La banderole est si grande qu’elle recouvre le canapé et la table basse du petit salon. « On doit l’apporter pour la manifestation, mais je ne sais pas encore comment on va faire pour la transporter discrètement », soupire Ouhiba Kichou, 50 ans. Les visages de détenus y sont imprimés, dont celui de son frère. Hadi Kichou, ingénieur, a été arrêté le 28 juin à Alger alors qu’il se trouvait dans son véhicule avec sa cousine. « La police a fouillé la voiture. Sur la banquette arrière, il y avait des pancartes qu’ils avaient faites pour la manifestation : une qui disait au chef d’état-major de partir à la retraite et une autre sur les articles 7 et 8 de la Constitution [qui stipulent que le peuple est la source de tout pouvoir en Algérie] », raconte Ouhiba.
Comme trois autres personnes ce jour-là – dont une élue locale de Tizi-Ouzou, Samira Messoussi –, Hadi Kichou est emmené au commissariat du boulevard des Martyrs, puis transféré à la prison d’El-Harrach, menottes aux poignets. Deux jours plus tard, le tribunal le place en détention provisoire pour « atteinte à la sûreté de l’Etat ». « Une arrestation pour des slogans ? Ça veut dire qu’on ne peut pas écrire ce qu’on pense sur une feuille blanche. C’est grave ! », s’emporte Ouhiba. L’arrestation de son frère, qui s’occupait de leurs parents âgés, a bouleversé la vie de la famille. « Je n’arrive plus à me concentrer, je suis tout le temps à la recherche d’informations. J’essaye de calmer mes parents, de les soutenir. Avec la rentrée scolaire, c’est encore plus dur, parce que les enfants ont besoin de moi », raconte, la gorge nouée, cette ancienne photographe de presse.
Depuis le mois de juin, au moins 66 personnes ont été arrêtées et placées en détention provisoire à Alger alors qu’elles participaient ou projetaient de participer aux manifestations pour un changement de régime. Une première vague d’arrestations a eu lieu fin juin, après les discours du chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, pointant du doigt ceux qui brandiraient le drapeau berbère. La deuxième vague est arrivée mi-septembre, alors que les autorités annonçaient la tenue d’une élection présidentielle pour le 12 décembre. Selon la presse, sur la même période, près de cent personnes au total seraient concernées par des poursuites judiciaires ; et ce chiffre pourrait augmenter. Le 29 septembre, deux militants de l’association Rassemblement actions jeunesse (RAJ) ont été placés en détention provisoire après avoir été arrêtés dans deux cafés de la capitale. « Les arrestations ne vont pas cesser. Et avec l’approche des élections, ça m’étonnerait qu’ils les relâchent », soupire Ouhiba.
« On n’entend pas les intellectuels »
Dans le local d’un parti politique au cœur d’Alger, autour de grandes tables en bois, la réunion du mercredi 18 septembre commence avec du retard. Etudiants, militants, journalistes, professionnels de la culture et proches de détenus tentent de faire un bilan du nombre de personnes arrêtées. Ils énumèrent les rumeurs, confirment les arrestations qui ont eu lieu dans d’autres villes du pays, en infirment d’autres. « Il faut vraiment qu’on mobilise pour les sit-in, on n’est pas assez nombreux », lance Zoheir, photographe. « Le pire dans tout ça, c’est qu’on n’entend pas les intellectuels », soupire Raouf, 31 ans.
Le groupe s’est organisé pour soutenir financièrement les familles de détenus qui en ont besoin. « On a commencé par donner de l’argent nous-mêmes, puis on a sollicité des chefs d’entreprise parce que c’était intenable. Désormais, certains patrons aident directement les familles sans passer par nous », affirme un jeune homme, militant d’un parti politique.
La majorité des personnes incarcérées sont des jeunes. Les parents ont également créé un comité des familles de détenus. « Nous étions perdus, chacun dans notre coin. Nous l’avons fait pour nous soutenir les uns les autres et surtout pour que les instances administratives et carcérales, tout comme les manifestants, aient un interlocuteur », explique Arezki Challal, dont le fils Amokrane, 32 ans, a été arrêté le 28 juin alors qu’il portait un drapeau berbère.
Au téléphone, il tente d’aider un homme dont le père semble avoir été arrêté mais dont personne n’a de nouvelles. Pendant plusieurs jours, ni les commissariats, ni les tribunaux, ni l’administration pénitentiaire n’ont pu dire où était cet homme. « Je ne sais pas où il faut aller, dit Arezki Challal à son interlocuteur. Tu sais, moi je n’y connaissais rien aux prisons avant l’arrestation de mon fils. »
Pressions des forces de l’ordre
Devant le tribunal Abane-Ramdane d’Alger, jeudi 19 septembre, une trentaine de personnes ont protesté aux cris de « Relâchez les détenus, ils n’ont pas vendu de la cocaïne », en référence à la saisie de plus de 700 kg de drogue à Oran en mai 2018. Chaque jeudi, les familles manifestent près de la cour. Elles se réunissent de nouveau le vendredi matin, avant d’aller manifester l’après-midi avec le cortège général. Souad Leftissi, 28 ans, le visage entouré par un foulard rose pâle, parcourt régulièrement les 500 kilomètres qui séparent sa ville de Skikda de la capitale. « Je participe aux réunions, je vais aux sit-in et je rends visite à mon frère », explique cette doctorante en architecture.
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Messaoud Leftissi, 34 ans, a été arrêté le 21 juin à Alger alors qu’il était assis dans un café avant d’aller manifester. Le jeune homme, militant depuis 2006, vit à Skikda, où, selon sa famille, il subissait des pressions des forces de l’ordre. En avril, une plainte avait été déposée contre lui auprès de la cellule de lutte contre la cybercriminalité, pour « appel à attroupement non armé ». Cela fait désormais plus de trois mois qu’il est en détention provisoire. « Le juge d’instruction de la onzième chambre n’a pas convoqué d’autre audience alors qu’il devrait l’entendre une deuxième fois sur le fond de l’affaire, raconte Souad Leftissi. Il refusait de recevoir les avocats, expliquant avoir d’autres affaires à traiter, plus urgentes. » Messaoud Leftissi a finalement été entendu le 30 septembre, mais le juge d’instruction n’a pas rendu le non-lieu qu’attendait sa famille. Il est maintenu en détention.
Le 27 septembre, Arezki Chellal a diffusé la traditionnelle manifestation du vendredi en direct sur les réseaux sociaux. « Nos enfants seront relâchés, dit-il. On sait qu’ils ont été pris en otages pour intimider la population. Regardez, il n’y a presque plus de drapeau berbère à Alger. Ils ont presque réussi. »