C’est un nouveau chapitre qui s’ouvre, mercredi à Londres, dans l’histoire déjà longue – plus d’une décennie désormais – de la guerre de tranchées politique et judiciaire qui oppose le chef de file de WikiLeaks à l’administration américaine. Deux jours durant, la Haute Cour de justice britannique va examiner l’appel formé par Washington contre le refus d’extrader Julian Assange, prononcé en janvier en première instance. Une audience cruciale pour l’avenir de l’Australien, qui a passé cet été son cinquantième anniversaire entre les murs de la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres.
De quoi Assange est-il accusé ?
Outre-Atlantique, il est mis en cause pour avoir publié, en 2010 et 2011, près de 500 000 documents secrets de l’armée américaine sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan (les «War Logs»), quelque 250 000 télégrammes diplomatiques (le «Cablegate»), et des documents sur les prisonniers de Guantánamo – publications qui avaient fait l’objet de partenariats avec des médias du monde entier. Assange est notamment accusé d’avoir «incité» Chelsea Manning, la source des «leaks» de 2010, à s’emparer d’informations classifiées, et d’avoir «mis en danger des sources» de l’administration américaine. Ce que conteste vivement sa défense, qui a dénoncé, pendant son procès en extradition l’an passé, des charges «purement politiques».
Fin juin 2020, entre les deux volets de ce procès, Washington a par ailleurs ajouté de nouvelles accusations, dont celle d’avoir «conspiré» avec des groupes hackers et «hacktivistes» pour obtenir le piratage de données confidentielles. Des accusations basées sur les témoignages, connus depuis des années, d’un ancien bénévole de WikiLeaks et d’un ex-membre du groupe de hackers LulzSec, devenus en 2011 des informateurs du FBI… Au total, Assange fait l’objet de 18 chefs d’inculpation : l’un relève de la loi sur la criminalité informatique, les 17 autres de la loi de 1917 sur l’espionnage, l’Espionage Act, déjà mobilisée pour poursuivre – entre autres – Chelsea Manning puis l’ancien sous-traitant de la NSA Edward Snowden. Le fondateur de WikiLeaks risque jusqu’à 175 ans de prison.
Quels sont les enjeux de l’appel ?
En janvier, Julian Assange a remporté une victoire de taille : la juge britannique Vanessa Baraitser a rejeté la demande d’extradition émise par les Etats-Unis. Certes, elle a balayé la plupart des arguments de la défense de l’Australien, sur le caractère «politique» des charges, le risque de procès inéquitable, la nature journalistique des activités d’Assange – ce qui n’a pas laissé d’inquiéter plusieurs organisations de défense de la liberté de la presse. Mais elle a considéré que l’état psychique du fondateur de WikiLeaks – troubles autistiques, dépression, pulsions suicidaires – ne permettait pas de le livrer aux autorités américaines : une détention, probable, dans une prison de très haute sécurité pourrait l’affecter profondément, sans que les procédures de surveillance puissent «l’empêcher de se suicider». «L’état mental de M. Assange est tel qu’il serait oppressif de l’extrader vers les Etats-Unis d’Amérique», concluait la magistrate.
Sans surprise, Washington a décidé de faire appel et a obtenu que soit réévalué le témoignage du psychiatre cité par la défense de l’Australien, Michael Kopelman. Dans son rapport initial, celui-ci avait omis de mentionner la relation d’Assange avec Stella Moris, l’une de ses avocates devenue sa compagne, et l’existence de leurs deux enfants. Selon les avocats américains, la juge aurait dû pour cette raison rejeter le témoignage de Kopelman ou lui donner «moins de poids» ; pour l’équipe de défense d’Assange, la magistrate, qui a eu connaissance de cette relation au printemps 2020, avait tous les éléments en sa possession pour statuer en conscience.
Cette question sera donc l’un des éléments clés de l’audience d’appel. Washington entend également convaincre la Haute Cour de la valeur de certaines «assurances» données à la justice britannique : le fondateur de WikiLeaks ne serait pas soumis à une détention en prison de haute sécurité ou à des «mesures administratives spéciales»… sauf si ces régimes s’avéraient nécessaires pour de nouvelles raisons. L’administration américaine affirme également que l’Australien pourrait être autorisé à purger sa peine dans son pays natal.
