Ce n’est pas seulement le président tchadien sortant qui affrontera le 10 avril prochain treize autres prétendants au fauteuil présidentiel. Depuis le 30 janvier, Idriss Déby Itno est aussi président en exercice de l’Union africaine (UA). Sa désignation par ses pairs a été accueillie par ses partisans comme « un honneur fait au Tchad ». Elle lui impose pourtant d’énormes responsabilités : celles d’organiser, pour l’exemple, un scrutin présidentiel libre, transparent et démocratique.
C’est à cette seule condition que Déby, dont le mandat à la tête de l’UA est placé sous le signe de la promotion de la démocratie et des droits de l’homme, bénéficiera d’une écoute attentive auprès de ses homologues.
Autrement, comment le président en exercice de l’UA pourrait-il faire la leçon à Pierre NKurunziza du Burundi, si lui-même n’organisait pas une présidentielle crédible au Tchad ? Sur le Burundi, le président Déby soutient ouvertement le principe d’une intervention militaire africaine, y compris contre l’avis du régime de Bujumbura. Cette posture serait naturellement fragilisée, si l’organisation de l’élection présidentielle du 10 avril était calamiteuse.
De même, on ne voit pas comment « le président de l’Afrique » pour l’année 2016 s’investirait-il dans la résolution de la crise post-électorale qui couve au Congo-Brazzaville, si lui-même n’organisait pas un scrutin démocratique chez lui. De quels leviers disposerait-il si demain des contestations post-électorales suivaient les présidentielles du 8 avril à Djibouti, du 24 avril en Guinée-Equatoriale, du 28 août au Gabon ?
Et bien plus tard celle de la République démocratique du Congo (RDC) où le président Joseph Kabila maintient toujours le flou artistique sur son intention de s’accrocher ou non au pouvoir et sur le calendrier électoral.
En revanche, l’organisation d’une présidentielle exemplaire au Tchad conforterait son statut de président en exercice de l’UA et ouvrirait une brèche dans le mur de béton érigée contre la démocratisation en Afrique centrale. A la différence d’autres régions du continent qui ont connu des alternances même sporadiques, l’Afrique centrale concentre le plus fort taux de longévité des chefs d’État au pouvoir : 37 années pour l’Equato-Guinéen Téodoro Obiang Nguma, 37 années pour l’Angolais Eduardo Dos Santos, 34 années pour le Camerounais Paul Biya, 26 années pour le Tchadien Idriss Déby. A trois, les présidents angolais, équato-guinéen et camerounais totalisent plus d’un siècle au pouvoir.
La qualité de président en exercice de l’UA confère par ailleurs au président Déby une fonction de représentation dans les instances internationales. A ce titre, il devrait être présent en mai prochain au Japon, à la table des dirigeants des 7 pays les plus industrialisés du monde (G-7). Il devrait également prendre la parole en novembre 2016 à Tananarive lors du XVIe sommet de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
Déby aura aussi à s’exprimer au nom de l’Afrique dans d’autres rencontres internationales. Il ne fait aucun doute que ses hôtes lui réserveraient un accueil poli, pour ne pas froisser l’Afrique, mais peu chaleureux et enthousiaste, s’il n’était pas bien élu le 10 avril.
L’opposition tchadienne, quant à elle, est persuadée que le statut de président en exercice de l’UA, qu’elle a du reste décrié aussitôt Déby choisi par ses pairs, ne suffira pas à convaincre son régime de renoncer aux pratiques électorales frauduleuses. Elle en veut pour preuve le refus obstiné du camp présidentiel d’associer carte d’électeur et kit biométriques permettant de s’assurer finalement que le porteur de la carte est bien son titulaire.
Les adversaires du président Déby soulignent aussi les insuffisances observées dans la distribution des cartes d’électeurs et l’utilisation des moyens de l’État par le candidat du Mouvement pour le salut (MPS, pouvoir). Ils ajoutent comme autre preuve de la volonté du pouvoir de passer en force, la prétention du président Idriss Déby Itno de gagner le scrutin dès le premier tour comme, avant lui, ses homologues guinéen Alpha Condé, ivoirien Alassane Ouattara et burkinabé Roch Marc Christian Kaboré.
Pour sa part, le président en exercice de l’UA met en avant son bilan positif à la tête du Tchad et « l’indigence des programmes » du camp d’en face pour justifier son pari. La mode du « un coup K.-O. » s’était cependant arrêtée en février dernier au Niger, où le président sortant Mahamadou Issoufou a été contraint à un second tour.
