Après six longues heures d’attente, les visages sont dépités, les larmes coulent et la colère monte dans ce centre commercial qui jouxte la Cour de la sûreté nationale de New Cairo. Gasser Abdel Razek retournera en prison ce soir. «De toute façon, il n’y a que des criminels ici, vous n’avez rien à faire là», ont lancé les policiers devant la Cour de justice, pressant la petite foule de quitter les lieux durant la matinée, sous le regard interdit des commerçants.
Chose rare en Egypte, une cinquantaine de militants de droits de l’homme, d’avocats et même de diplomates étaient réunis pour soutenir Gasser Abdel Razek, le directeur exécutif de l’Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR), une ONG de défense des droits humains, ainsi que deux de ses collègues. Officiellement, ils sont poursuivis pour «diffusion de fausses informations», «atteinte à la sûreté de l’Etat» et «appartenance à une organisation terroriste» en application de la loi antiterrorisme liberticide adoptée en 2015. Les trois hommes ont été placés en détention provisoire pour deux semaines renouvelables. Ce lundi, donc, Gasser Abdel Razek était entendu par le procureur.
Rencontre avec les ambassadeurs
«La loi antiterroriste est utilisée comme une punition contre les défenseurs de droits de l’homme en Egypte», sourit avec lassitude Lobna Darwish, chargée des questions de genre à lEIPR. Déjà sous le radar des autorités, l’ONG, dûment enregistrée auprès les autorités, n’avait rien à se reprocher. Mais c’est une rencontre avec des ambassadeurs et diplomates de treize pays, dont la France, le 3 novembre, qui a précipité les arrestations. Le 15 novembre, Mohamed Bachir, le directeur administratif de l’ONG, a été placé en détention, suivi de Karim Ennarah, le directeur de l’unité de Justice criminelle le 18, et enfin de Gasser Abdel Razek, le lendemain.
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«Gasser savait qu’il allait être emmené après l’arrestation de M. Ennarah, confie Mariam Korachy, son épouse, dans un français parfait. Ça fait trente ans que Gasser travaille sur les droits humains en Egypte. Et à chaque fois on blaguait en se disant que c’était bizarre qu’il n’ait pas encore été arrêté.» Selon son avocat, Negad el-Borai, «il est très affaibli, on l’empêche de lui apporter des vêtements chauds alors qu’il commence à faire froid ici. Il est très fatigué».
60 000 prisonniers politiques
Une fois n’est pas coutume, c’est la France qui s’est exprimée en premier après l’arrestation de Mohamed Bachir à travers un communiqué du Quai d’Orsay, suivi par de nombreuses autres chancelleries. Plus habituée à être courtisée par l’Occident pour son rôle stabilisateur dans la région et sa réputation de bon client, notamment dans les ventes d’armes, l’Égypte a vivement réagi. Dans un communiqué, Sameh Choukri, le ministre des Affaires étrangères, a dénoncé l’ingérence de Paris dans ce dossier.
Dans le centre commercial, des boutiques sont fermées sur injonction des agents de la sûreté nationale, les pièces d’identité des avocats et militants, photographiées : «C’est juste de l’intimidation», assure un bon connaisseur des pratiques de la police égyptienne. Dans un pays où au moins 60 000 prisonniers politiques croupissent dans les geôles, Mohamed Lotfi, le directeur de l’Egyptian Commission for Rights and Freedoms, ne se fait pas d’illusions : «Aujourd’hui c’est Gasser, demain ça peut être moi. Nous sommes tous menacés.»
Tribunal de New Cairo, en Egypte, le 23 novembre. Photo Reuters