Alors que la présidente bolivienne par intérim, Jeanine Añez, a annoncé dimanche 17 novembre la convocation d’élections « transparentes », la situation restait tendue dans le pays. Depuis fin octobre et le début de la crise, au moins vingt-trois personnes ont trouvé la mort dans des violences, selon la Commission inter-américaine des droits de l’homme (CIDH), dont neuf pour la seule journée de vendredi. Les partisans de l’ex-président Evo Morales manifestent tous les jours depuis une semaine, notamment à La Paz, bloquant les routes et entraînant des pénuries.
Franck Poupeau, directeur de recherche au CNRS et à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), est affecté à l’Institut français d’études andines à La Paz, associé au Centre de recherche et de documentation sur les Amériques (Creda). Interrogé par Le Monde, il doute du caractère totalement spontané des protestations après les accusations de fraude et s’inquiète du caractère « autoritaire et meurtrier » du gouvernement provisoire, tout en revenant sur les responsabilités de M. Morales dans la crise.
Deux récits s’opposent sur la démission d’Evo Morales. « Coup d’État » ou « révolte démocratique ». Auquel souscrivez-vous ?
Je dirais qu’il y a eu une destitution forcée, qui ressemble étrangement à un coup d’État. Un coup d’État un peu particulier, civique et politique, et non un putsch militaire auquel on réduit souvent l’idée de coup d’Etat. On a bien assisté à une interruption de l’ordre institutionnel qui entraîne un changement des autorités en place, par une forme de contrainte, qui ne se réduit pas à la pression de la rue en faveur de la « démocratie ».
Le problème de l’expression « coup d’Etat », c’est qu’elle empêche de voir d’autres dimensions. Elle nie la dimension en partie populaire et démocratique – du moins à l’origine – du mouvement anti-Morales. C’est un terme que l’ex-président a lui-même utilisé dès le lendemain des élections pour discréditer les attaques dont il faisait l’objet et disqualifier le mouvement de contestation.
« Tout comme l’opposition a crié à la fraude sans preuves officielles, Evo Morales s’est proclamé président avant même les résultats finaux »
Le terme permet aussi d’éviter de se poser la question des responsabilités et du rôle du Mouvement vers le socialisme (MAS) et de Morales dans l’histoire, même si, aujourd’hui, cela semble éclipsé par le caractère autoritaire et meurtrier du gouvernement provisoire désormais en place. Inversement, si on ne parle que d’un « mouvement démocratique », on va occulter toutes les forces en présence et l’instrumentalisation de la protestation par la droite catholique et radicale. Elle n’a rien d’une protestation spontanée et on est en train de découvrir aujourd’hui qu’il y a sans doute eu beaucoup plus de coordination stratégique que ce que la fable du « mouvement démocratique » voudrait bien laisser croire. Ce n’est ni une révolte démocratique spontanée ou entièrement populaire ni un complot ou un coup monté. Ce qui fait qu’on a du mal à analyser le faisceau complexe de facteurs qui a abouti à la destitution forcée d’Evo Morales. Et, à la limite, là n’est plus l’enjeu : de fait, le gouvernement provisoire dépasse déjà largement ses attributions, qui consistent à organiser de nouvelles élections.
A l’origine du mouvement de protestation, il y avait plusieurs forces d’opposition, mais elles semblent avoir été largement phagocytées par une droite radicale. Que s’est-il passé ?
Le mouvement qui a conduit à la destitution du président était une coalition de différents groupes sociaux toujours très actifs dans la vie politique bolivienne, allant d’une élite blanche et métisse à des secteurs beaucoup plus modestes de la population qui sont dans les villes ou en périphérie des villes. Il y a eu une alliance circonstancielle. Cette coalition recouvre des intérêts très divers, entre ceux qui n’ont jamais accepté l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales et ceux qui étaient vraiment indignés par l’idée qu’il ait pu y avoir une fraude. Et, dans ce contexte, l’affrontement avec le président, les jours qui ont suivi l’élection, a fait que le courant en apparence plus modéré incarné par Carlos Mesa [principal rival de M. Morales lors de la présidentielle du 20 octobre] s’est fait déborder par une ultra-droite qui portait des revendications plus radicales, notamment la démission de Morales.
Evo Morales, en refusant le dialogue avec l’opposition, alors que de forts soupçons de fraude pesaient sur le décompte du scrutin, n’est-il pas en grande partie responsable de cette situation ?
