Entretien de SHANDA TONME avec les journalistes Nga Etoga (agence Turc), David Nouwou (La Nouvelle expression), Gabriel Youbi (Ouest Echo), Benjamin Zébazé (Ouest Littoral), Fotso (Génération libre) et Kengne (Journal des Régions)
Pr. SHANDA TONME, peut-on dire que Paul Biya a réussi un coup majeur avec la récente visite du nouveau Président Nigérian Buhari au Cameroun, alors même qu’il n’avait pas daigné assister à son investiture à Abuja il y’a juste quelques semaines ?
Je suis un peu étonné par l’interprétation qui voudrait que les dignitaires ou leurs propagandistes s’attribuent des lauriers même quand tout laisse penser que les choses pourraient bien se présenter autrement dans le fond. Ce n’est pas parce qu’un Chef d’État accueille un autre sur son sol, qu’il a gagné je ne sais quoi de spécial. Et puis, il n’y a pas et il n’y avait pas véritablement de nuage dans les relations entre les deux pays voisins. Certes, le lourd passif de Bakassi, les divergences sur la stratégie à mettre en œuvre face l’ennemi terroriste, et la relative léthargie de notre diplomatie, pouvaient présager de soupçons mal élucidés voire inappropriés de part et d’autres. Mais l’essentiel a toujours été préservé et la diplomatie même timide, a prévalu.
Nous sommes d’accord sur ces explications, mais tout de même, si ce grand frère qu’est le Nigéria, a décidé de venir chez nous par ces temps, n’y a –t-il pas comme la volonté de venir sermonner ou dire : « écoutez, nous nous sommes trop amusés. Il faut qu’on parle, qu’on discute clairement et franchement, sinon, nous courrons à la catastrophe ?
Oui, immanquablement il y a cette volonté de retrouver et de valoriser les champs d’intérêts mutuels et de coopération multiforme, à la fois politique, diplomatique, stratégique et géopolitique. Vous savez bien, et je l’ai déjà souligné avec force lors de précédentes sorties publiques y compris dans certains de mes ouvrages de relations internationales, que le Nigéria est à tous les points de vue, le premier et principal partenaire du Cameroun. La communauté nigériane chez nous dépasserait largement les dix millions d’âmes, entrainant un des plus grands brassages de populations qui existe sur la planète. Ajoutez à cela qu’ils sont entreprenants, ouverts, studieux, très adeptes des mariages mixtes. Les enfants nés de ces unions pourraient se compter en plusieurs autres millions dans les vingt prochaines années. Il y a là un corps électoral important qui pourrait décider de l’issu de certains scrutins à l’échelle des deux plus grandes villes du pays, voire à l’échelle nationale. Je n’ose même pas vous parler de ceux qui ont obtenu frauduleusement des papiers camerounais (passeports et carte nationale d’identité).
En somme ce que vous dites, c’est que le Nigeria a les moyens d’influencer le destin du Cameroun ?
Mais écoutez, si vous aviez encore un doute sur cette réalité qui résulte d’une banale analyse géopolitique et stratégique, référez-vous à l’offensive du cimentier Dangoté, lequel n’est que une des faces visibles de l’iceberg.
Y’ a-t-il donc lieu de féliciter Paul Biya pour le faste déployé à l’occasion de cette visite ?
Non, n’abordez pas l’événement de cette façon, et surtout, ne donnez pas une interprétation aussi facile à mes propos. D’abord, les Etats ont la toute latitude de déployer le protocole qui leur convient à des occasions précises, sans que des interférences quelconques les y obligent. Dans le cas d’espèce, la lecture qui importe, c’est d’abord la démonstration par Yaoundé, d’une sensibilité accrue, je dirai même capitale selon les humeurs du moment.
Comment situer donc ce protocole selon vous ?
