Interpellé sur un plateau de télévision le soir du 31 Décembre 2016 sur la « question anglophone », je me suis rendu compte que ce problème était brouillé par de nombreuses idées fausses. J’ai donc estimé devoir écrire un article pour restituer ma part de vérité. En toute humilité, sans aucune prétention à l’exhaustivité ni, encore moins, au monopole de la vérité.C’est de l’étranger que j’ai suivi, non sans tristesse, les événements qui secouent depuis quelques temps les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest. Il ne m’a pas été possible d’accéder aux différentes informations ni à toutes les réactions officielles relatives à ces tristes événements. Mais j’ai une connaissance à la fois directe et intime des problèmes de ces deux régions, auxquelles m’attachent d’ailleurs des liens aussi forts que tendres : j’y ai passé une dizaine d’années de ma carrière administrative.
Existe-t-il un problème anglophone au Cameroun ? Oui, assurément. Du moins si l’on entend par « anglophone » les populations originaires du Nord-ouest et du Sud-ouest, celles qui y vivent ou qui y ont vécu, qu’elles parlent anglais ou non, qu’elles soient autochtones ou non, qu’elles y soient installées ou non. C’est effectivement comme cela que la plupart des Camerounais perçoivent l’ « anglophone » au Cameroun. Même ceux qui disent qu’est “anglophone ” quiconque parle la langue anglaise ne citent que les ressortissants du Nord-ouest et du Sud-ouest lorsque, appelés à réfuter certaines revendications, ils en viennent à énumérer des postes occupés par des anglophones. Pourtant, tous les membres du gouvernement actuel s’expriment, sans difficultés, en anglais. Seraient-ils donc, tous, des anglophones? Pour souci de simplification, j’utiliserai le mot « francophone » pour désigner les Camerounais originaires de l’ancien Etat sous tutelle française.
Eruptions
L’on peut rester sourd à des appels, fermer les yeux devant l’évidence, se claustrer dans le déni, ou même penser comme le premier vice chancelier de l’université fédérale du Cameroun qui, répondant à cette question en 1964, eut cette phrase mémorable : « il n’y a pas de problème anglophone ; tous les anglophones apprennent très vite le français ». Mais c’est nous tous qui, très vite, pourrons être rattrapés par les réalités.
“Ce n’est pas, non plus, un problème de vivre ensemble. N’est-ce pas cette région qui accueillit à bras ouverts des milliers de Camerounais fuyant l’indigénat et les travaux forcés? C’est elle aussi qui donna refuge à de nombreux upécistes traqués par les forces coloniales. Des milliers d’hommes et de femmes venus de pays africains y vivent et y prospèrent, en toute harmonie”.
Alors, quel est le problème ? Comment se pose-t-il ? Pourquoi ces éruptions récurrentes dans ces deux régions, parfois à partir de faits anodins, comme si le feu couvait sous la cendre, n’attendant que l’occasion d’éclater avec fureur ? Parce qu’il y a, manifestement, un problème anglophone au Cameroun. Ce n’est pas un problème entre anglophones et francophones : il n’y a jamais eu de conflit opposant les compatriotes des deux rives du Mungo, sur la base des différences linguistiques.
Ce n’est pas le rejet de ce qui vient du Cameroun francophone : aucune communauté du Nord-ouest ou du Sud-ouest ne s’est jamais opposée à la pratique, sur son territoire, des cultures et traditions Bassa, Beti, Bamiléké, Peuhl, Sawa… ou d’autres communautés de l’ex Cameroun Oriental.
Ce n’est pas, de la part de nos compatriotes de ces deux régions, une manie obsessionnelle et une volonté maladive d’exalter l’héritage colonial anglo-saxon, ou de s’y cramponner pour en exiger la prise en compte. Ce n’est pas, et c’est très important, une volonté de porter atteinte à l’unité nationale, si l’on excepte les manifestations extrémistes sur lesquelles je reviendrai, comme celles appelant à la sécession. A l’époque de l’Etat fédéral, le Cameroun n’était pas moins uni qu’aujourd’hui. Le sentiment national était même plus fort à cette époque, peut-être parce que nous venions de reconquérir notre liberté.
Quel est-t-il donc, ce problème ?
Six facettes me viennent à l’esprit:
1- La critique de l’État centralisé.
2- Le transfert des centres de décision de Yaoundé, loin des populations et de leurs problèmes.
3- Le non-respect des engagements relatifs à la prise en compte, de manière équitable, des cultures et traditions institutionnelles, juridiques, administratives…héritées des anciennes puissances administrantes.
