Tribune. C’était en 2010. En collaboration avec un site dénommé WikiLeaks, fondé par Julian Assange, les journaux parmi les plus prestigieux d’Europe et du monde publiaient une longue série de révélations sur les guerres alors menées en Afghanistan et en Irak par les Etas-Unis et leurs alliés.
Du New York Times au Spiegel, en passant par The Guardian, El Pais ou Le Monde, nombreux sont les médias dits de référence qui s’emparèrent des documents secrets de l’armée américaine obtenus par le site. Ils furent classés, analysés et publiés tant il devenait urgent d’avertir l’opinion mondiale des dérives et des exactions qui avaient été commises pendant ces guerres menées au nom de la démocratie après les attentats du 11 septembre 2001.
La notion de transparence fut abondamment débattue dans ces journaux et dans toute la société. Mais la gravité des informations contenues dans ces documents rendait leur discussion dans un cadre ouvert et démocratique plus que nécessaire. Ces documents transmis par WikiLeaks à la presse révélaient l’usage de la torture, des dizaines de milliers de morts parmi les civils, tout ce qui a fait de cette zone du monde le nid d’un terrorisme dont nous payons si chèrement le prix aujourd’hui.
Près de dix ans ont passé. Julian Assange est à l’isolement à la prison de Belmarsh, au Royaume-Uni. Cette prison est connue pour héberger de nombreux terroristes et est souvent décrite comme la version britannique de Guantanamo. En novembre, une soixantaine de médecins internationaux ont tenté d’alerter le monde sur l’état de santé physique et psychologique de Julian Assange. Ils envisagent sérieusement qu’il puisse « mourir en prison ». Et, depuis, quel silence ! Quel manque de réactions de la part de la presse mondiale, qui a relayé l’information sans s’y arrêter, après avoir abondamment utilisé les révélations que lui avaient apportées ce même Assange et son équipe sur les abus et les crimes de guerre commis par les alliés en Irak et en Afghanistan.
Cruelle ironie
Il y a pourtant un lien évident de cause à effet. Julian Assange se meurt en prison pour avoir rendu publics ces crimes de guerre. Pour nous avoir permis d’être informés.
C’est peu dire que le destin d’Assange semble s’être retourné contre lui. Très vite après les fuites de WikiLeaks, il fut poursuivi par le parquet suédois pour des accusations de viol qu’il a toujours récusées.
On sait aujourd’hui que les Etats-Unis avaient alors déclenché des enquêtes contre lui pour espionnage. Qu’ils incitaient leurs alliés à agir pénalement contre WikiLeaks et son fondateur. C’est pourquoi Julian Assange fit le choix, en 2012, de se réfugier dans une ambassade amie, celle de l’Equateur, afin de se protéger de poursuites américaines masquées derrière un mandat d’arrêt suédois.
Nous sommes en 2020. Julian Assange s’est vu retirer sa protection par l’Equateur comme réfugié politique. Il a été arrêté à l’ambassade de Londres. La justice suédoise a abandonné les poursuites faute de preuves. La situation est limpide désormais, elle ressemble à ce qu’il a toujours dit : il est incarcéré pour que soit étudiée une demande d’extradition formulée par les Etas-Unis dans le cadre de leurs propres procédures pour intrusion dans un système informatique et espionnage. Et pourtant, Julian Assange est seul.
Cruelle ironie : alors qu’une partie de ses anciens soutiens lui reproche d’avoir fait le jeu de la Russie, et en tout cas de Donald Trump, en publiant en pleine campagne présidentielle américaine des courriels piratés sur le serveur du Parti démocrate, c’est ce même Donald Trump qui risque, in fine, de pouvoir l’appréhender, moyen commode pour le président et son administration de se dédouaner des accusations, portées contre eux, de collusion avec un pays étranger. Ce même Donald Trump qui, en 2010, qualifiait les actions de WikiLeaks de « honteuses » et suggérait la peine de mort pour son fondateur.
La démocratie face à elle-même
Quoi que l’on pense de la personnalité d’Assange ou des erreurs que WikiLeaks a pu commettre, la démocratie est face à elle-même. Est-elle encore capable de débattre collectivement de certains sujets ? De défendre la liberté d’informer et ses lanceurs d’alerte ? Est-elle capable de protéger les droits humains en général et les droits d’un homme en particulier ?
En novembre dernier, c’est le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Nils Melzer, qui s’inquiétait de la « détérioration constatée » de la santé de Julian Assange, l’attribuant à des conditions de détention jugées contraires à la Convention contre la torture. Il parlait d’une « situation inhumaine » et d’« abus qui risquent de lui coûter la vie ». Il soulignait que les violations sérieuses et répétées des droits de Julian Assange à un procès équitable par les autorités du Royaume-Uni ont rendu arbitraires aussi bien sa condamnation pour violation du contrôle judiciaire que la procédure d’extradition vers les Etas-Unis. Il n’a jamais reçu de réponse sensée du gouvernement britannique.
Faute d’appuis suffisamment nombreux et suffisamment bruyants, cette situation critique ne pourra se muer qu’en une situation funeste.
La seule réponse juridiquement juste est de libérer Julian Assange immédiatement.
Il n’y a pas de doute que s’il devait être extradé vers les Etats-Unis, son droit à un procès équitable ne serait pas assuré. Selon The Guardian, la CIA a fait surveiller Julian Assange dans l’ambassade d’Equateur, enregistrant ses mouvements, ses conversions avec ses visiteurs, y compris les réunions avec ses avocats. Ces violations du privilège client-avocat n’augurent pas d’un procès équitable, où il risque jusqu’à 175 ans d’emprisonnement.
Les médias, et au-delà d’eux nos opinions publiques, ne peuvent davantage détourner les yeux : un homme se meurt à la prison de Belmarsh. Et notre honneur avec lui.
Eva Joly est avocate au barreau de Paris. Ancienne magistrate, elle a été députée européenne Europe Ecologie-Les Verts entre 2009 et 2019.