Il y a eu comme une expression masquée de remords, d’auto culpabilité, de réparation souhaitée et programmée. Personnellement je suis très satisfait de la façon dont nous avons accueilli Buhari. Notre pays a sorti le grand jeu, le grand protocole, la démonstration exemplaire de la quête d’une coopération à la fois riche et délicate. Nous avons longtemps fait preuve d’absence, d’inconsistance voire de légèreté dans nos rapports avec ce grand, je dirai ce super voisin. Logiquement, nous devrions avoir avec ce pays, des liens d’une exemplarité à nul autre pareil. Nous ne faisons pas un complexe, nous prenons la mesure des enjeux et l’imbrication des destins de nos deux peuples.
Donc, on peut dire que Yaoundé a compris ?
Oui et non. Oui parce que pour ceux qui ont cru voir dans notre diplomatie une volonté de négliger la sous-région et la région pour privilégier plutôt, l’Europe, l’Asie ou l’Amérique, cette visite et le déploiement technique, protocolaire et psychologique dont nous avons fait preuve, corrigent bien des assertions. On aimerait voir ce genre d’exemple se multiplier pour donner à la coopération sud-sud, une véritable âme. En plus cette visite arrive quelques jours seulement après l’escale de Hollande au Cameroun, avec tous les commentaires souvent désobligés que l’on a entendu par-ci et par-là. Il y a pour beaucoup de Camerounais et même des étrangers, une sensation de compensation, de réparation, de rattrapage. N’entends-t-on pas souvent dire que notre président ne va qu’aux sommets des blancs et boude ceux des Africains ? Maintenant, Paul Biya a fait fort dans la volonté de donner tout son poids et toute son importance à la diplomatie continentale.
Ne croyez-vous pas que cette nouvelle volonté résulte de la menace Boko Haram ?
C’est vrai que dans le malheur et le deuil, on bat le rappel des amis et on est même disposé à oublier des rancoeurs tenaces et des fanfaronnades inutiles, pour se ressourcer, pour organiser ses forces, pour amortir le choc et se reconstruire. Mais je vous renvoie la question de cette manière : et si le Nigéria avait plus besoin de nous dans la situation actuelle ? Les deux pays sont confrontés, tout comme d’ailleurs les autres dans la sous-région, à une menace grave qui met en péril leur destin et expose leurs économies à la perdition. Que Buhari vienne au Cameroun ou que Biya se rende au Nigéria, recoupe la même réalité d’une obligation voire d’une nécessité et d’une urgence de mutualisation des stratégies, de coordination des actions militaires et de programmation diplomatique.
Pensez-vous que cette visite suffit pour relancer la coopération avec le Nigéria dans les termes que vous souhaitez ?
Non, pas du tout, il faudra d’avantage et il faudra d’énormes corrections et nouvelles initiatives structurelles. D’abord, au niveau de la pensée et de la programmation diplomatique, et ensuite au niveau de l’articulation et de la construction des outils. Il devrait apparaître clairement et ouvertement dans notre démarche, que nous disposons d’une école de pensée sur la coopération avec le Nigéria, et il devrait exister dans les structures, une spécialisation et une spécificité nigériane. Il y a lieu de créer au sein du Ministère des relations extérieures, une sous-direction chargé de la coopération avec le Nigéria. Par ailleurs, notre ambassade à Abuja devrait être la plus grande, la plus importante, la plus prestigieuse et la plus étoffée. Il faudrait doter cette ambassade de moyens et de ressources humaines de qualité et de toute première compétence, en plus de leur nombre considérable. Voyez-vous, l’ambassade à Abuja est un rien par rapport à l’ambassade à Paris. Il y a trente ans, c’était compréhensible, aujourd’hui cela ne l’est plus. Il faut positionner à Abuja au moins cent personnes et créer trois voire quatre consulats dans tout le Nigéria. Nous devons enfin disposer dans ce pays et autour de ce pays, d’un des meilleurs réseaux de renseignements qui puisse exister.
Vous dites donc clairement que ce qui existe actuellement ne vous satisfait pas et ne fait pas le poids au regard des enjeux ?
