Située à la 150e place sur 180 pays dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, après la Russie et le Mexique, l’Ethiopie peine à vaincre ses démons. Le pays de la Corne de l’Afrique est pointé du doigt depuis longtemps par les organisations de défense des droits humais pour avoir emprisonné des journalistes, fermé des médias, coupé internet et bloqué les réseaux sociaux. Cela dit, depuis son investiture en tant que Premier ministre, fin mars, Abiy Ahmed donne l’impression de vouloir changer les choses. Va-t-il y arriver ?
Signaux contradictoires
Abiy Ahmed est oromo. C’est un enfant de l’Organisation démocratique des peuples oromo (OPDO), un des quatre partis de la coalition au pouvoir (EPRDF). Il multiplie les discours d’ouverture et les rencontres avec les opposants. « Nous avons besoin de respecter tous les droits humains et démocratiques, en particulier la liberté d’expression, de rassemblement et d’organisation », a-t-il soutenu lors de son investiture, ajoutant que, « dans un système démocratique, le gouvernement permet aux citoyens d’exprimer leurs idées librement sans aucune peur ». Signe positif : depuis janvier, des milliers de prisonniers, dont une partie arrêtée durant les manifestations de ces trois dernières années, ont été libérés aux niveaux fédéral et régional. L’Internet mobile est revenu en régions, après avoir été coupé pendant plusieurs mois. Signe négatif : l’état d’urgence, instauré mi-février, reste en vigueur. Il a conduit à près d’un millier d’arrestations. « Ils doivent lever l’état d’urgence immédiatement, sans aucun prérequis, commente Belay Manaye. Pour moi, cet état d’urgence indique simplement la volonté du gouvernement de nous maintenir dans la peur. » S’il n’a pas constaté, pour l’instant, d’évolutions dans le traitement de l’information des chaînes d’Etat, ce journaliste note néanmoins un changement au niveau des chaînes de télévision locales dans les régions Oromia et Amhara, les deux plus peuplées du pays. Depuis plusieurs mois, leurs tons seraient de plus en plus libres et critiques. Mais il est difficile d’évaluer leur niveau d’indépendance notamment par rapport à l’OPDO, le parti oromo de la coalition, rendu populaire à travers les médias locaux.
Un nouveau média sont sur orbite…
« Le nouveau Premier ministre Abiy Ahmed nous a promis beaucoup de réformes afin d’ouvrir l’espace politique et de créer un environnement favorable pour les médias. Donc il faut que l’on teste ça », affirme Abel Wabella. Il est en train de lancer un nouveau média en ligne : Gobena Street. Membre du collectif Zone 9, Abel Wabella a été arrêté en 2014 et a passé un an et demi en prison. Aujourd’hui, toutes les charges contre lui ont été abandonnées. Après avoir travaillé dans un hebdomadaire local, il a voulu monter son propre site d’information indépendant. Il lui reste encore à obtenir une licence et des fonds pour mener à bien son projet. Pour l’instant, il travaille avec des contributeurs bénévoles, mais espère pouvoir embaucher un jour des journalistes, photojournalistes et éditeurs, et veut croire qu’une nouvelle page est en train de s’écrire.
Autre parcours, autre illustration. Après trois ans d’études de journalisme et de communication à l’université d’Addis-Abeba, Belay Manaye a travaillé dans un journal d’État, avant de démissionner en 2013. « On m’a envoyé couvrir des réunions publiques et des conférences de presse des partis d’opposition. Quand je revenais au bureau et rendais mon article, je ne le retrouvais pas dans l’édition du lendemain, rapporte-t-il. Quand tu demandes à ton rédacteur en chef pourquoi ça n’a pas été publié, il n’a pas de réponse. Tu peux imaginer qu’il y a quelqu’un derrière lui. » Le jeune homme a ensuite collaboré avec des médias privés qui « ne sont plus sur le marché maintenant ». « Ils ont été fermés par le gouvernement », dit-il. Aujourd’hui, Belay Manaye suit les procès d’activistes, de blogueurs et de journalistes à la Haute Cour fédérale de justice.
… et Eskinder Nega continue de résister
Autre personnalité : Eskinder Nega. Ce jour-là, rien ne semble pouvoir le contrarier. Dans quelques heures, ce journaliste, activiste des droits humains en Éthiopie, va retrouver sa femme et son enfant, qu’il n’a pas revus depuis cinq ans. Son fils est né en prison quand sa compagne, également journaliste, était incarcérée. Après leurs libérations, ils se sont installés aux États-Unis. Eskinder Nega s’apprête à les rejoindre un court temps, histoire de retrouver une ambiance familiale plus sereine. Malgré ses rendez-vous et ses bagages à terminer, l’homme de 48 ans, casquette sur la tête, trouve le temps de nous recevoir. Voilà quelques semaines qu’il a été libéré, après six ans et demi derrière les barreaux.
En 2011, il a été condamné à dix-huit ans de prison sur la base de la proclamation antiterroriste de 2009. « Ils voulaient briser mon esprit. Ils veulent que tu dises j’abandonne finalement, c’est trop pour moi, j’ai assez souffert », raconte ce fervent chrétien, qui a passé au total neuf ans de sa vie enfermé. « Dans cette histoire, je suis heureux de dire qu’ils n’ont pas brisé mon esprit et c’est pourquoi je suis en train de te parler, je suis toujours plein d’espoirs, je continue à me battre pour la démocratie. » Eskinder Nega a passé son adolescence aux États-Unis avec sa famille, qui a fui le régime communiste du Derg (1974-1991). À la chute du dictateur Mengestu Haile Mariam, il revient en Éthiopie et fonde l’un des premiers journaux d’opposition. Il n’a alors qu’une vingtaine d’années. « J’étais jeune, passionné, se rappelle-t-il en souriant. J’avais cet espoir qu’éventuellement on avançait vers l’âge de la démocratie, mais ça a pris plus de temps que je ne le pensais. » Aujourd’hui, Eskinder Nega est bien décidé à rester un activiste. « Ma passion, mon centre d’intérêt, est de faire uniquement du journalisme, mais malheureusement ce n’est pas possible parce qu’en l’absence de démocratie, tu ne peux pas être celui qui raconte les histoires, tu deviens l’histoire non pas par choix, mais à cause des circonstances », conclut-il, refusant de baisser pavillon car après son séjour en famille aux États-Unis, il compte bien revenir et profiter de l’ouverture tant attendue.