. Ce sera par exemple la gravité des cas, ou le caractère emblématique de certains crimes. On tiendra également compte d’un certain critère de représentativité à la fois géographique, confessionnel parce que le conflit ici en Centrafrique a eu des connotations de ce genre. C’est alors que vont intervenir des critères de priorisation et ces critères seront davantage opérationnels liés à l’accessibilité des sites, à la sécurisation du site, aux ressources dont on dispose sur le plan financier et matériel.
La justice est lente, mais on sent que les Centrafricains ont soif de justice. Quand auront lieu les premiers procès ?
Le procès, c’est la face visible de l’iceberg. C’est l’aboutissement d’un processus judiciaire qui commence avec les enquêtes. Je ne peux pas donner une date, dire que nous aurons des procès à telle date, mais nous allons bientôt commencer nos enquêtes. Les règles qui sont prévues dans le Règlement de procédures de preuves nous donnent des délais assez restreints en matière d’enquête. Nous avons six mois pour boucler une enquête et nous pouvons éventuellement aller jusqu’à douze mois. Au bout d’une année, en principe, nous devons être en mesure de boucler nos enquêtes et de saisir le cabinet d’instruction.
Et à la suite de la saisie de ce cabinet d’instruction ?
Le cabinet d’instruction instruit les dossiers et quand le cabinet estime qu’il y a suffisamment d’éléments pour aller en procès, on va en procès.