C’est exact et cette observation va plus loin. Il ne faudrait pas se tromper sur les élans de solidarité, de solidarité et de compassion qui nous inondent après les attentats terroristes, ni sur les promesses de soutien. Il y a très longtemps que nous n’avons plus une politique étrangère digne de ce nom, en dépit de la sauvegarde des principes directeurs conçus et consacrés par le premier président. Non seulement nous ne faisons rien pour valoriser et rentabiliser une position géopolitique et géostratégique de premier plan que la nature, la culture, l’histoire et le caractère bilingue exceptionnel nous gratifient, mais pire nous avons volontairement démissionné des prétentions et des ambitions d’influence dans les administrations des organisations internationales. On aurait pu penser qu’une compensation intervienne au travers de la projection de fortes personnalités dans les médiations des conflits et les bons offices, mais rien de tout cela n’existe. Ce ne sont pas les ressources qui manquent pourtant. Nous avons eu des diplomates mémorables à l’instar des regrettés Bakoto Salomon, Boum Alexis, et bien d’autres, et nous avons encore de talentueux diplomates comme Pierre Ndzengué ou encore François Ebakisse, Tommo Monthé, Awono Dominique, Michel Ndjiena Wembou. Une diplomatie ambitieuse aurait conduit à satelliser ces génies des négociations et de la lecture de la compétition des intérêts nationaux sur la scène internationale, de manière à recueillir les retombées polyvalentes en termes d’image, d’influence et d’apports en investissements étrangers. C’est ce que la substance d’une politique étrangère offensive, productive, multifonctionnelle, polyvalente et plurielle qui caractérise les Etats en pole position d’un point de vue géopolitique. A défaut, il faut convenir que nous nous contentons d’une démarche de courte vue, d’une projection avec de courtes jambes.
Chez nous, les diplomates finissent comme des clochards, les plus chanceux sont nommés ambassadeurs et oubliés là-bas, et les plus téméraires qui ont vite compris à l’instar des Ndjiéna Michel Wembou actuel représentant de la BAD à Ndjamena ou de Fometé de la Cour internationale de justice de La Haye, se frayent un chemin dans la haute sphère des organisations internationales.
Cela dit, il faudrait évoquer ici, la récente promotion à la CEAC, de madame Chantal Mfoula, diplomate de haut vol et ancienne Directrice Afrique au MINREX arrivée là-bas après une réussite presque inégalée à son poste. C’est bien dommage qu’elle ait été remplacée au nom de quelques intérêts obscurs, par un autre cadre réellement incompétent et inefficace. Peut-être faudrait-il encore souligner, que d’autres dames de même calibre à l’instar de July Kamto, Directeur Europe et Edith Ondoua, Conseiller technique, devraient suivre dans la foulée si notre diplomatie décide réellement de sortir de l’isolement et de la léthargie. On pourrait encore citer les Dieudonné Ntsama et Thomas Fozin, diplomates expérimentés que nous gagnerions à pousser dans des fauteuils de l’administration publique internationale d’autant plus aisément, que ces derniers alignent des compétences impressionnantes.
En conclusion, il nous faut tout revoir avant d’affronter le Nigeria sur le terrain diplomatique ?
Non, vous percevez mal mes propos. Nous n’avons pas à affronter le Nigeria, encore que dans l’affaire Bakassi, personne ni aucun autre Etat n’aurait fait mieux que la diplomatie camerounaise. Nous avons été exemplaire de tous les points de vue, tant au plan strictement judiciaire à la Cour internationale de justice de La Haye qu’au plan diplomatique plus large. Ce qui nous manque, c’est une planification complète et opérationnelle reflétant et alliant nos atouts naturels, notre situation géographique, et notre potentiel économique et intellectuel. On aurait pas dû par exemple, pris des libertés avec le choix, la formation et l’utilisation des diplomates, de même que l’on n’aurait jamais du tolérer de maintenir une structure d’exécution diplomatique qui ressemble plus à un mouroir désespéré comme se présente depuis un temps notre ministère des affaires étrangères qu’à une chapelle d’excellence où de jeunes gens compétents nourris de patriotisme et ruisselant de compétence et d’ambition pour leur pays, viennent faire carrière.
Comment évaluez-vous le potentiel et la préparation de l’autre côté, au Nigéria ?
