Le tribunal militaire de Yaoundé a condamné ce lundi soir, 24 avril, notre confrère Ahmed Abba, correspondant de RFI en langue haoussa au Cameroun à dix ans de prison ferme pour non-dénonciation d’actes de terrorisme, et blanchiment d’actes de terrorisme. La défense a toujours clamé son innocence et souligné qu’aucune preuve de sa culpabilité n’a été apportée au dossier. Ses avocats ont annoncé leur intention de faire appel immédiatement. La direction de RFI a exprimé sa « consternation » dans un communiqué. Un sentiment partagé par le Syndicat national des journalistes du Cameroun (SNJC) qui dénonce un climat de plus en plus difficile pour la presse dans ce pays. Denis Nkwebo est le président du SNJC. Il répond aux questions de Pierre Pinto.
RFI : Quelle est votre réaction à la condamnation de notre confrère Ahmed Abba ?
Denis Nkwebo : Je pense que c’est une punition contre la presse. C’est une volonté de criminaliser le métier de journaliste au Cameroun parce que tout ce qu’on reproche à Ahmed Abba, c’est d’avoir été en situation professionnelle. A aucun moment au cours de ce procès, on ne nous a donné la preuve qui était indiquée dans quelque chose de grave. A la limite, c’était des supputations. Le juge des poursuites n’a pas pu apporter les éléments suffisants pour confronter la thèse de la participation de notre confrère à une quelconque activité criminelle. Nous pensons que c’est injuste.
Donc pour vous, c’est un procès politique, on peut dire. Il y a un message à destination de la presse camerounaise ?
La presse était jusqu’ici sous le coup d’une oppression silencieuse. Et la condamnation d’Ahmed Abba à dix ans d’emprisonnement ferme et à une forte amende est un message fort à l’endroit des journalistes qui osent encore exercer leur métier dans ce pays où on nous dit tous les jours qu’on est en situation de démocratie. On n’a pas encore compris comment cette accusation a pu prendre corps. Il y a d’autres journalistes qui sont poursuivis pour non-dénonciation. Il y a au moins six journalistes anglophones qui ont été interpellés et qui sont détenus dans le cadre des évènements en cours dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Il y a une forte crainte que la criminalisation de la profession de journaliste continue dans notre pays. Nous sommes finalement face à une situation qui mérite qu’on s’y penche assez rapidement. Je ne trouve pas de mot pour qualifier l’embarquement d’un journaliste qui depuis plusieurs années était d’abord gardé en secret, ensuite jugé pour une faute dont personne n’a pu nous apporter la preuve devant le tribunal militaire. C’est très grave ce qui est en train de se passer au Cameroun.
C’est un jugement pour l’exemple ?
Il ne s’agit plus seulement d’une affaire entre RFI, son correspondant et l’Etat du Cameroun. Il s’agit d’un procès de la presse. Il s’agit de savoir si un journaliste est libre d’exercer son métier au Cameroun sans être accusé sur un motif fallacieux. Il s’agit effectivement d’un défi qui nous a été lancé par le gouvernement. Nous sommes à la veille du 3 mai, la Journée mondiale de la liberté de la presse. Il faut que les acteurs de la presse, ceux qui se soucient de la liberté des journalistes, puissent se mettre ensemble pour interroger cette façon de faire. Nous en avons appelé depuis le début à la clémence. Nous avons demandé les preuves. Nous avons demandé que le chef de l’Etat en personne intervienne dans cette affaire. Sans préjuger de ce que l’appel qui sera interjeté par le conseil d’Ahmed Abba va produire, nous sommes en droit de demander au président de la République, qui est le magistrat suprême au niveau du Cameroun, de suivre tous les juges de poursuites et de surseoir à cette façon de faire, à ce passage en force. Sinon, peut-être, on sera bien obligés d’utiliser d’autres méthodes pour nous faire entendre.
Concrètement, comment les journalistes camerounais peuvent réagir à ce climat contre la presse au Cameroun ?
Les gens du Cameroun doivent comprendre qu’un gouvernement qui est de nature liberticide ne change pas du jour au lendemain. C’est la mobilisation, la prise de conscience collective et la structuration de la lutte des journalistes pour la liberté et l’avènement d’une société démocratique qui peuvent faire évoluer la situation. Sinon on aura beaucoup de cas encore de journalistes mis en prison sans que personne n’ait pu lever le petit doigt. Nous sommes face à des dirigeants pour qui les journalistes sont aujourd’hui des boucs émissaires parce qu’ils refusent de jouer les partitions du gouvernement. Ils en paient le prix. Mais nous, en tant que journalistes, on est prêts à payer le prix de la défense de la liberté, le prix de la défense du libre exercice de notre métier. Donc nous ne sommes pas contre les poursuites, nous sommes pour une justice équitable. Si tel est que la charge de la preuve incombe à l’accusation, il revenait au gouvernement du Cameroun, aux autorités judiciaires de poursuites de produire la preuve de ce que Ahmed Abba était un criminel ou qu’il ait été impliqué dans une activité terroriste. Nous n’en avons pas eu les preuves.
C’est une prise de conscience pour vous ?
J’aurais pu m’exprimer à titre personnel, à savoir que dans le cadre de cette opération, j’ai été attaqué physiquement à mon domicile. Ma voiture a été brûlée. Il y a eu avant Ahmed Abba des tentatives d’intimidation contre des journalistes et il y a eu des attaques physiques. Il y a deux journalistes qui sont aujourd’hui gardés au secret sans aucune information du public. Donc nous savions depuis très longtemps que nous étions en situation liberticide. Peut-être que la conscience nationale a été rationnelle et interpellée à travers ces jugements sévères, ce passage en force sans élément matériel de poursuites contre un journaliste en situation professionnelle. Peut-être qu’il est temps que ceux qui ferment les yeux sur ce qui se passe au Cameroun, les ouvrent aujourd’hui et se prononcent face à une situation de violation grave et répétée des droits de travail des médias au Cameroun.
Par Pierre Pinto – RFI