Le temps est donc venu pour ses partenaires bilatéraux et multilatéraux de ne plus s’enfermer dans des logiques paternalistes et d’inscrire leur coopération avec les pays du continent dans un climat de respect des aspirations populaires portées par des organisations de la société civile, encore hélas regardées avec une certaine condescendance et méfiance dans nombre de chancelleries occidentales.
Le Comité de Libération des Prisonniers Politiques (CL2P)
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Analyse: Le procès Habré, aiguillon de la société civile africaine
Le palais de justice de Dakar, qui abrite, depuis le 20 juillet 2015, les audiences du procès de l’ancien dictateur tchadien, Hissène Habré.
Dans les rues de Dakar, « l’affaire Habré » met au jour les divisions de l’opinion sénégalaise. L’ex-dictateur tchadien de 1982 à 1990, jugé depuis le 20 juillet 2015 par les Chambres africaines extraordinaires (CAE) pour « crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre », a vécu vingt-cinq ans dans le quartier d’Ouakam, au cœur de la capitale sénégalaise. Son procès, dont les audiences doivent reprendre lundi 8 février dans la même ville, fait émerger une césure plus générationnelle que politique. L’Afrique des jeunes s’empare de cette procédure pour en faire le creuset de la société civile à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest.
Bon musulman et bon disciple
A la terrasse d’un café du quartier du Plateau, la discussion est vive : « Pourquoi Habré et pas les autres ? », s’emporte un jeune homme. « C’est une bonne chose pour l’Afrique, la justice doit commencer quelque part », lui répond un autre. Pareille scène se décline dans de nombreux lieux publics de Dakar.
Les racines de ces divergences sont toutes liées au long exil d’Hissène Habré à Dakar. En un quart de siècle, il s’est pleinement intégré à la société locale – et aurait même, dit la rumeur, pris une épouse sénégalaise. Il est apparu en bon musulman, bon disciple (talibé) de certains marabouts, et s’est rapproché de la grande confrérie des tidjanes. Il a respecté une ligne de conduite, s’engageant même en son temps auprès du président qui l’héberge à cesser toute activité politique. Bokassa, empereur de Centrafrique, installé une fois déchu en 1979 dans la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, n’avait pas observé une telle discipline.
S’attaquer à Habré, c’est donc remettre en cause un certain ordre de la société sénégalaise à travers les choix qui ont présidé à son accueil. L’année 2012 a été charnière : en mars est élu Macky Sall à la présidence, qui va rompre avec les pratiques de son prédécesseur Abdoulaye Wade et faciliter enfin l’organisation du procès.
Alors qu’en décembre 2012 le décès de Serigne Mansour Sy Borom Daradji, calife général des tidjanes, son guide spirituel et protecteur, fragilise encore la position de l’ex-dictateur tchadien. En 2015, alors que son procès a déjà commencé, Hissène Habré va perdre un autre soutien de poids en la personne du professeur Oumar Sankharé, décédé le 26 octobre, « seul Africain agrégé de grammaire » ayant survécu à Léopold Sedar Senghor et, surtout, défenseur infatigable de l’ancien dictateur tchadien au nom de la lutte contre « l’impérialisme ». Dans une lettre ouverte, Oumar Sankharé haranguait ses « frères africains » : « Pendant combien de temps encore les Noirs souffriront-ils d’être considérés comme des sous-hommes ?, écrivait-il écrit à propos du procès alors en préparation. Pourquoi nous autres, Africains, acceptons-nous d’être injuriés et piétinés par les Occidentaux ? »
Des arguments qui laissent indifférentes les nouvelles générations. Si une partie des jeunes se désintéresse d’un procès portant sur des faits qui remontent à plus de trente ans dans un pays souvent jugé lointain, ceux qui suivent l’affaire ont des positions tranchées. « Il faut que ce procès s’achève pour montrer que l’Afrique peut rendre une justice souveraine », avance Adama, un trentenaire, cadre dans une banque. Ce procès leur apparaît comme la démonstration qu’une justice internationale africaine peut être rendue sur le continent, par des institutions africaines. A leurs yeux, le procès Habré apparaît également comme la fin de l’impunité pour les vieux responsables politiques. Et, sur ce point, le travail des Chambres africaines extraordinaires rejoint dans leur esprit celui de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) qui, le 23 mars 2015, a condamné Karim Wade à six ans d’emprisonnement et 138 milliards de francs CFA (209 millions d’euros) d’amende, scellant la période des abus du règne de son père, Abdoulaye Wade, dit Gorgui, « le vieux ».
De fait, et quels que soient leurs sentiments politiques à l’égard de Macky Sall, beaucoup retiennent de lui qu’il a permis que la justice commence par la reconnaissance des victimes.
ONG africaines
Dans ce paysage polémique, des ONG sénégalaises sont apparues pour sensibiliser l’opinion et souligner la contribution de ce procès à la défense des droits humains, s’efforçant de l’extraire du champ de la simple chronique criminelle qui risque de « banaliser » l’affaire Habré.
Créée en 2008 grâce au soutien de Human Rights Watch (HRW), la Coalition sénégalaise pour le jugement équitable d’Hissène Habré (COSEJEHAB) a intensifié son action depuis l’ouverture du procès. Elle est composée de neuf associations : Amnesty International, la Ligue sénégalaise des droits de l’homme (LSDH), Article 19 (engagé dans la défense de la liberté d’expression), le Centre africain d’éducation aux droits humains (CAEDHU), le Forum des justiciables (une association de juristes), l’Association nationale pour l’alphabétisation et l’éducation des analphabètes (ANAPHA), le West African Refugees and Internal Displaced Persons Network (WARIPNET), le réseau Siggil Jigeen (pour la promotion des droits de la femme) et, surtout, la Rencontre africaine de défense des droits de l’homme (RADDHO), qui a joué un rôle essentiel pour exiger des autorités sénégalaises que le procès ait lieu. Alioune Tine, qui fut secrétaire général de la RADDHO, aujourd’hui chez Amnesty, a payé ce combat par des nuits de garde à vue et quelques mois d’exil au Burkina Faso.
Pour être efficace au Sénégal, la COSEJEHAB, dont l’essentiel des activités consiste en conférences de presse et en réunions publiques, s’appuie sur la radio, média le plus accessible et le plus populaire, des taxis de Dakar jusqu’aux villages les plus éloignés, et dont les émissions sont doublées en langues nationales (wolof, serère, etc.).
Faire bouger les lignes
Un nouvel acteur issu de la société civile est aussi venu prêter main-forte : TrustAfrica, un consortium de fondations qui prend notamment en charge les observateurs issus de la société civile. Une dizaine d’étudiants en droit de l’Université de Dakar, surnommé les « moniteurs », assistent ainsi aux audiences du procès Habré dont ils rendent compte quotidiennement, en anglais.
Dessin d’audience : étudiante sénégalaise membre des “moniteurs” (observateurs) de la fondation TrustAfrica au procès Habré, à Dakar, le 27 octobre 2015.
TrustAfrica, basé au Sénégal, a été créé par le Ghanéen Akwasi Aidoo, un ancien de la Ford Foundation en Afrique de l’Ouest et membre du comité Open Society Initiative for West Africa (Osiwa, partenaire du Monde Afrique). TrustAfrica, dotée de moyens importants, se consacre aux questions de bonne gouvernance, de la santé à l’éducation, de la justice aux droits humains, tout en faisant bouger les lignes. De même que les Chambres africaines extraordinaires sont une réponse judiciaire africaine à la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, TrustAfrica se veut une alternative africaine aux fondations et grandes ONG occidentales, à commencer par Human Rights Watch.