Objectivement, l’état des lieux n’est pas satisfaisant non plus. Si pour le Cameroun il faut conclure à un diamant qui n’a ni conscience de sa valeur ni conscience de son rôle et de sa place parmi les pierres, pour le Nigéria il faut conclure à une montagne qui gère mal sa hauteur, distribue mal ses trésors, organise mal les arbustes qui encombrent ses flancs, et mélange un peu les pédales lorsqu’il faut prévaloir dans la nature. On avait cru que le fédéralisme très prononcé dans ce pays allait constituer un facteur immense et stabilisateur pour son développement, hélas, nous sommes obligés d’assister au désastre occasionné par des politiciens qui ne sont pas sortis des passerelles de l’obscurantisme, des manipulations ethno-régionalistes teintées de travers religieux. Tant pis pour ceux qui croient voir la main de l’Occident et de l’étranger dans tous nos malheurs. On ne peut pas être la première économie du continent, produire plus de deux millions de baril de pétrole par jour, et patauger dans une telle situation déplorable.
Les deux pays sont donc selon vous, dans la même situation peu enviable de perte de vitesse et de diplomatie inadaptée ?
J’ai peur de répondre par l’affirmative. Comparativement au rôle majeur que jouaient les deux pays sur la scène continentale dans les années 1970, on peut affirmer sans se tromper qu’ils sont aujourd’hui éteints, absents, perdus, inaudibles, insensibles, en perte totale d’influence. De même qu’on n’est pas forcément ou automatiquement influent parce que l’on est riche ou très peuple, on n’est pas automatiquement affaibli, insignifiant, non influent parce qu’on est petit ou peu peuplé. Les exemples du Rwanda, de Cuba et d’Israël, lesquels sont tout petits mais très influents, témoignent à suffire. Si vous faites par exemple une lecture de l’histoire diplomatique des dix dernières années sur le continent, vous vous apercevrez que globalement, un pays comme le Burkina Faso a développé une plus grande influence diplomatique que le Nigeria, et que la Guinée équatoriale et le Congo Brazzaville ont été plus influents et plus présents sur le terrain que le Cameroun. Il s’agit d’évidences factuelles et événementielles incontestables. Ces réalités de concrètes se retrouvent malheureusement à l’envers ou à l’opposé des atouts, des potentiels et des présupposés géopolitiques, économiques et démographiques.
Sur tout un autre plan, peut-on dire que la situation des deux pays est comparable ou que le phénomène terroriste Boko Haram résulte de leur mauvaise gouvernance ?
Votre question est truffée de sous-entendus. Voulez-vous me demandez clairement quelle est la responsabilité des systèmes de gouvernance dans la survenance du phénomène terroriste ? Je préfère que vous soyez assez précis et à ce moment-là, je vous renvoie au livre que j’ai publié en 2013 aux éditions EDILIVRE, et avec le titre : « Violences et guerres comme instruments des systèmes de gouvernance ». A ce propos il est depuis longtemps établi, et ce sans qu’il ne soit besoin de trop grandes analyses, que la violence est d’abord le fruit d’un échec des articulations sociales et un défi aux normes de coexistence pacifique des rapports humains. Ceux qui ont la charge de la gestion, de la supervision, du contrôle et de sanction de la gouvernance institutionnelle et politique, assument d’une manière ou d’une autre, l’éclosion des phénomènes violents. Les dits phénomènes prennent la forme de guerres civiles, de terrorisme aveugle ou de révolution. Les Kamikazes d’Oussama Ben Laden qui lancèrent des avions sur les tours jumelles de New York, sur le Pentagone et sur la Maison Blanche, protestaient contre la politique des Etats unis dans le monde arabe et particulièrement sur la question palestinienne.
Est-ce que vous vous alignez donc sur ceux qui pensent qu’il y aurait un Boko Haram Nigérian à part e Boko et un autre Boko Haram entièrement à part également ?
