Le nouveau chef de l’État sud-africain a été successivement syndicaliste, dauphin pressenti de Nelson Mandela, mais écarté, homme d’affaires à succès… Le retour sur le devant de la scène politique de cet ancien militant anti-apartheid est une belle histoire d’ambition de toute une vie enfin concrétisée.
Une cinquantaine de jours ont suffi à cet habile négociateur pour convaincre le comité exécutif de son parti de la nécessité impérative de « rappeler » son prédécesseur Jacob Zuma, empêtré dans des scandales de grande ampleur liés à des affaires de trafic d’influence, de pots-de-vin et voire même de viol. Ces affaires de corruption à répétition impliquant le président Zuma ont terni l’image du parti auprès de la population sud-africaine et influé défavorablement sur les fortunes économiques du pays. Bien évidemment, le président sortant ne l’entendait pas de cette oreille. « Je ne vois pas pourquoi je démissionnerai. Je n’ai rien fait de mal », a-t-il déclaré.
Avec Jacob Zuma refusant de démissionner, le psychodrame n’a pu être évité, mais le nouveau patron de l’ANC a pu compter sur la discipline traditionnelle de son parti pour pousser l’encombrant chef de l’Etat vers la sortie, sans avoir recours à la motion de censure au parlement qui aurait été humiliante pour le président et désastreux pour l’image du parti déjà passablement brouillée.
On connaît la suite…
« La victoire la plus serrée dans toute l’histoire du parti »
Depuis son élection à la présidence du parti, Cyril Ramaphosa tentait d’écourter le mandat de Jacob Zuma. La mandature de ce dernier allait théoriquement jusqu’aux législatives du printemps 2019 (ce sont les parlementaires qui élisent le président), mais le nouveau patron de l’ANC était convaincu que le maintien au pouvoir du président Zuma conduirait son mouvement à une cuisante défaite aux prochaines élections.
« Or, parvenir à un accord dans le parti au sujet de la démission du président Zuma n’allait pas de soi, compte tenu de l’élection quasi ric-rac de Cyril Ramaphosa en décembre dernier », explique Georges Lory, ancien diplomate et spécialiste de l’Afrique du Sud. Le nouveau président a en effet remporté l’élection interne du 18 décembre avec une courte avance de seulement 179 voix contre sa rivale qui n’était autre que Nkosazana Dlamini-Zuma, ex-épouse du président sortant et candidate soutenue par ce dernier. La victoire la plus serrée dans l’histoire du parti, ont commenté les journaux sud-africains au lendemain de l’annonce des résultats. Autrement dit, Jacob Zuma avait peut-être perdu la bataille, mais pas la guerre.
Le camp Zuma pouvait notamment compter sur le National Executive Committee (NEC), l’organe décisionnel suprême de l’ANC, qui vient d’être renouvelé en même temps que le président au congrès de Johannesburg de l’ANC. Selon Xolani Dube du think-tank Institute for Research and Development, sis à Durban, sur les 86 membres que compte le NEC, 45 avaient vraisemblablement voté pour la candidate malheureuse. « Cette majorité pro-Zuma au sein du NEC renouvelé est une mauvaise nouvelle pour le nouveau patron du parti de Mandela, qui n’aura pas de marge de manœuvre pour mettre en place ses réformes », déclarait l’analyste au lendemain du scrutin.
La situation apparaissait d’autant plus compliquée pour Cyril Ramaphosa que, celui-ci, en axant sa campagne sur l’éradication de la corruption, avait suscité beaucoup d’espoirs parmi les électeurs traditionnels de l’ANC, que les frasques de Jacob Zuma ont détourné des urnes. « Préserver l’unité du parti en s’assurant que le fossé entre les deux factions ne se creuse pas davantage, tout en envoyant des signaux encourageants à la société civile qui avait misé sur lui : tel est le dilemme auquel le nouveau président était confronté », soutient Victor Magnani, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). D’où sans doute la perplexité qu’on pouvait lire dans la nuit du 18 décembre sur le visage du candidat Ramaphosa, à l’annonce des résultats du scrutin. « Seule la justice peut pousser le président Zuma à quitter ses fonctions avant terme », affirmait-on avec bravade dans l’entourage du président encore en place.