4- Le non-respect des promesses solennelles faites pendant la campagne référendaire.
5- Le changement du nom de l’État : remplacement de « la République Unie du Cameroun » par « la République du Cameroun ».
6- Le non-respect du bilinguisme dans le secteur public, bien que la Constitution fasse du français et de l’anglais deux langues officielles d’égale valeur.
Je vais passer en revue, de manière cursive, ces différentes facettes.
1) Critique de l’État centralisé
Pour avoir été dépouillées des importantes compétences qu’exerçait, en toute autonomie, l’Etat du Cameroun occidental, nombre de compatriotes de cette partie du territoire ont développé un profond sentiment de nostalgie, de malaise, de frustration et d’inconfort. Ce sentiment s’est accentué au fil des années qui ont suivi l’avènement de l’Etat Unitaire. Ce n’est point la simple nostalgie d’une époque de rêve plus ou moins révolue. C’est la comparaison entre la qualité de la gouvernance publique pratiquée depuis 1972 et celle qui fut en honneur dans l’Etat fédéré du Cameroun occidental qui conduit, systématiquement, un grand nombre d’acteurs à pourfendre la première et à regretter la deuxième, dont plusieurs souhaitent le rétablissement. Ce sentiment est réel même chez ceux qui n’ont pas connu le self-government du Cameroun occidental en tant qu’Etat fédéré.
On peut gloser à l’infini sur les conclusions de la Conférence de Foumban de juillet 1961. Il est juste de reconnaître qu’elle a accordé des pouvoirs très importants aux Etats fédérés, sur une liste de matières tout aussi importantes qu’ils étaient appelés à gérer en toute autonomie.
Les Etats fédérés disposaient de compétences larges et exclusives sur des matières importantes telles que l’Intérieur, l’Administration Pénitentiaire, la Décentralisation, le Développement rural et communautaire, l’Agriculture, l’Elevage, les pêches, les Travaux Publics, les Coopératives, l’Enseignement primaire et maternel, l’Energie et l’eau, les domaines et le Cadastre, la Gestion de ressources naturelles, les finances fédérées, etc. Chaque Etat fédéré disposait de sa fonction publique qu’elle gérait souverainement. Celle du Cameroun Occidental était gérée avec l’aide de la « Public Service Commission », sorte de Conseil supérieur de la fonction publique, chargée de veiller à l’objectivité des nominations et promotions ainsi qu’au respect des principes déontologiques dans la gestion des carrières.
La gestion de ressources naturelles par les futurs Etats fédérés était d’une sensibilité particulière en juillet 1961. Dans des entretiens séparés, J.N. Foncha, S.T. Muna et A.N. Jua m’ont affirmé qu’elle avait fait l’objet d’âpres discussions avec la délégation de la République du Cameroun à Foumban, puis en aparté avec le président Ahidjo. Ils ne voulaient pas que d’éventuels accords précédemment signés avec la France puissent s’appliquer à l’Etat fédéré du Cameroun occidental. Selon eux, c’est également dans la perspective du partage des revenus provenant de l’exploitation de certaines ressources naturelles (mines et hydrocarbures notamment) qu’ils ont exigé et obtenu que le chiffre de la population de chaque Etat fédéré soit clairement mentionné dans le texte de la
Constitution fédérale du 1er Septembre 1961.
Le Cameroun a été considéré comme une curiosité sur le plan constitutionnel, avec un régime présidentiel fort et sans contrepoids au niveau fédéral, mais un régime parlementaire classique au niveau des Etats fédérés.
Au Cameroun oriental, le parlementarisme classique n’a pas pu fonctionner malgré les dispositions de la Constitution de cet Etat, à cause de l’unification des partis politiques et du fait que le président Ahidjo a continué d’ exercer une influence quotidienne sur la gestion des affaires publiques dans cette partie du territoire qu’il dirigeait déjà comme président de la République avant la Réunification. On se rappelle la lettre de démission d’un ancien Premier Ministre du Cameroun Oriental, Vincent de Paul Ahanda, dans laquelle il laissait entendre que le président Ahidjo ne le laissait pas assumer ses responsabilités.
Mais au Cameroun Occidental, la démocratie parlementaire s’exerçait pleinement, dans le respect de la Constitution de cet Etat. Les élections étaient organisées par une commission électorale indépendante créée par une loi fédérale de novembre 1961, la toute première dans un pays ayant le français en partage. Par sa composition, le mode de désignation de ses membres et ses règles de fonctionnement, elle était réellement indépendante de l’Exécutif et du Législatif. Son Président, Justice Asonganyi me l’a confirmé au cours d’un entretien à Bamenda.
