« J’avoue que j’avais complètement oublié quel jour on était, jusqu’à ce que la radio me le rappelle ce matin. » Assis sur un banc à l’ombre, Jacob Nkosi guette les touristes qui sortent du musée de l’apartheid de Johannesburg. Il y a vingt-cinq ans, jour pour jour, ce chauffeur de taxi noir de 49 ans votait pour la première fois. Mais samedi 27 avril, il n’est pas trop d’humeur à fêter le Freedom Day, le jour de la liberté en Afrique du Sud, qui célèbre les toutes premières élections multiraciales de 1994 et la fin officielle du régime de l’apartheid. « A quoi sert la liberté sur un estomac vide ? », lance t-il.
Le 27 avril 1994 pourtant, le premier jour de la démocratie est aussi, avec l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution provisoire, le dernier jour d’un régime raciste et criminel qui s’est maintenu plus de trois décennies durant.
Dans la foulée, Nelson Mandela sortait victorieux des élections, et la majorité noire exultait. « Cette euphorie s’est complètement évaporée », déplore aujourd’hui Jacob Nkosi, amer.
« Vous avez vu le prix des billets d’entrée ? »
Sur le parvis du tout pimpant musée de l’apartheid où se massent des hordes de touristes essentiellement européens et asiatiques, le peu de Sud-Africains présents partagent son avis. « Seuls les riches sont libres », explique Sipho, un gardien de 53 ans. Depuis trois ans qu’il y travaille, il n’y a jamais emmené ses enfants. « Vous avez vu le prix des billets d’entrée ? Je ne pourrai jamais payer ça », dit-il.
Dans son dos, les lettres « M-A-N-D-E-L-A » s’affichent en grand. « Le vieux, il nous a trahis, embraye Jacob. Il a fait trop de compromis. Les Blancs ont réussi à conserver le pouvoir économique et ils ne veulent toujours pas le partager. Il nous reste que des miettes. »
Des promesses et de l’espoir suscité en 1994, rien ne s’est passé comme prévu selon lui. Il énumère : « La corruption, le manque de services publics, l’augmentation de la pauvreté… » Vingt-cinq ans après la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud est désormais le pays le plus inégal du monde : le salaire moyen de la communauté blanche est 3,5 fois plus élevé que celui de la communauté noire. L’économie est morose et le chômage touche 27 % de la population, dont plus d’un jeune sur deux. Alors que le pays se rendra aux urnes le 8 mai, ils sont nombreux à penser que « leur vote ne sert plus à rien », comme Thabo Motoane, 29 ans.
Croisé sur le parking, il accompagne sa sœur au parc d’attractions de Gold Reef City, dont on entend les montagnes russes au loin. Situé juste en face du musée de l’apartheid, il est installé à l’endroit même où les premières mines d’or qui ont fait la richesse de Johannesburg ont été découvertes.
« Regardez : ici dans le West Rand, on est entourés par des mines. Ce pays est riche. Mais quand je sors de chez moi, il n’y a que des bidonvilles. En plus, on a tous ces étrangers qui viennent ici et qui travaillent pour presque rien. Du coup, il ne faut pas s’étonner que les jeunes d’ici sombrent dans la drogue et la criminalité », explique-t-il, lui-même le visage abîmé.
Lorsqu’on l’interroge sur son œil au beurre noir, il hésite puis répond. « C’est vieux ça. Avant, je volais des voitures. Mais j’ai complètement arrêté, ça faisait trop de peine à ma mère. J’ai passé trop de temps en prison », dit-il, près à dégainer ses tatouages.
« Ça reste un sujet sensible »
Un autocar arrive et dépose un groupe d’élèves, tous en uniformes scolaires. Sharon et Daniel, 15 ans, apportent enfin une pointe d’optimisme. Elle est noire, lui est indien : « Nous sommes meilleurs amis ! Ça, pendant l’apartheid, ça n’aurait pas été possible », explique Sharon. « Nos parents et nos grands-parents se sont battus pour que nous ayons la liberté de mouvement », poursuit Daniel.
Chez eux pourtant, ils n’évoquent que rarement les années de l’apartheid avec leurs aînés. « Ça reste un sujet sensible. Ils nous disent juste qu’aujourd’hui c’est mieux, que nous sommes dans un pays libre. Et qu’il faut laisser le passé dans le passé », poursuit-il.
Leur enseignante d’anglais qui les accompagne, et qui préfère préserver son anonymat, espère, cependant, qu’une visite au musée permettra de leur ouvrir les yeux sur ce passé « qu’il ne faudrait pas oublier ». « Si l’on regarde le programme d’histoire, l’apartheid, c’est un chapitre. Alors qu’on passe beaucoup de temps sur l’histoire européenne et qu’ils en savent beaucoup plus sur la Révolution française ! », fait-elle remarquer.
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A 21 ans, la jeune femme vient d’obtenir un poste dans l’école où elle était également élève, à Ennerdale, au sud de Johannesburg. Comme ses élèves, elle fait partie de la génération des « Born Free », née après 1994.
Elle s’estime chanceuse d’être la première de sa famille à avoir pu poursuivre des études supérieures. Mais sur le reste, elle est mitigée : « A l’université, je me suis rendu compte à quel point le racisme reste institutionnalisé. Alors bien sûr, les lois racistes ont toutes été retirées. Mais il reste ces règles invisibles qui empêchent certaines races d’aller dans certains endroits, poursuit-elle. Donc en tant que “Born-Free”, je me pose souvent la question : est-on réellement libre ? »
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