« L’intimidation, le charme et l’humour »
C’était oublier le charisme personnel et la capacité de persuasion dont Cyril Ramaphosa a fait preuve tout au long de sa longue carrière politique et dont il a encore amplement témoigné au cours des deux derniers mois. Avec succès, puisqu’on a même entendu sa rivale malheureuse Nkosazana Dlamini-Zuma qu’il était temps pour que Zuma quitte enfin la scène politique !
« Vu le peu de fracas que le départ du président Zuma a occasionné, ce n’est pas usurpé de dire que Ramaphosa tient aujourd’hui le parti », convient Victor Magnani. Et le chercheur de poursuivre : « Il a réussi cet exploit en rappelant aux députés de la majorité les résultats catastrophiques des municipales de 2016, qui ont vu le score global de l’ANC passer à 54% des suffrages exprimés, entraînant la perte du contrôle de villes symboliques comme Pretoria et Johannesburg au profit de l’opposition. Il a surtout martelé que si les députés ne se reprenaient pas en se mobilisant derrière lui, ils risquaient une claque historique aux élections générales de 2019 et la perte de la majorité absolue au Parlement. » Des arguments qui ont manifestement été entendus dans les rangs de la majorité.
Pour George Lory, ce consensus au sujet de la démission de Jacob Zuma que le chef de l’ANC a réussi à arracher aux députés tiraillés entre leurs fidélités au président sortant et leurs inquiétudes pour leur avenir, s’explique par la légitimité historique de Ramaphosa. « Personne n’a oublié, estime Lory, le rôle que l’homme a joué dans les années 1980 dans la mobilisation des mineurs sud-africains. Il a fondé le Syndicat national des mineurs (NUM), organisation puissante capable de négocier d’égal à égal avec les oligarches blancs qui possédaient les mines et faisaient la pluie et le beau temps dans le pays. La grande grève des mineurs de 1987 a marqué les esprits. Personne n’a oublié non plus le rôle central de Ramaphosa dans les négociations historiques entre l’ANC et le pouvoir blanc, qui ont jeté les bases du « compromis historique » pour le partage du pouvoir dans une Afrique du Sud démocratique. »
Lory se souvient des commentateurs sud-africains de l’époque qui estimaient que la direction donnée par Cyril Ramaphosa aux négociations pour la sortie de l’apartheid était tout à fait fondamentale. Ils les répartisssaient par conséquent en deux phases distinctes : une phase BC ou Before Cyril (avant l’entrée en scène de Cyril Ramaphosa) et une phase AC (après Cyril). Le jeu de mots renvoie aux abréviations calendaires courantes en anglais : BC ou « Before Christ » (avant J.-C.) et AD (Anno Domini ou l’année du Seigneur).
Les députés récalcitrants proches de la faction Zuma ont peut-être aussi été sensibles à la méthode Ramaphosa, si l’on en croit Anthony Butler, le biographe de ce dernier. Dans une édition récente du quotidien Daily Maverick, ce dernier évoquait « l’intimidation, le charme et l’humour » que combinait avec brio à la table de négociations celui qui était encore un jeune syndicaliste, pour faire passer les revendications des siens.
C’est encore Ramaphosa qui a lancé dans les années 1990, pendant la période de transition politique, l’idée du « consensus suffisant » afin d’accélérer les tractations chaotiques qu’il menait en tant que secrétaire général de l’ANC avec le pouvoir blanc et 19 autres partis politiques, tous engagés à imaginer un avenir commun pour les différentes communautés vivant en Afrique du Sud. Pour beaucoup d’observateurs contemporains, l’intelligence et l’inventivité de Cyril Ramaphosa dont la vie politique sud-africaine a régulièrement bénéficié ne sont pas étrangères au ralliement des députés de l’ANC dans leur majorité à ses appels à la moralisation du parti et à la préservation impérative de son unité.