Le gouvernement devait être investi par le parlement avant qu’il n’entre en fonction et il était responsable devant celui-ci. Le parlement, composé de deux chambres –House of Assembly et House of Chiefs- était jaloux de ses prérogatives. Le président Ahidjo lui-même, malgré toute l’autorité qu’il avait, s’en est rendu compte à plusieurs reprises, notamment en 1966.
A la suite des élections législatives organisées cette année, le Kndp disposait du plus grand nombre de députés à la House of Assembly. Mais son Président, J.N. Foncha, jusque-là Vice-Président de la République Fédérale et Premier Ministre du Cameroun Occidental, ne pouvait plus cumuler ces deux fonctions, en vertu d’une loi récemment votée. Le président Ahidjo a décidé de le remplacer par l’honorable S.T. Muna qu’il estimait plus fédéraliste que le N°2, Augustine Ngom Jua. Mais le parlement lui a envoyé un message ferme selon lequel il refuserait l’investiture à un gouvernement dirigé par un parti minoritaire. Ahidjo fut contraint de nommer à ce poste l’honorable Augustine Ngom Jua vice- président du Kndp dont les penchants autonomistes l’irritaient.
Des incidents n’ont d’ailleurs pas tardé. D’abord entre le Premier Ministre et l’Inspecteur Fédéral de l’Administration pour la région du Cameroun Occidental –on dirait aujourd’hui Gouverneur- qu’il considérait comme étant sur son territoire. Puis entre la Police, force fédérée placée sous l’autorité du Premier Ministre, et la Gendarmerie nationale, force fédérale, qui faillirent en venir à une confrontation armée ! Des acteurs et témoins de ces incidents sont encore vivants.
Frustrations
Le fait que tout cela ait été supprimé sans être remplacé, sur le plan managérial, par quelque chose de meilleur ni même d’aussi bon, a généré les frustrations et les revendications dont nous vivons encore les effets aujourd’hui. Les nominations dans la haute administration et le secteur parapublic, par exemple, ne répondaient plus à une rationalité lisible, et les anglophones se sont sentis marginalisés. Alors que, jusque-là, tout se faisait sur place au Cameroun Occidental, il fallait désormais se rendre à Yaoundé pour « suivre les dossiers ». Nos compatriotes de cette partie du territoire national venaient avec la conviction que les fonctionnaires- civil servants- étaient effectivement au service des usagers. Ils étaient ahuris dès l’accueil qui leur était réservé par les agents publics qui, malgré le caractère bilingue de l’Etat, les obligeaient de baragouiner un franglais à peine intelligible, souvent au milieu des rires et des quolibets.
2) Le transfert des centres de décision à Yaoundé.
Les centres de décision, jadis proches des populations et de leurs problèmes, ont tous été transférés loin de ceux-ci pour être concentrés à Yaoundé. Conséquences : une hyper centralisation, d’exaspérantes lenteurs, de multiples inefficacités dans la gestion publique, l’absence de redevabilité des dirigeants vis-à-vis des populations qu’ils ont mission de servir. Deux exemples suffiront pour l’illustrer.
Le gouvernement a décidé de centraliser au Parc National de Matériel de Génie Civil (PNMGC) à Yaoundé tout le matériel de génie civil jusque-là détenu par les subdivisions des travaux publics, dans les chefs- lieux des régions et certains chefs-lieux des départements. Tous les engins en bon état de l’ancien Public Works Department (PWD) du Cameroun Occidental furent ainsi transférés à Yaoundé, pour être désormais mis en location par le PNMGC. Or, les agents du PWD, qui maîtrisaient le rythme des saisons, commençaient l’entretien routier deux ou trois pluies avant l’arrivée de la saison sèche, pour consolider la chaussée. Ils ont donc voulu faire la même chose, l’année qui a suivi cette centralisation. Lorsqu’ils ont demandé à louer des engins au PNMGC, y compris ceux qui leur appartenaient en toute propriété quelques mois plus tôt, ils se sont entendu répondre que les engins étaient sur d’autres chantiers ; que les porte chars étaient en panne ; que le « carton » confirmant l’engagement de leurs dépenses n’était pas encore sorti du Ministère des finances ; ou d’autres raisons encore.