Je déteste d’être amené à m’exprimer sur un même sujet mille fois. Il me semble que j’ai eu par le passé, à répondre à ce genre de questionnement. Une somme d’évidences corrobore dorénavant cette vision, cette présentation de la scène de crise et des attentats. Les problèmes sociaux dans la partie nord du Cameroun sont cruciaux, cruels, immenses et interviennent comme un facteur aggravant voire générateur des troubles et de quelques perditions dont le phénomène du terrorisme dont les coupeurs de route ne sont que l’une des versions attendries, apparaît comme la sanction incontrôlable. J’ai sorti « mémorandum du Grand Nord » qu’avaient rédigé en son temps, quelques figures politiques de la région dont Issa Tchiroma, Dakole Daissala, Antar Gassagay, Mustapha Hamadou et Garga Haman et je l’ai relu. Ce n’est pas simplement effrayant de réalités troublantes, c’est une anthologie de la misère, une dictée de l’anthropologie du mal développement et d’un presque désespoir pour ne pas dire un abandon. Je crois que le gouvernement est très conscient de cette situation depuis un temps, et même avant l’irruption de Boko Haram. Le meilleur témoignage est l’effort fait dans le domaine de l’éducation, et dont l’université de Maroua avec sa vingtaine d’établissements porte le symbole palpable. Les élites avaient donc vu venir, et le reste n’est que continuité logique, conséquence inévitable et destin préfabriqué par le système de gouvernance dans un sens comme dans l’autre. Il est malgré tout dommage, que les élites auteurs de ce mémorandum n’en n’aient plus ou pas fait un référentiel solide et incontournable de leur démarche et de leur vision pour le développement cohérent et harmonieux de notre pays, et l’aient au contraire trop vite rangé dans les tiroirs pour négocier chacun un destin politique égoïste. Tous sont devenus ministres, et tous se sont par la suite coupés des réalités qu’ils dénonçaient ou ont choisi de se taire, de ne plus les évoquer ni s’en référer. Les appels du ventre ont été plus forts que les rigueurs de la pensée et de la doctrine portée par la tête, et le gain immédiat plus attrayant que la défense des principes des espérances pour un lendemain meilleur bénéfique aux populations. Il existe dorénavant un fossé voire une fracture profonde entre les populations du grand nord et leurs élites. Ces élites font la politique à Yaoundé dans une langue que ne comprennent pas les populations là-haut et pour des intérêts qui n sont pas dans les préoccupations des dites populations.
J’avais personnellement salué ce document à sa sortie comme un acte salvateur, un élan de prise de conscience pour un patriotisme qui milite pour l’élévation du niveau de bien être de toutes les régions du pays. On ne peut pas avancer à Yaoundé, à Douala ou à Bafoussam, si dans le grand nord ou au fin fond de l’Est, des écoliers s’assoient encore au sol sous des hangars de fortune ou même sous quelques arbres d’opportunité.
Partagez-vous l’optimisme des deux Chefs d’Etat qui promettent d’éradiquer la nébuleuse Boko Haram ?
D’abord pour éradiquer quelqu’un ou quelque chose, fusse un virus, il convient d’abord de le connaît au préalable de le connaître, de l’identifier, de le maîtriser, de se familiariser avec l’ensemble de ses modes opératoires, de ses sources, de ses soutiens, et de ses affidés. Qui est peut véritablement nous dire ce qu’est Boko Haram aujourd’hui, au-delà de la qualification de terroriste ? La notion de guerre asymétrique qui tantôt s’applique et tantôt ne s’applique pas selon les choix tactiques sur le terrain, bouleverse toutes les intelligences militaires et désorganisent toutes les assertions académiques. Tenez, un jour, vous avez une véritable bataille rangée entre des terroristes agissant en bataillon avec des moyens de transports et des armes lourdes sophistiquées, et un autre jour vous avez des attaques lâches derrière les lignes de défense, en profondeur dans le pays. Il y a là une démonstration des capacités qui ne recoupent plus seulement la définition de forces terroristes, mais qui mettent en exergue, l’essence de la guerre totale enseignée dans les meilleures académies militaires.