Il est certain que son attitude n’a pas calmé les choses. Il est tombé dans un discours d’affrontement, dénonçant le racisme, le fait de ne pas tenir compte du vote des populations indigènes et rurales. Tout comme l’opposition a crié à la fraude sans preuves officielles, il s’est proclamé président avant même les résultats finaux, il s’est moqué des protestataires, les a menacés, a rejeté toute conciliation – excluant pendant des jours la voie d’une évaluation des résultats ou la possibilité d’un second tour – et a ainsi donné des forces au courant le plus dur. Sa stratégie qui consistait à marginaliser Carlos Mesa a favorisé le leadeur le plus radical, Fernando Camacho [proche de l’actuelle présidente par intérim], et s’est retournée contre lui. Il est tombé dans tous les pièges que lui tendait l’ultra-droite, qui travaillait depuis longtemps à sa chute. Quand, à la toute fin, Morales veut se montrer ouvert à la négociation, il a déjà perdu la main, il n’est plus audible. Car la droite dure a pris l’initiative.
Comment expliquer le discrédit dont souffrait Evo Morales, alors que les indicateurs économiques étaient globalement au beau fixe ?
« Evo Morales a perdu environ 20 % de son électorat en dix ans, en particulier parmi les secteurs urbains modestes qui ont eu l’impression que tout l’effort était concentré sur les campagnes… »
C’est ce qui est parfois difficile à comprendre de l’étranger, notamment dans les milieux de gauche, qui sous-estiment cette composante. L’énorme perte de capital symbolique et politique d’Evo Morales permet de comprendre pourquoi les soupçons ou la fraude ont déclenché une telle révolte. Evo Morales a quand même perdu environ 20 % de son électorat en dix ans, en particulier parmi les secteurs urbains modestes. Et un second tour lui aurait été nettement plus défavorable. Il n’y a pas eu d’investissements massifs dans l’éducation et la santé, par rapport à un idéal progressiste de renforcement des services publics. Les secteurs urbains modestes, en particulier, ont eu l’impression de payer des impôts sans en voir les retombées et que tout l’effort était concentré sur les campagnes… Tout cela a occulté les avancées sociales réelles – notamment en termes de redistribution et de réduction de la pauvreté – que ses mandats avaient produites.
« Sur le caractère autoritaire et même meurtrier du gouvernement en place, il n’y a pas de doutes »
Ce n’est donc pas seulement le fait de campagnes médiatiques contre lui, comme il le laisse entendre. Lorsqu’il appelle ses partisans à se mobiliser pour défendre le régime, il est lâché par un grand nombre d’organisations sociales, dont la COB (Centrale ouvrière bolivienne) ; mais, avant cela, il a déjà perdu le soutien de nombre d’organisations indigènes, celui des cocaleros des Yungas, un secteur rival de sa zone d’origine, le Chapare ; celui des mineurs coopérativistes de Potos, etc. La liste serait longue et elle pèse trop pour un parti qui est arrivé au pouvoir en tant que « gouvernement des mouvements sociaux ». Enfin, le fait de vouloir s’accrocher au pouvoir ne passe pas : l’effet du référendum non respecté [en 2016, où la population a rejeté la possibilité d’une quatrième candidature] a été catastrophique sur son image. Il est arrivé le moment où, quoi qu’il fasse, tout était pris comme un acte autoritaire ou un mensonge.
Quel avenir à présent pour la gauche bolivienne ?
Le MAS est en train de jouer sa survie, entre les négociations au Parlement et le blocage de la rue. Qui peut remplacer Evo Morales ? C’est la grande question, aucune figure ne se profile et les scénarios sont très incertains. Evo Morales était la condition pour faire tenir le processus, il l’incarnait à lui seul et il a toujours voulu écarter tous ses potentiels successeurs. Mais le MAS est difficilement éliminable en tant que tel ; il ne faut pas oublier que 40 % ou 45 % des Boliviens ont voté pour Evo Morales et qu’aucun scénario politique n’est tenable sans cette composante.
Est-ce qu’on assiste à l’installation d’un gouvernement autoritaire de facto qui va pouvoir gouverner par décret sans avoir été élu ?
Sur le caractère autoritaire et même meurtrier du gouvernement en place, il n’y a pas de doutes et on le voit en termes de menace sur la liberté de la presse ou sur la « police politique » des élus qui seraient « séditieux ». Sur sa volonté de gouverner par décrets, il y a eu cette tentation dès l’auto-proclamation du gouvernement provisoire, mais, à la suite de la pression de la rue, la présidence intérimaire a reconnu que le MAS pourrait participer aux élections.
Le gouvernement provisoire est sur le fil du rasoir : une situation de chaos, provoquée par une trop forte répression, précipiterait un retour d’Evo Morales ; inversement, le MAS, qui a encore la majorité aux assemblées, hésite entre solution négociée avec de nouvelles élections et pression dans les rues.