Devant l’Etat déplorable du réseau routier qui empirait, les populations ont menacé de se révolter bruyamment. Il a fallu remonter jusqu’au président de la République, après avoir frappé à toutes les portes sans succès, pour qu’un début de solution soit trouvé à ce problème qui devenait explosif. Centralisation, quand tu nous tiens !
Deuxième exemple : le transfert à la Société Nationale des Eaux du Cameroun (SNEC), de la gestion des adductions d’eau jusque-là assurée par certaines communes. Cette décision du gouvernement n’a même pas été expliquée aux populations. Or, les adductions d’eau avaient été réalisées sur leurs fonds propres par les communes et les communautés villageoises, avec ou sans l’appui de certains partenaires extérieurs. Venue pour en assurer la gestion et sans y avoir investi le moindre franc, la SNEC a pris, comme une de ses premières décisions, de réduire le nombre de bornes fontaines.
Dans la ville de Kumbo, la révolte a failli se transformer en émeutes. Le maire UNC de la ville eut beau expliquer que les canalisations avaient été financées par les populations bénéficiaires elles-mêmes, que celles-ci payaient régulièrement leurs quittances à la commune, qu’il était dangereux pour la santé des populations de les priver d’eau potable,…rien n’y fit. Un mot d’ordre se répandit alors comme une trainée de poudre : « Beware of the snake! It has come to bite and kill ». Jeu de mots ironique à partir du mot SNEC. Ces populations en colère furent accusées de « rébellion contre l’autorité établie ». Il a fallu remonter jusqu’au niveau du gouvernement pour qu’une solution soit trouvée à un problème de bornes fontaines dans des communautés de l’arrière-pays. Centralisation, quand tu nous tiens !
Des cas de cette nature et d’autres sujets de mécontentement se sont multipliés. Il ne s’agissait pas, bien évidemment, d’une volonté malicieuse du Pouvoir central, mais plutôt d’une opposition entre deux cultures administratives : l’une, aux réflexes instinctivement centralisateurs, et l’autre, fonctionnant par nature sur le principe de la responsabilisation à différents échelons hiérarchiques des organisations.
Il est intéressant de remarquer que les populations francophones, qui subissaient les mêmes effets de cette hypercentralisation, n’ont pas eu les mêmes réactions. Encore un problème culturel. En effet, et nos frères anglophones pourraient le comprendre sans difficulté, les francophones posent de nombreux actes sans même se rendre compte qu’ils indisposent, et pas du tout par méchanceté. Je prends l’exemple des noms de nos circonscriptions administratives.
Lors de la création des régions en 1962, les circonscriptions administratives jadis connues sous les noms de « région Bamiléké » et « région Bamoun » ont été regroupées pour constituer la région administrative de l’Ouest. A juste titre, parce que c’était l’Ouest du Cameroun Oriental. Mais l’ouest du territoire de l’Etat fédéral, c’était le Cameroun occidental, appelé à juste titre là aussi, « West Cameroon ». Lors de la transformation des régions en provinces en 1972, celle de l’Ouest est devenue la province de l’Ouest, alors que le Cameroun oriental venait de disparaitre ! Notre pays est ainsi le seul au monde où le Nord-ouest et le Sud-ouest sont contigus ! Alors que, comme nos instituteurs nous l’ont appris, entre le Nord-ouest et le Sud-ouest, s’étend l’Ouest.
Pour mieux faire comprendre ce que ressentent nos frères anglophones, inversons la situation.
Le 1er janvier 1960, le Southern Cameroon devient indépendant. Il négocie les conditions de la réunification avec le Cameroun francophone. Cette réunification est réalisée le 1er octobre 1961. Lors des négociations, le Cameroun francophone obtient la garantie que la forme fédérale de l’Etat serait à jamais intangible. Un article de la Constitution fédérale du 1er septembre 1961 consacre cette garantie. Il est tout de même mis fin à l’Etat fédéral le 20 mai 1972, et un Etat unitaire est institué. De Kribi à Ndikiniméki, de Batouri à Tibati, de Poli à Kousséri…. les populations sont désormais obligées de se rendre à Buéa pour suivre leurs dossiers. Il leur est exigé de s’exprimer en anglais. Devant des agents publics hautains et goguenards, prompts à les tourner en dérision, même ceux qui n’ont jamais appris l’anglais se voient obligés de baragouiner un camfranglais difficilement intelligible…
Qui pourrait, honnêtement, soutenir que les francophones se seraient satisfaits d’une telle situation, au point de s’y complaire et de se taire ?