Au lendemain de l’élection de Buhari, j’ai entendu des apprentis sorciers et toute sorte de profanes mis en scelle par quelques journaux y compris le très sérieux « Cameroon Tribune », soutenir que les jours de Boko Haram sont comptés. L’autre perdition de notre pays réside dans cette habitude de donner la parole à de petits amis, des frères et des membres de clans, pour s’exprimer de manière péremptoire sur des sujets parfois trop sensibles voire délicats qu’ils ne maîtrisent ni d’Adam ni d’Eve. On induit alors l’opinion en erreur et de façon grossière. Si on veut faire la promotion de frères et d’amis, c’est bien, mais leur coller des titres et des qualités qui les dépassent afin qu’ils parlent de choses dont ils sont plus qu’ignorants, n’est pas sérieux.
Faudrait-il déduire que les dirigeants ne saisissent pas bien les enjeux ou ne pèsent pas bien la menace ?
Au contraire, la visite de Buhari procède d’une haute idée de la menace et l’accueil exemplaire que lui a réservé Biya relève de la conscience aigüe des enjeux. Ce n’est pas un sommet banal ni habituel comme on en voit souvent qui a eu lieu à Yaoundé, c’est un véritable conseil de guerre qu’ont tenu les deux dignitaires. D’ailleurs, ils ne s’en sont pas cachés et ont appelé un chat un chat. Maintenant, ces chefs suprêmes des armées ont-ils pris toutes les dispositions qui s’imposent, et tiennent-ils à travers leurs troupes respectives, des moyens, des logistiques, des instruments mécaniques, intellectuels et techniques constituant des solutions face à un Boko Haram qui n’a ni territoire déterminé, ni alliés précis ? Nous en revenons à la qualité des hommes qui combattent et mieux, à la qualité du commandement. Commandement ici veut dire supervision et gestion des éléments d’information, des actions et des programmations dans tous les sens du terme. Il ne suffit pas de proclamer la coopération entre les structures de renseignement, il faudrait encore que les ressources humaines impliquées soient à la hauteur des attentes et des annonces. J’en doute et ce doute est valable pour les deux partenaires. Le tribalisme, la corruption, la concussion et le laxisme ajoutés au recul du nationalisme et du patriotisme dans nos systèmes de gouvernance, ont abouti à fausser complètement la construction de nos Etats, de nos administrations publiques et de nos structures sécuritaires et militaires. Ce constat est valable pour presque tous les États au sud du Sahara. C’est lorsque nous sommes confrontés à une menace sérieuse comme maintenant que l’on se rend compte de la lourde bêtise, de la faute. De ce point de vue, Boko Haram est comme une meute d’insectes venimeux, méchants et impitoyables sortis des flancs mal entretenus voire des failles du tronc d’un arbre pour ensuite envahir toute le corps, des racines au sommet en polluant au passage tout l’environnement au sol tout autour.
Quel regard portez-vous sur les mesures qui se succèdent pour prévenir les attentats, de l’interdiction de la Burka à la fermeture des bars et débits de boisson plus tôt dans la soirée et les contrôles dans les transports ?
S’il est une chose qu’il faut déplorer, c’est le laxisme, l’insouciance voire l’irresponsabilité de certains citoyens et citoyennes. Comment comprendre que quelques-uns se montrent peu coopératifs par ces temps, et tiennent parfois des propos désobligeants à l’endroit des forces de sécurité. Dire que nous sommes dans un pays corrompu n’est plus une originalité, de même que dénoncer le comportement déviant de certains éléments des forces de sécurité n’est en rien nouveau. Il ne faut pas trouver des excuses pour se soustraire aux contrôles ni traîner les pieds pour montrer sa carte nationale d’identité. Avez-vous vu le nombre de cartes nationales d’identité qui traînent dans les commissariats ? C’est un scandale inacceptable. Nous sommes finis avec l’anarchie dans ce pays et il faut se ressaisir au plus vite. La sécurité est une affaire de tous, parce qu’une bombe ne fait pas de tri dans les victimes. Par ailleurs, il est clair que le coût économique des mesures sera très lourd, tout comme l’est d’ailleurs et déjà celui de la guerre. Il y a un prix à payer, et je regrette que les industries brassicoles soient obligées de voir leurs chiffres de vente fondre un peu à cause des restrictions des horaires des bars. Je me demande par ailleurs s’il faut s’en plaindre vraiment, à voir le niveau d’alcoolisme et de débauche qu’à atteint notre société depuis deux décennies.
