LETTRE DE SAN FRANCISCO
Le 5 mars, le professeur de journalisme William Drummond était annoncé chez Manny’s, un café et lieu de rencontre de San Francisco, pour présenter son livre sur la prison de San Quentin et le San Quentin News, le magazine des détenus auquel il participe depuis des années. L’événement n’a, bien sûr, pas eu lieu, la vie sociale s’étant arrêtée à cause du coronavirus.
Près de sept mois plus tard, le 21 septembre, le journaliste est retourné pour la première fois à San Quentin, la redoutable prison de la baie de San Francisco, immortalisée par la chanson Living Hell (« un enfer ») que Johnny Cash vint chanter sur place en 1969. Bill Drummond n’a pas pu franchir le donjon de 1852, où sont filtrées les entrées, mais il a pu déposer de la lecture pour les rédacteurs du mensuel, à l’isolement depuis le début de la pandémie.
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Entre-temps, San Quentin – la plus grande prison de Californie, avec 3 000 détenus, dont 725 dans le couloir de la mort – a vécu un enfer, mais d’un tout autre ordre que celui dépeint par la légende de la country.
Jusqu’à fin mai, la direction avait pu se flatter d’un bilan quasi miraculeux : six cas de contamination parmi les gardiens mais aucun parmi les prisonniers. Aujourd’hui, l’établissement figure en tête des foyers de contamination aux Etats-Unis ; 2 220 prisonniers infectés, plus de 100 hospitalisés et vingt-six qui n’ont pas pu être sauvés.
Tout a basculé le 30 mai, avec l’arrivée par autocar de 121 détenus en provenance de Chino, un centre de détention pour hommes âgés, situé dans la région de Los Angeles. Les transférés étaient censés avoir été testés, mais l’enquête a établi que le dépistage remontait à plusieurs semaines. A leur arrivée à San Quentin, les nouveaux ont été mélangés aux autres, dans des cellules fermées par des grilles, aux quatrième et cinquième étages, mal ventilés. Le virus n’a eu qu’à se propager.
Surcapacité
Dès début juin, un premier cas est signalé. Trois semaines plus tard, ce sont 500 hommes qui sont contaminés. Puis, le 7 juillet, 1 300 prisonniers et 184 employés. La prison commence à paniquer. Il n’y a pas de place ; les détenus sont à deux dans des cellules de trois mètres sur deux, empilées sur cinq étages.
Comme toutes les prisons californiennes, San Quentin est surpeuplée : à 110 % de sa capacité. En 2001, il a fallu que les détenus portent plainte pour atteinte à leur santé avant qu’une autorité se saisisse de l’affaire. En 2009, la justice a ordonné à l’Etat de désengorger les prisons et ne plus les laisser dépasser 137,5 % de leur capacité.
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Par crainte d’être envoyés à l’isolement, les occupants refusent d’être testés ou de signaler leurs symptômes. « J’ai quelqu’un à moins d’un mètre dans le lit du dessous », écrit un condamné, dans un témoignage envoyé par courrier. « J’entends les appels : “man down”, un homme “à terre”, toutes les demi-heures, raconte Steve Brooks, 48 ans. Etant asthmatique et Afro-Américain, voir les hommes autour de moi tomber malades est effrayant. Tout ce qu’on peut faire est prier, alors que la maladie et la mort s’emparent de vos sens. »
Les médecins font face à vingt urgences par jour, là où il n’y en avait habituellement qu’une ou deux : il est vrai que 40 % des détenus souffrent de maladies chroniques. « Est-ce que je dois mourir, alors que le procureur n’a même pas requis contre moi la peine de mort ? », se révolte Rashaan Thomas, l’auteur du podcast Ear Hustle, qui purge une peine de cinquante-cinq ans de prison.
Contamination à l’extérieur
La fabrique de chaises où travaillent les détenus est transformée en hôpital de campagne. Une tente de 160 lits avec des doubles portes de Plexiglas est installée sur le terrain de base-ball. Les promenades sont réduites au minimum, les douches limitées à une par semaine, les repas remplacés par des sandwichs dans des cartons…
A la consternation des habitants du comté de Marin, la zone résidentielle huppée blottie au nord du pont du Golden Gate, les prisonniers malades commencent à être expédiés dans « leurs » hôpitaux. Puis à San Francisco, où les contaminations reprennent. « Tant que le virus continue de se propager dans les prisons, personne n’est en sécurité », souligne William Drummond, auteur du livre Prison Truth.
La prison procède à quelques libérations, de prisonniers qui n’avaient plus que 180 jours à effectuer. Mais trop tard pour arrêter l’épidémie. Le 15 août, le détenu Mike Madeux meurt dans un hôtel de Novato, une localité des environs, où il a été placé en quarantaine. Il était diabétique, livré à lui-même : il s’est éteint à son douzième jour d’isolement.
Le 10 septembre, la famille de Daniel Ruiz, 62 ans, porte plainte contre le département des corrections : l’homme, qui devait bénéficier d’une libération anticipée début avril, est mort à l’hôpital le 11 juillet sans qu’elle ait été avertie. Il faisait partie des transférés de la prison de Chino, comme vingt-cinq autres des victimes. Mi-septembre, le responsable de l’administration pénitentiaire a été contraint d’annoncer sa démission.
Fin août, le San Quentin News a publié un hommage aux détenus des couloirs de la mort victimes de la pandémie : une photo et un nom. « Monsieur Manuel Alvarez », « Monsieur Dwayne Carey », « Monsieur Pedro Arias », « Monsieur John Beames »… Le virus a fait onze morts, parmi les détenus en attente d’injection létale : plus que la Californie – qui observe un moratoire sur la peine capitale – n’en a exécuté en vingt-cinq ans. Et plus, proportionnellement, que parmi les autres détenus, relève William Drummond. A ce jour, nul épidémiologiste n’a avancé d’explication à ce surcroît de mortalité dans un lieu, le couloir de la mort, où les consignes de distanciation ne souffrent pas d’exception.
Par Corine Lesnes