3) Le non-respect des promesses solennelles faites pendant la campagne référendaire.
Les promesses faites pendant la campagne pour le « Oui » au référendum et qui avaient déterminé un grand nombre d’électeurs à voter dans ce sens le 20 mai 1972, ont à peine été respectées. C’est notamment le cas pour l’accélération du développement qui, dans ces deux régions, devait résulter des économies réalisées grâce à la suppression des institutions et organismes des Etats fédérés. Les mandataires du gouvernement fédéral et du parti de l’UNC avaient effectivement promis le bitumage des routes, la construction de barrages, l’urbanisation des villes, le développement des zones frontalières, etc. J’ai personnellement assisté à certains de ces discours, ayant fait partie de l’équipe du Secrétaire Politique de l’UNC et Ministre de l’Administration Territoriale Fédérale (je servais alors comme directeur de l’organisation du territoire dans ce ministère).
4) Le non-respect des engagements relatifs à la prise en compte, de manière équitable, des cultures et traditions institutionnelles, juridiques, administratives…héritées de la colonisation.
Qu’on le veuille ou non, la colonisation britannique, tout comme la colonisation française, a produit une culture et des traditions institutionnelles, politiques, administratives, managériales et autres. Elle a aussi façonné des manières de raisonner et de vivre. Il était donc nécessaire de prendre en compte, de manière équitable, malgré la fin de l’Etat fédéral, ce double héritage des systèmes anglo-saxon et français. L’Etat du Cameroun s’y était engagé.
Ainsi, au lendemain de l’institution de l’Etat unitaire, le discours politique mit un accent appuyé sur le caractère bilingue et pluriculturel de l’Etat. Il était affirmé, de manière emphatique, que la prise en compte des éléments positifs de notre double héritage colonial viendrait enrichir les valeurs positives de nos traditions multiséculaires, sève vivifiante de notre marche vers le progrès. Le Conseil National de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, ainsi que le Conseil National des Affaires Culturelles, organisés en
1974, contribuèrent à définir le profil de ce nouveau Camerounais
C’était aussi un des engagements forts pris par le Président AHIDJO auprès de S.T. MUNA et de J.N. FONCHA, lorsqu’il les a consultés sur l’institution immédiate d’un Etat unitaire avant de prononcer son discours du 06 mai 1972. Ces deux anciens Vice-Présidents de la République me l’ont affirmé, au cours d’entretiens dans leurs résidences.
Aux yeux de certaines populations du Nord-ouest et du Sud-ouest, cet engagement n’a pas été respecté
Les compatriotes francophones reprochent souvent à leurs frères anglophones leur penchant à se référer, de manière quasi obsessionnelle, à l’héritage colonial anglo-saxon, comme si c’est l’héritage colonial qui devait structurer les relations entre des communautés depuis longtemps unies par de liens multiples, avant même le début de la colonisation. Dans le même temps, ils recourent avec délectation à « leur » héritage colonial français. Notre Constitution, nos institutions, notre organisation administrative, notre système de décentralisation, notre régime financier, l’écrasante majorité de nos textes législatifs et réglementaires… sont issus de l’héritage colonial français. Parfois même, nous nous livrons à de simples transpositions, certaines pouvant aller jusqu’à la photocopie, comme lors de la mise en place de l’Observatoire National des Elections (ONEL).
Pourtant, nous aurions pu -et nous pouvons toujours- capitaliser cet héritage multiculturel, pour donner à notre pays des normes plus appropriées et de meilleure qualité. Notre Code de Procédure Pénale n’est-il pas là pour en donner une preuve éloquente ?
Ce penchant pour le mimétisme institutionnel a poussé des mouvements contestataires comme le « Cameroon Action Movement » à affirmer que le Cameroun francophone poursuivait, par procuration, la colonisation française au Cameroun occidental. Surgi en 1979, et probablement basé à l’étranger, ce mouvement a fait circuler de nombreux tracts au Cameroun, la plupart postés du Canada et des Etats unis. Ces tracts dénonçaient pêle-mêle, la marginalisation des anglophones, traités comme des citoyens de seconde zone ; la francisation du Cameroun, au mépris de l’égalité des deux héritages coloniaux ; la transformation de l’Assemblée Nationale en simple chambre d’enregistrement, contrairement à ce qui se passait au Cameroun occidental ; une centralisation excessive ; la multiplicité et la complexité des procédures ; l’abandon des priorités de développement qui étaient celles du Cameroun occidental avant l’unification, avec comme conséquence, le ralentissement du développement dans cette partie du territoire ; etc.