Que ceux qui s’en plaignent aillent demander des comptes à Boko Haram ou nous aident à éliminer les sources des déviances, des tares et des défaillances politiques qui engendrent le phénomène du terrorisme à la base. Quand des États sont attaqués de façon aussi radicale, frontale, certaine et cruelle avec tous les dommages immédiats, visibles et collatéraux auxquels nous assistons, la réaction doit être forte et sans pitié.
Dans ce contexte, qu’est-ce que vous personnellement vous êtes disposés à faire à votre niveau ?
Chers, je ne suis pas seulement un intellectuel de la plume, de la réflexion stérile et du discours, je suis un d’abord un enfant des sous quartiers, un combattant de la rue et un homme d’action. Je suis prêt à aller au front dans l’extrême nord à tout moment pour me battre aux côtés de notre armée. Je vous signale que le 28 février, c’est en tenue de combat que je m’étais présenté su boulevard du 20 mai à Yaoundé pour la marche de soutien à nos forces de défense. J’étais d’ailleurs seul dans cette tenue, alors que je m’attendais à voir beaucoup d’autres citoyens et citoyennes de tous les jours faire comme moi. Au fond, je crois que le MINDEF et tous les autres membres du gouvernement qui s’y trouvaient, auraient du enfiler le treillis camouflé pour marquer les esprits, pour enclencher et approfondir le vaste mouvement populaire de soutien. Lorsque l’on dit un pays en guerre, il faut marquer le temps, accuser le coup, et changer de look. Nous sommes en guerre et c’est maintenant vrai. Je vais vous faire une révélation : un jour j’ai été stoppé par un ami journaliste qui m’a montré des images de nos soldats décapités par les salauds de Boko Haram. Nous avons pleuré quelques minutes dans ma voiture, puis, je suis sorti, j’ai marché à pied jusqu’aux portes du ministère de la défense pour me porter volontaire pour le front. J’ai demandé à voir le ministre pour obtenir le paquetage, ce sac complet de soldat qui contient l’essentiel pour le front. Je transpirais à grosses gouttes. Malheureusement à son secrétariat, on m’a dit que le patron était absent. J’ai raconté mon histoire aux militaires qui se trouvaient là. Ils m’ont écouté tranquillement, avant de réagir en ces termes : Professeur, nous vous connaissons bien. Vous n’êtes pas un étranger ici et nous connaissons vos positions et savons que vous nous soutenez, mais on ne va pas au front ainsi. Il faut se préparer longtemps ». C’était tout simplement pathétique. En voyant ces photos, j’avais une pensée profonde pour les familles, les épouses, les orphelins, nos dirigeants, le peuple camerounais attaqué, provoqué, humilié.
Etiez-vous sincère dans cette démarche ?
Certain que j’étais sincère et je l’ai toujours été. J’ai toujours parlé avec la consistance, l’engagement, le loyalisme et l’honnêteté d’un citoyen disposé à se battre jusqu’au bout pour les causes qu’il défend. Il me souvient qu’en 1975, je n’étais qu’un étudiant de 21 ans, et en deuxième année à Paris, lorsque je m’étais porté volontaire pour aller me battre aux côtés du MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola) pour l’indépendance de l’Angola. J’avais tout préparé pour partir, mais au dernier moment, les aînés ont décidé que j’étais très jeune, que seules ceux qui avaient au moins terminé avec la licence pouvaient partir. Vous voyez, mon destin aurait pu basculer en Angola. J’aurais pu mourir pour l’indépendance de l’Angola, le cœur tranquille et béni par tous les martyrs du continent, des Um aux Lumumba, Cabral, et autres. Aller à l’école, collecter des diplômes, gagner beaucoup d’argent c’est bien, mais porter des causes, se battre pour des idées de justice, de liberté, de solidarité et défendre son pays avec hargne, courage et honnêteté c’est encore mieux.