Quelles sont les issues possibles ? La procédure d’appel au Royaume-Uni ne débouche pas sur un nouveau jugement sur le fond, explique à Libération l’avocat français d’Assange, Antoine Vey, mais consiste à analyser l’application des règles de droit par la juge de premier ressort. Si la Haute Cour invalide la décision de la magistrate, l’affaire sera réexaminée. Si, a contrario, le refus d’extradition est confirmé, ne restera à l’administration américaine que la possibilité de saisir la Cour suprême, sans garantie que ce recours lui soit accordé.
Quelle est la situation d’Assange ?
Le fondateur de WikiLeaks est toujours détenu dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, dans l’est de Londres, et ce, depuis sa spectaculaire arrestation dans l’enceinte de l’ambassade d’Equateur, il y a deux ans et demi. Ambassade dans laquelle il s’était réfugié près de sept années plus tôt, alors que la Suède le réclamait pour des accusations de violences sexuelles par deux jeunes femmes (l’enquête a depuis été classée sans suite et les accusations sont prescrites), et qu’il disait, déjà, craindre de se retrouver in fine extradé vers les Etats-Unis. Lundi, sa compagne, Stella Moris, a déclaré aux médias britanniques qu’il semblait «très mal en point». «Je l’ai trouvé très, très faible, appuie auprès de Libération Antoine Vey, qui s’est rendu à Belmarsh il y a trois semaines. Il est coupé du monde, il a besoin de contact… Je l’ai trouvé vraiment ébranlé.»
Très isolé dans sa détention, Assange a retrouvé, depuis son arrestation, des soutiens de poids parmi les ONG de défense des droits humains et de la liberté de la presse. Si bien des défenseurs de la première heure avaient été échaudés par le dossier suédois ou par la publication, durant la campagne présidentielle américaine de 2016, de mails du camp démocrate provenant de piratages attribués aux services secrets russes, les accusations de Washington portant sur les fuites de 2010, largement perçues comme relevant d’un intérêt public majeur, ont resserré les rangs autour de Julian Assange. Nombre de médias, y compris critiques à son égard, ont condamné les poursuites dont il fait l’objet.
Fin septembre, une longue enquête de Yahoo News est par ailleurs venue apporter de l’eau au moulin des soutiens d’Assange. Elle éclaire, a posteriori, une déclaration de Mike Pompeo, lorsqu’il était patron de la CIA, en avril 2017 : alors que WikiLeaks accumulait les publications de documents confidentiels provenant de l’agence américaine, Pompeo avait qualifié l’organisation d’Assange de «service de renseignement hostile non étatique, souvent soutenu par des acteurs étatiques comme la Russie». Formule choc qui reflétait, explique Yahoo News, la volonté de la CIA de traiter l’Australien comme un espion adverse. De fait, une société de sécurité, UC Global, est aujourd’hui accusée devant la justice espagnole d’avoir soumis Assange à un espionnage ultra-rapproché dans l’ambassade équatorienne pour le compte du renseignement américain. Mais un projet d’enlèvement aurait aussi été évoqué au sein de la CIA, auquel se seraient opposés des juristes de la Maison Blanche. Et Donald Trump aurait même demandé lors d’une réunion quelles étaient les «options» pour exécuter Assange – ce qu’il dément.
A la mi-octobre, une coalition de 25 organisations – dont l’American Civil Liberties Union, Amnesty International, Human Rights Watch et Reporters sans frontières – s’est appuyée sur ces révélations pour appeler, de nouveau, l’administration Biden à abandonner les poursuites lancées sous le mandat Trump. Appels auxquels l’ex-numéro 2 de Barack Obama – dont le gouvernement avait justement renoncé à utiliser l’Espionage Act à l’encontre d’Assange – est jusqu’ici resté sourd.
par Amaelle Guiton