Conscient de l’impact de ces messages dont les supports s’accumulaient, le Président AHIDJO dépêcha à Bamenda et à Buéa de fortes délégations composées de membres du gouvernement, du bureau politique et du comité central de l’UNC. Leur mission était de restituer les faits dans leur vérité, de donner des explications aux populations, de mettre celles-ci en garde contre la nocivité de tels messages, et de faire baisser la tension. Puis il mit en place un comité ad hoc de haut niveau, pour mener une réflexion sur le problème anglophone.
Seuls trois des membres de ce comité sont encore en vie, par la grâce de Dieu: S.E.M. Paul Biya, alors Premier Ministre ; Mme Dorothy Limunga Njeuma, alors Vice-Ministre de l’Education Nationale ; moi-même, alors Gouverneur de la Province du Nord-ouest. Tous les autres nous ont déjà précédés. Je citerai de mémoire : Solomon Tandeng Muna, Président de l’Assemblée Nationale, Président du Comité ; les Ministres d’Etat/Ministres Samuel Eboua ; Sadou Daoudou ; Victor Ayissi Mvodo ; Emmanuel Egbé Tabi ; Namata Elangwé ; Christian Songwe Bongwa ; Joseph Chongwain Awunti ; le député et Secrétaire Administratif de l’UNC, Thomas Ebongalamé ; le Secrétaire Permanent à la Défense Nationale, Samuel Kamé ; le Directeur Général de la DIRDOC, Jean Fochivé ; le gouverneur du Sud-ouest ; Fon Fosi Yakum Ntaw….
Je fus désigné rapporteur de ce Comité. Le secret professionnel m’interdit de divulguer ici les constats, conclusions et recommandations contenus dans notre rapport. Toutefois, par respect pour la vérité historique, je dois signaler qu’aucun des membres de ce comité n’émit le moindre doute sur l’existence d’un problème anglophone au Cameroun.
Les travaux durèrent toute une semaine. Après lecture de notre rapport, le Président de la République décida de recevoir, individuellement, chacun des membres de ce comité. Je me rappelle qu’à cette occasion, il me donna longuement son point de vue sur les différents contours de cette question, avant de solliciter de ma part des propositions concrètes sur les aspects spécifiques à ma province.
Reconnu à l’époque comme réel par les plus hautes autorités de l’Etat, le problème anglophone aurait-il disparu, comme par enchantement ? Certainement pas. D’autant moins que certains faits sont venus s’ajouter à une situation déjà complexe.
5) Le changement du nom de l’Etat : remplacement de « la République Unie du Cameroun » par « la République du Cameroun »
A son accession à l’indépendance, l’ancien Etat sous tutelle française avait pris le nom de « République du Cameroun ». C’est avec la République du Cameroun que le Southern Cameroon a négocié les conditions de la réunification. A l’avènement de celle-ci, la République du Cameroun est devenue l’Etat Fédéré du Cameroun Oriental, et le Southern Cameroon, l’Etat Fédéré du Cameroun Occidental, au sein de la République Fédérale.
Le Changement de nom de l’Etat en 1984- abandon de la République Unie du Cameroun et retour à la République du Cameroun- a été perçu dans de nombreux milieux comme une simple phagocytose de l’ancien Cameroun Occidental par l’ancien Cameroun Oriental. Les plus pessimistes y ont vu une volonté manifeste de faire disparaître, même sur le plan des symboles, la contribution de l’ancien Cameroun Occidental à la Réunification et à la construction d’une nation plus grande.
Ce changement de nom a aussi fait resurgir, chez de très nombreux compatriotes du Nord-ouest et du Sud-ouest, le sentiment de constituer une « entité distincte». Celle dont les populations, souverainement, avaient choisi de retrouver des frères et sœurs d’une autre « entité » dont elles avaient été séparés, afin que les deux vivent en harmonie et dans l’égalité. Pour les extrémistes, il fallait donc, non seulement résister à « cette phagocytose », mais aussi pérenniser cette « entité » à travers un nom qui rappellerait l’histoire de cette partie du territoire national. Le nom « Ambazonia » paraissait répondre à ce souci.