Invoquant la sociologie électorale d’un Tchad qui n’a pas encore réussi à se libérer de l’interférence des réflexes ethno-régionalistes en politique, l’opposition soutient mordicus que Déby ne pourra pas réussir le pari du « coup K.-O. ». Son challenger le plus sérieux Saleh Kebzabo affirme même que Déby sera battu.
On n’ose pas, en tout état de cause, croire que le président sortant va engager son pays dans l’aventure d’une élection truquée, tant les risques sont nombreux et le résultat aléatoire. Au plan interne d’abord, la crispation préélectorale n’a jamais été aussi forte dans le pays.
Entre la vague d’indignation suscitée par le viol le 8 février de la jeune lycéenne de 16 ans Zouhoura et la levée de boucliers provoquée par l’incarcération le jeudi 24 mars de quatre acteurs de la société civile, il flotte un parfum de révolte populaire inédit sur N’Djamena. Le président Déby, unanimement décrit comme un excellent stratège militaire, serait bien inspiré d’en tenir compte.
Le passage en force présente également un risque énorme au plan sous-régional, avec la Libye voisine où l’Etat central s’est désintégré et où l’Etat islamique s’est solidement implanté. Et pour ne rien arranger, des mouvements politico-militaires tchadiens se sont installés dans le Sud libyen avec un agenda bien calé sur la présidentielle prévue le 10 avril dans leur pays. Soutenus par des islamistes libyens, qui veulent faire la peau à Déby, les politico-militaires rêvent de jouer les arbitraires de la crise post-électorale à N’Djamena. A tout le moins, d’être les acteurs du troisième tour.
Dans cette conjoncture, le meilleur service à rendre au Tchad, c’est de créer toutes les conditions pour éviter qu’il ne bascule dans l’instabilité, à la faveur de la présidentielle du 10 avril. En cela, le choix de la France contenu dans un document du ministère de la défense révélée par le site Médiapart, est absolument contre-productif. En effet, soutenir, comme l’indique cette « littérature » attribuée aux services de Jean-Yves Le Drian, qu’il faut aider à la réélection du président Déby est totalement irrespectueux envers les Tchadiens.
Si telle était la nature du deal conclu entre Déby et la France, la présidentielle, qui aura coûté des milliards de francs CFA et mobilisé tant d’énergie, ne sera donc qu’une mascarade dont les résultats étaient connus d’avance.
Le rapport étroit entre le président sortant et les milieux militaires français a été parfaitement établi dans une enquête crédible effectuée en 2015 par le chercheur français Roland Marchal, à la demande du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD).
Il n’est un secret pour personne qu’ici et là dans le Paris diplomatique et militaire, on soutient que « Déby est le moindre mal » pour la France et qu’après lui ce serait le chaos au Tchad. On sait par ailleurs que le pouvoir socialiste a renoncé, au nom de la realpolitik, à exiger toute la lumière sur la disparition en février 2008 à N’Djamena du « camarade » Ibni Oumar Mahamat Saleh, fondateur du Parti pour les libertés et le développement (PLD), membre de l’Internationale socialiste (IS).
Mais de là à envisager que la France s’associe à une réélection de Déby par « tous les moyens », il y a un pas dangereux et porteur de hauts risques à franchir. Comme pour se démarquer de ce retour à la Françafrique, le département d’Etat américain a publié, de son côté, le 28 mars sur le site allAfrica.com
une tribune de la sous-secrétaire d’Etat aux affaires africaines Linda Thomas-Greenfield prônant l’alternance au pouvoir partout en Afrique. « Les Etats-Unis vont, affirme-t-elle, continuer à encourager des passations de pouvoir pacifiques et démocratiques en Afrique. Nous le ferons parce que nous croyons qu’elles donnent aux Africains la possibilité de profiter de la démocratie, de la paix et de la prospérité et qu’elles apportent la stabilité à tout le continent. L’alternance du pouvoir a bien servi les Etats-Unis, et elle fera de même pour l’Afrique. »
Au passage, elle rappelle la phrase prononcée en juillet 2015 par le président américain Barak Obama à Addis-Abeba : « Parfois, on entend des dirigeants dire : en fait, je suis la seule personne capable de maintenir l’unité de ce pays. Si c’est vrai, alors ce leader n’a pas réussi à édifier véritablement une nation. »
L’Afrique regardera le 10 avril vers Idriss Déby Itno, qui a accepté de bon gré, d’être pour un an le président en exercice de l’UA. Il se grandirait à ne pas se soustraire à son devoir d’exemplarité.
Seidik Abba, journaliste et écrivain, auteur de La Presse au Niger. Etat des lieux et perspectives (Ed. L’Harmattan, 2009).
Par Seidik Abba (chroniqueur Le Monde Afrique) – LE MONDE