Nouveau rebondissement dans le « procès de la honte » que dénoncent depuis quatre ans les défenseurs russes des droits de l’homme. Iouri Dmitriev, 64 ans, l’historien connu pour ses travaux sur le goulag et la répression à l’époque stalinienne, a été condamné mardi 29 septembre à treize ans de détention dans un camp à régime sévère pour violences sexuelles sur sa fille adoptive. L’ONG russe de défense des droits de l’homme Memorial dénonce une affaire fabriquée de toutes pièces et considère l’historien comme « prisonnier politique ».
En juillet, Iouri Dmitriev avait été condamné à une sentence estimée alors « clémente » : trois ans et demi de prison, peine en grande partie déjà purgée en détention préventive. Il devait être libéré dès cet automne. Une fin à la fois heureuse et douloureuse après plus de trois ans de poursuites judiciaires contre cet homme arrêté en décembre 2016, libéré en 2018 après avoir été acquitté mais de nouveau incarcéré trois mois plus tard. Iouri Dmitriev est accusé d’avoir pris des images « pornographiques » de sa fille adoptive, photos destinées à l’organisme de protection des enfants en charge de suivre l’évolution de la fillette physiquement handicapée. Il avait fait appel de sa condamnation, tout comme le procureur.
La Cour suprême de Carélie vient d’annuler le jugement de première instance. Avec un clair message, s’inquiètent les défenseurs des droits de l’homme : faire peur à ceux qui, comme Iouri Dmitriev, exhument les crimes de Staline et s’en prennent à la lecture officielle de l’histoire sur la période stalinienne. Pendant trente ans, l’historien a en effet dressé la liste de 40 000 noms de personnes exécutées et déportées pendant la terreur en Carélie, région frontalière de la Finlande. Il a également découvert le charnier de Sandarmokh où il a identifié plus de 6 000 victimes assassinées.
« Ce procès est une honte »
Iouri Dmitriev a mené ce travail pour l’ONG Memorial qui lutte contre l’oubli des victimes de la répression soviétique minimisée en plus de vingt ans de pouvoir de Vladimir Poutine. Les historiens officiels cherchent notamment à démontrer que les morts du charnier de Sandarmokh ne sont pas des victimes des répressions staliniennes mais des soldats de l’Armée rouge abattus par les Finlandais pendant l’occupation de la Carélie. Le FSB, le service de sécurité héritiers du KGB, est soupçonné de vouloir se protéger des crimes du passé, en conservant son immunité.
« Nous ne cesserons pas de défendre Iouri et de poursuivre notre travail d’historien ! A la fin, il sera innocenté et libéré. Cela prendra le temps qu’il faudra », confie au Monde Anatoli Razoumov qui, depuis plus de deux décennies, travaille avec Iouri Dmitriev. Alors que les avocats de ce dernier se préparent à saisir la Cour constitutionnelle contre la nouvelle condamnation, Anatoli Razoumov prévoit d’intensifier la campagne de soutien auprès de la société civile. « Les accusateurs ont leur propre agenda politique. Mais nous, nous continuerons de nous battre pour réclamer justice », insiste-t-il.
Cet été, une centaine d’universitaires et personnalités d’Europe, persuadés de l’innocence de Iouri Dmitriev, avaient signé une lettre commune au président Poutine pour lui demander de « mettre fin à la persécution de l’historien ». En Russie, les ONG indépendantes de défense des droits de l’homme se sont mobilisées derrière Natalia Soljenitsina, veuve d’Alexandre Soljenitsine. « On ne peut pas cacher les crimes de Staline. Nous sommes les héritiers de cette période », avait-elle déclaré. « Ce procès est une honte. »
« Le problème, c’est que du fait de la nature très sensible des accusations pour pédopornographie, toutes les audiences au tribunal se tiennent à huis clos. Nous ne savons donc rien des arguments des juges derrière leurs revirements », explique Tanya Lokshina, directrice de Human Rights Watch à Moscou. « Iouri Dmitriev est poursuivi pour son travail d’historien libre. Ce procès politique confirme que le climat de répression ne cesse de se détériorer en Russie contre les voix indépendantes. »