D’où vient ce nom ? Avant que des explorateurs portugais n’atteignent le Wouri et ne lui donnent le nom de « Rio dos Cameroes », ils avaient accosté dans la baie de Limbé. Le saint du jour était Saint Ambroise, dans le calendrier Julien (nous sommes en 1492). Ils donnèrent donc à cette baie le nom d’ « Ambass Bahia », la Baie Ambroise. Sous l’influence de l’anglais, ce nom devint « Ambass Bay ». C’est l’origine de la danse dont l’orthographe a été francisée pour devenir « ambass-bé » ou « ambassibé » ou autre chose encore. Mais le nom d’Ambazonia ne fit pas l’unanimité. D’où le retour à celui de « Southern Cameroon ».
Par souci de vérité, il convient de préciser que les inspirateurs de ce changement de nom étaient de bonne foi : j’en ai discuté avec certains d’entre eux. Brillants universitaires fraichement intégrés dans les cercles stratégiques de décision au sommet de l’Etat, ils étaient encore peu informés de certaines réalités du Cameroun profond, et seulement en train de développer le réflexe de les convoquer lors de la préparation des décisions des autorités publiques , afin d’en garantir une saine réception par les différents segments du corps social. A aucun moment, il ne leur était venu à l’esprit de mettre mal à l’aise une partie de leurs compatriotes. Leur raisonnement était plutôt le suivant.
L’unité nationale avait été le crédo des Pouvoirs Publics sous l’Etat fédéral et la République Unie. L’élection du Président Biya à la fin du mois de décembre 1983 a marqué l’entrée du, Cameroun dans l’ère du Renouveau National. Le Renouveau national postulant qu’il fallait passer de l’unité nationale à sa phase supérieure, l’intégration nationale, ce passage constituait une véritable mutation, qui devait être reflétée à travers le nom même de l’Etat. La République Unie du Cameroun devrait donc « devenir » la République du Cameroun.
Le projet de loi déposé sur le bureau de l’Assemblée Nationale était ainsi rédigé : « A compter de la date de promulgation de la présente loi, la République Unie du Cameroun devient la République du Cameroun ». C’est un amendement parlementaire qui a abouti à la formulation actuelle : «…la République Unie du Cameroun prend la dénomination de République du Cameroun » ; formulation du reste incorrecte, sur le plan légistique. Les inspirateurs de ce projet ne s’étaient pas rendu compte de ce qu’au lieu d’une mutation, il s’agissait plutôt d’un retour au nom de l’Etat du Cameroun sous tutelle française à son accession à l’indépendance, un quart de siècle auparavant.
Le dépôt de ce projet de loi mit en émoi de nombreuses personnes dans les provinces du Nord-ouest et du Sud-ouest. A Buéa où je servais alors, j’ai personnellement été interpellé par des dizaines de personnes, y compris des responsables de l’UNC, qui demandaient le sens, l’opportunité et la justification de ce retour à la situation d’avant la Réunification. A Yaoundé, les ministres originaires des deux provinces anglophones étaient tous contrariés. Plusieurs sont en vie et peuvent en témoigner.
Certains députés originaires du Nord-ouest et du Sud-ouest ont même préconisé une fronde ouverte, et recommandé un vote négatif. Ils se retrouvèrent tous autour du Président de l’Assemblée Nationale, le Très Honorable S.T. Muna. Après des échanges longs et animés, ils se rallièrent à la position du Président de l’Assemblée et d’autres députés modérés qui trouvaient inopportun de soulever un vent de fronde, en raison des circonstances du moment. Leur argument était à la fois logique et patriotique. Constatant que le conflit entre l’ancien Président de la République et son successeur avait atteint des proportions préoccupantes, ils estimaient qu’un vent de fronde dans les provinces anglophones, à ce moment précis, fragiliserait sans nul doute le nouveau Président, et donnerait des arguments à ceux qui s’opposaient à lui.
6 Avril 1984
Ils renoncèrent à la fronde, mais chargèrent le Président de l’Assemblée Nationale d’attirer l’attention du Président de la République sur l’état d’esprit des populations dans leurs circonscriptions électorales, et de lui demander de trouver, avec la sagesse de père de la Nation, une solution satisfaisante pour tous. Les préoccupations relatives à cette loi ne s’estompèrent qu’à cause de la survenance, dans cette période troublée, d’événements graves : la condamnation à mort de l’ancien président de la république, et la mutinerie de la Garde Républicaine le 06 avril 1984. Tout le monde comprit qu’en des temps pareils, le peuple tout entier devait faire front derrière ses dirigeants.
6) Le non-respect du bilinguisme dans le secteur public, bien que la Constitution fasse du français et de l’anglais deux langues officielles d’égale valeur.