« Une nouvelle ère »
Pour les partisans de Cyril Ramaphosa, l’attrait de ses propos réside aussi dans le retentissement extraordinaire qu’ont eu dans le monde des affaires son élection à la présidence du parti, puis son accession à la tête de l’Etat en remplacement de Jacob Zuma. Après son retrait de l’ANC en 1997 lorsque les caciques du parti lui ont préféré Thabo Mbeki pour succéder à Madiba (surnom clanique de Nelson Mandela), le futur chef de l’Etat s’est lancé dans les affaires et a fait fortune à la tête de sa holding Shanduka. Grâce à la politique du gouvernement pour la promotion des Noirs dans le monde des affaires, Shanduka a bénéficié de juteux contrats publics et a fait de son propriétaire l’un des 20 hommes les plus riches de l’Afrique du Sud, avec une fortune personnelle de 450 millions de dollars.
Cyril Ramaphosa est désormais considéré comme l’un des leurs par les capitalistes de l’Afrique du Sud. Ceux-ci ont applaudi des deux mains le volontarisme économique affiché par le nouveau chef de l’Etat, notamment en matière de lutte contre la corruption. « Nous allons nous attaquer à la corruption et à la capture de l’Etat », a-t-il répété à qui voulait l’entendre. Les marchés ont salué son accession à la présidence par une hausse de l’indice de la bourse de Johannesburg (+2,7%) et du rand, la devise nationale, à son plus haut niveau face au dollar depuis trois ans (11.65 rands pour 1 USD).
C’est auréolé des premières mesures prises sous son égide, limogeant deux responsables de l’entreprise publique d’électricité, Eskom, accusés de corruption, que Cyril Ramaphosa s’est rendu en janvier au Forum économique de Davos (Suisse) où il a annoncé que son pays était entré dans « une nouvelle ère ». Il y a rencontré des chefs d’Etats et les opérateurs économiques qui comptent dans le monde.
Après le climat politique délétère sous Jacob Zuma qui avait conduit les agences de notation financière à dégrader la note de l’Afrique du Sud, les propos responsables tenus par le nouveau chef de l’Etat sud-africain, prônant des réformes en profondeur de l’économiede son pays, ont rassuré les investisseurs étrangers, même si Ramaphosa s’est engagé à mettre en œuvre des transformations radicales inscrites au programme de l’ANC, notamment en matière de réformes foncières. Ceci est un sujet particulièrement sensible en Afrique du Sud où la majorité des terres est toujours aux mains de la minorité blanche. « Dans ces conditions, explique Victor Magnani, il est difficile pour le nouveau chef de l’Etat d’affirmer le contraire de la position officielle, mais chaque fois le sujet est revenu sur le tapis, il a pris soin de qualifier sa position en ajoutant que l’expropriation des propriétaires terriens ne devrait pas déstabiliser la production agricole ou l’économie » « Ce qui revient à dire, ajoute le chercheur, qu’il est réaliste et qu’il n’ira peut-être pas plus loin que ce qui a été fait jusqu’ici dans ce domaine. »
Ce réalisme pragmatique dans lequel reconnaîtront sans doute les anciens présidents Thabo Mbeki et Frederik de Klerk, qui ont assisté vendredi dernier au discours de l’état de la nation qu’a prononcé leur successeur lointain à l’Union Buildings (équivalent de l’Elysée). Deux prédécesseurs éminents qui ont pratiqué à leur façon cette politique de « consensus suffisant » dont Cyril Ramaphosa a fait l’alpha et l’oméga de sa gestion des crises. Avec un certain succès jusqu’ici, il faut le reconnaître.