La loi sur le renseignement prépare en effet une ingérence inacceptable dans la vie privée
Par Pierre-Olivier Sur, bâtonnier de Paris
Au nom de la lutte contre le terrorisme, lequel est, par essence, l’ennemi de la liberté, nos dirigeants nous proposent de faire voter par le Parlement, une loi sur le renseignement, qui entraînerait une restriction des libertés publiques. Dans tous les cas, le citoyen est perdant… Car s’il faut que notre démocratie se dote des moyens nécessaires et proportionnés pour faire face aux dangers qui la menacent, il convient de mettre en place des garde-fous pour garantir à chacun le respect de ses droits.
Le projet du gouvernement est en préparation depuis deux ans. Il n’est donc pas la conséquence des récents attentats terroristes qui ont frappé notre pays. C’est avant tout un ensemble de dispositions générales sur le renseignement. Rappelons que ceux qui ont récemment commis des attentats sur notre sol étaient tous connus des services de sécurité, ils étaient identifiés, suivis, écoutés puis ne l’ont plus été. Les dispositions de la loi à venir n’auraient donc pas permis d’empêcher l’issue fatale. En réalité, le projet de loi relatif au renseignement ne vise qu’à légaliser les pratiques habituelles de nos services. Ni plus, ni moins.
Les partisans du texte en discussion affirment, contre toute évidence, qu’il ne vise que la lutte anti-terroriste, jouant sur nos peurs légitimes, pour que nous fermions les yeux sur des dispositions générales inacceptables.
S’il faut effectivement permettre à notre pays de lutter efficacement contre le terrorisme, on ne peut accepter qu’une loi qui autorise notamment la mise en place de systèmes permettant de localiser en temps réel des personnes, des véhicules ou des objets, mais aussi de capter des données personnelles, soit utilisée pour défendre ce que les rédacteurs du projet appellent, de manière vague : « les intérêts majeurs de la politique étrangère », « les intérêts économiques, industriels et scientifiques » de la France, « la prévention des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale » ou « la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées ». Cela signifie que des journalistes ne pourraient plus révéler dans la presse des informations relatives à des sujets de première importance, mais aussi que toute personne susceptible de participer à un rassemblement pourrait être surveillée. Enfin, deux individus commettant un délit, même mineur, avec préméditation, pourraient relever de cette qualification et se voir appliquer, par dérogation aux règles spéciales du Code de procédure pénale, une législation censée prévenir les actes de terrorisme.
On nous objectera que, sauf urgence – laquelle pourra aisément être invoquée – il est prévu qu’une commission administrative, donne son avis sur les mesures envisagées. Néanmoins il ne s’agit que d’un avis consultatif et non d’un veto puisque la décision relève in fine du premier ministre. Or en pareille matière, force doit rester au juge judiciaire, lequel peut donner, instantanément, non pas un simple avis mais une autorisation formelle ou opposer un refus motivé en fonction des éléments de preuve et de contexte qui lui sont apportés. C’est ce que garantit l’article 66 de la constitution qui nous paraît être méconnu par ce nouveau texte.
Ce dernier est dangereux parce qu’il concerne chacun d’entre nous. Contrairement à ce qu’imaginent nombre de Français qui n’ont rien à se reprocher, ces mesures sont susceptibles de légaliser une ingérence inacceptable dans leur vie privée, compte tenu de la sophistication des techniques d’investigation. Les « IMSI catcher » (de fausses antennes qui permettent d’intercepter les conversations téléphoniques), balises, mouchards et algorithmes, capteront sans distinction nos échanges, nos SMS et nos données dans un secteur géographique élargi.
Référons-nous enfin à la résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe du 21 avril dernier : « les opérations de surveillance massive ne semblent pas avoir contribué à prévenir les attentats terroristes, contrairement à ce qu’affirmaient autrefois les hauts responsables des services de renseignement. Au contraire, des ressources qui pourraient servir à prévenir des attaques sont redirigées vers la surveillance massive, laissant des personnes potentiellement dangereuses libres d’agir. »
Il est temps que les Français comprennent la nature réelle de ce projet de loi et qu’ils fassent confiance à tous les défenseurs des libertés publiques qui se sont insurgés contre ces mesures, toutes tendances politiques confondues. Parmi eux citons notamment l’Union syndicale des magistrats et le Syndicat de la magistrature, la CGT-Police, Marc Trévidic – ancien juge antiterroriste, Jacques Toubon – défenseur des Droits, Jean-Marie Delarue – président de la Commission nationale des interceptions de sécurité (CNIS), Isabelle Falque-Pierrotin – présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), le Conseil national du numérique (CNNum). Mais aussi la Ligue des droits de l’Homme (LDH), Human Rights Watch, Amnesty France et le Syndicat national des journalistes (SNJ), sans oublier le New York Times qui a appelé les parlementaires français à ne pas voter cette loi.
Félicitons-nous de ce que le président de la République, conscient des faiblesses de ce projet de loi, a pris l’initiative de saisir le Conseil constitutionnel, pour éviter à notre pays l’adoption d’une loi dont le caractère général attenterait aux principes de notre démocratie. Mais plutôt que d’attendre la sanction du Conseil pourquoi ne pas, dès à présent, apporter à ce texte les limitations qui s’imposent.
Pierre-Olivier Sur est bâtonnier de Paris
Source: Le Monde.fr
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