Des six facettes du problème anglophone rappelées ci-dessus, laquelle serait insusceptible de solutions ? Aucune ! Absolument aucune. Alors que faire ?
L’Histoire a lancé aux Camerounais un défi sublime : celui de bâtir, à partir du parcours singulier de leur pays, un Etat uni, capable de constituer un modèle d’intégration des divers héritages coloniaux et de ses valeurs traditionnelles multiséculaires. S’il y réussit, il peut servir de modèle, voire de référence pour tous les pays anglophones, francophones, hispanophones et lusophones d’Afrique. Il pourrait ainsi constituer l’épitomé de l’Unité Africaine. Ce défi peut être relevé. Il doit l’être.
Cela ne peut, toutefois, se faire qu’avec humilité, dans le dialogue, la concertation et l’entente cordiale. Ni la puissance du nombre, ni la force militaire ne peuvent y parvenir. En effet, c’est bien connu, « les opinions sont comme des clous : plus on frappe dessus, plus on les enfonce ».
Pas d’erreur !
Ne commettons surtout pas l’erreur de prendre de haut ce problème. Nous risquerions d’avoir des réveils amers ; ou alors, ce sont nos enfants et petits-enfants qui en auront.
Quand j’ai lu le mot Boko Haram pour la première fois dans un journal, je me trouvais à l’étranger. J’ai alors demandé à un collègue consultant nigérian des informations sur ce groupe. Avec un sourire narquois, il m’a répondu : « tu sais, ce n’est qu’un insignifiant groupuscule de fanatiques illuminés ». Devant les milliers de morts, les centaines de milliers de réfugiés et déplacés, les centaines de milliards de francs utilisés pour combattre cette nébuleuse, ou les souffrances sans nom qu’elle continue d’infliger, personne ne pourrait tenir un tel langage aujourd’hui. Que s’est-il passé ? Boko Haram a trouvé des appuis à l’extérieur. N’attendons pas que des compatriotes mal à l’aise et qui crient leur mal être, en viennent un jour, par désespoir, à rechercher des appuis à l’extérieur.
Nous discutons bien avec des criminels, pour libérer des otages ! Discutons avec tous les compatriotes qui en ressentent le besoin, pour libérer le Cameroun des menaces à la paix, à sa stabilité et à sa sécurité.
Dans les années 1960 en France, Etat unitaire et millénaire, le Front de Libération de la Bretagne (FLB) dénonçait ce qu’il appelait le « colonialisme français en Bretagne ». Stagiaire dans une préfecture dans l’ouest de la France, j’ai vu certains de ses militants brandir le drapeau du FLB à la place du drapeau français. Aujourd’hui, seuls les historiens parlent encore du FLB. Ce n’est pas le résultat d’une guerre ; ni d’un embastillement de tous les protagonistes du FLB. C’est la conséquence d’une offre politique, le résultat d’un dialogue républicain.
Il y a quelques années, je discutais avec le Dr. Ngwang Gumne, un des principaux leaders du courant sécessionniste, avec qui nous avions servi à Bamenda. Par hasard, nous nous étions retrouvés en Suède, tout heureux de nous revoir. A l’issue de plus de deux heures de discussions, il eut cette phrase : « mon frère, comme personne ne veut nous écouter, tout le monde finira par nous entendre ». Je lui ai fait remarquer qu’il m’appelait toujours son frère, alors que, pendant toutes nos discussions, j’argumentais contre la sécession. Avec un sourire, il me dit : « C’est vous à Yaoundé qui ne voulez pas nous écouter ».
Ecoutons tous les enfants de la patrie. Sans préjugés, comme l’a demandé le Président de la République dans son message à la Nation le 31 décembre 2016. Offrons à tous nos compatriotes des cadres de discussion et de concertation, pour aborder nos problèmes sans parti pris, et les résoudre avec sincérité, dans la vérité.
Ce qui est en cours avec les avocats et les enseignants va dans la bonne direction. Mais ne nous limitons pas au traitement de ce qui ne constitue que des manifestations, voire de simples symptômes. Abordons, dans toute sa complexité et toute sa profondeur, le problème anglophone. Avec courage et détermination, apportons-y des solutions satisfaisantes et convaincantes. Tous les citoyens de notre pays en bénéficieront. Pour la paix dans la justice. Pour le bien de la nation. Pour le salut de la patrie.
Par David Abouèm à Tchoyi
Consultant
Ancien gouverneur du Sud-Ouest, puis du Nord-Ouest;
Ancien Minesup;
Ancien Sg/Pr.