Faut-il pour terminer, faire sien l’adage selon lequel « à quelque chose malheur est bon », pour parler de la relance de la coopération entre les deux pays ?
Mais écoutez, on pourrait bien le dire pour le Tchad également avec lequel nous sommes dorénavant dans une véritable relation d’amour depuis le début de la guerre contre ces terroristes. Vous savez en quels termes nous parlions des tchadiens avant et le peu de considération que nous leur accordions. Les choses ont changé avec leur démonstration de solidarité, de bravoure et de coopération sur le terrain de la guerre. Les Camerounais les respectent maintenant et le Chef de l’État en personne ne rate aucune occasion pour louer l’amitié et l’apport du peuple tchadien. C’est une très bonne chose. Avec le Nigéria, nous sommes en passe de réparer une faute terrible, incompréhensible. Feu Ahidjo, paix à son âme ne s’amusait pas avec ce grand pays voisin et mettait un soin spécial dans le suivi des relations. Nous sommes passés par une période de léthargie, par un sommeil que je ne comprends pas. C’est comme si à Yaoundé, l’une des capitales africaine qui regorge de nombreux cadres intellectuels, on ne comprenait rien à la géopolitique. Je le dis parce que c’est justement au moment où le Nigéria prenait de l’envol, se transformait, se renforçait et s’industrialisait à grands pas pour devenir la puissance continentale qu’elle est aujourd’hui, que Yaoundé montrait des signes de désintérêt voire d’inattention dans la coopération avec ce pays. Hélas.
Mais professeur, vous nous dites là que nous ne connaissons donc pas le Nigéria ou quoi ?
C’est exact, les Camerounais ne connaissent pas le Nigéria e peut-être même pas assez les pays tout autour. Il faut aller au Nigéria pour comprendre, pour réaliser le développement, pour voir fonctionner l’argent, l’industrie, l’ambition de construire et de se développer. Il y a un génie énorme dans ce peuple qui travaille comme les Chinois et cherchent l’argent comme pas possible. La majorité des Camerounais instruits connaissent la France, les États unis, l’Allemagne, bref tout sauf l’Afrique ou pas assez l’Afrique. Et voilà comment ils s’enferment dans des vieux clichés des années 1960 où leur pays était présenté comme une perle sur le continent. En 1970, personne ne pouvait penser que le Cameroun n’aurait pas un seul kilomètre d’autoroute ni aucun stade aux normes olympiques en 2015, que l’on mettrait encore de quatre à six heures pour parcourir les 250 kilomètres qui séparent Yaoundé la capitale politique à Douala la capitale économique ?. Nous y sommes pourtant.
Nous sommes dorénavant en retard sur bien des pays, en arrière par rapport à des pays aux atouts équivalents, et pire, nous n’avons plus ou pas de diplomatie qui ambitionne à promouvoir des nationaux sur la scène internationale à des niveaux de haute visibilité. Durant les trente dernières années, aucun Camerounais n’a été commis comme médiateur dans un confit ou simplement facilitateur dans une crise. On les compte par dizaine au Sénégal, au Mali, au Burkina, au Nigéria. Ce ne sont pas pourtant les talents et les sages qui manquent.
Le mot de la fin. Faut-il avoir peur de Boko Haram ?
Vous voulez rire j’espère ? Il est important de savoir que nous sommes en présence non pas de fous comme il se dit, mais d’une nébuleuse dans la traduction la plus détestable de la désignation. Le simple fait que cette organisation ait fait allégeance à l’internationale terroriste dénommée « Etat islamique », est suffisamment terrifiant pour que chacun en ait effectivement et raisonnablement peur. Il y a comme une organisation des nations unies du terrorisme qui fonctionne selon d’autres préceptes, d’autres valeurs et d’autres principes, générant des normes spécifiques et obéissant à un droit international qui lui est propre./.