Tribune. L’acharnement judiciaire dont est victime depuis plusieurs mois le journaliste nigérien Moussa Aksar consacre une forme de déni de justice qui pèse sur de nombreux journalistes africains. Ces dénis de justice musellent la liberté d’informer et hypothèquent dangereusement la construction d’États de droit sur le continent.
La justice se doit de dire et de faire respecter le droit. Dès lors, que penser lorsque cette institution, où qu’elle agisse dans le monde, choisit de devenir elle-même un instrument de déni de justice ? La balance de l’équité judiciaire se transforme alors en véritable étau, dont les mâchoires brisent des victimes et discréditent la légitimité même du droit.
C’est à cette perversion de justice que sont confrontés de nombreux journalistes africains, à l’image de Moussa Aksar, 57 ans, directeur du journal nigérien L’Evénement, condamné le 7 mai par le tribunal de Niamey pour avoir publié une enquête d’investigation sur l’un des plus gros scandales politico-financiers de l’histoire de son pays.
Une enquête fouillée sur une affaire d’Etat
En septembre 2020, Moussa Aksar publie un article intitulé « Malversations au ministère nigérien de la défense : 71,8 milliards de francs CFA captés par des seigneurs du faux ». Dans cette enquête fouillée, le journaliste montre comment de hauts responsables de l’armée et des proches du pouvoir sont impliqués dans le détournement de fonds destinés à l’acquisition de matériels militaires.
En faisant correspondre les détails d’un audit gouvernemental divulgué avec des documents bancaires relatifs à des contrats signés avec des sociétés écrans pour l’achat d’hélicoptères et d’autres équipements militaires, Moussa Aksar révèle que le Niger a perdu pas moins de 120 millions de dollars (environ 90 millions d’euros au cours actuel) en raison de contrats falsifiés de 2017 à 2019.
Basée sur des rapports d’activités suspectes de l’Unité de renseignement du Trésor américain et du Réseau de lutte contre la criminalité financière (FinCEN), ce travail d’investigation faisait partie d’une enquête mondiale, dénommée « FinCEN Files », pilotée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ, dont Moussa Aksar est membre), travail qui a valu à cette organisation d’être nominée cette année au prix Nobel de la paix.
L’article 31 de la Constitution du Niger dispose expressément que « toute personne a le droit d’être informée ». Avec l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (HCDH), librement ratifié par la République du Niger en 1986, ces textes devraient à eux seuls conduire la justice de ce pays à prononcer un verdict en faveur de la liberté d’informer.
Or, au lieu de garantir l’accès et la production d’informations conformément à ses engagements internationaux et ses propres textes, voilà que la justice de Niamey a choisi d’assigner Moussa Aksar à plusieurs reprises (cinq fois en huit mois), pour finalement le condamner pour « diffamation » à une amende et des dommages et intérêts pour un montant total 1,2 million de francs CFA (environ 1 830 euros).
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Contacté par Reporters sans frontières (RSF) puis interrogé chez lui, à Niamey, le 11 mai, par Médias & Démocratie (M&D), Moussa Aksar (qui est par ailleurs président de la Cenozo, la Cellule Norbert-Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest) affirme qu’il reste déterminé à « poursuivre le travail dans cette affaire d’Etat ». Il nous précise notamment que le plaignant à l’origine de la « diffamation » avancée contre lui par le tribunal de Niamey n’est autre qu’un citoyen nigérien résidant en Belgique et dont le conseil juridique, Me Ismaril Tambo, est l’avocat d’une des personnes incriminées par l’enquête du journaliste…
Par ailleurs, le directeur de L’Evénement nous apprend que le procureur qui a requis sa condamnation a été jusqu’en 2019 directeur de la législation au ministère nigérien de la défense, administration placée au cœur du scandale dénoncé par Moussa Aksar. Que disent les tribunaux de Niamey de ces faits qui vont bien au-delà de la notion juridique de « conflit d’intérêts » ?
En Tanzanie, un procès monté de toutes pièces
Le cas de Moussa Aksar est malheureusement loin d’être une exception en Afrique. Au Cameroun, le directeur de publication Nestor Nga Etoga a déjà parcouru plus de 1 000 km pour comparaître dans les tribunaux devant lesquels il est poursuivi par une société d’exploitation forestière après avoir dénoncé certaines de ses pratiques dans une enquête.
Son confrère zimbabwéen Hopewell Chin’ono, journaliste d’investigation, a été arrêté et détenu à trois reprises l’année dernière. La cabale judiciaire contre lui avait été lancée peu de temps après ses révélations sur un important scandale de corruption lié à l’acquisition de matériel médical pour lutter contre le Covid-19.
Les images du journaliste tanzanien Erick Kabendera, apparaissant claudiquant à ses audiences dans le cadre d’un procès monté de toutes pièces contre lui en 2019, restent sans doute l’illustration la plus marquante, ces dernières années, d’une justice capable de se transformer en broyeuse d’information et de celles et ceux qui en assurent la production. Ce journaliste d’investigation aura passé sept mois en prison pour rien, avant d’être condamné à payer plusieurs dizaines de milliers d’euros en échange de sa liberté.
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Depuis des mois, différentes organisations internationales – parmi lesquelles M&D, RSF, la Cenozo et l’ICIJ – ont alerté les autorités du Niger sur ce qui est dorénavant devenu « l’affaire » Moussa Aksar. Nous réitérons notre demande à ces autorités de faire valoir le droit au Niger, en protégeant celle et ceux qui, comme Moussa Aksar, contribuent par leur travail d’information à l’objectif de « bonne gouvernance » avancé par le nouveau président nigérien, Mohamed Bazoum, élu en février.
D’autant que, rappelons-le, la récente condamnation de Moussa Aksar intervient alors qu’aucune suite n’a à ce jour été donnée à sa plainte pour les « menaces de mort » formulées à son encontre, au cours de son enquête, par Aboubacar Hima Massi, dit « Petit Boubé », un marchand d’armes nigérien expressément cité dans son travail d’investigation.
Olivier Piot est directeur exécutif de la plateforme franco-africaine Médias & Démocratie ; Arnaud Froger est responsable Afrique de Reporters sans frontières.
Olivier Piot et Arnaud Froger