Tribune. L’épidémie de Covid-19 justifie-t-elle qu’il soit porté atteinte aux fondements de l’Etat de droit ? Bien sûr que non, jurent nos gouvernants. Voire. Parmi ces fondements, l’article 66 de la Constitution dispose que « nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».
Dans ce cadre, toute personne étant présumée innocente tant qu’elle n’est pas définitivement condamnée et la détention provisoire constituant l’exception à la règle qu’est la liberté (deux autres conquêtes de l’Etat de droit), aucune prolongation de la détention provisoire n’est possible sans la décision d’une juridiction indépendante – le plus souvent le juge des libertés et de la détention (JLD) – rendue après un débat contradictoire entre le ministère public et la défense.
Pour des motifs évidemment recevables, cet habeas corpus à la française vient d’être mis en cause par l’article 16 d’une ordonnance du 25 mars 2020 qui, sous la signature du président de la République, prévoit une prolongation « de plein droit », c’est-à-dire une prolongation automatique, sans la moindre intervention d’un juge, ordonnance prise en application de la loi d’urgence du 23 mars 2020 par laquelle le législateur a habilité l’exécutif à empiéter sur son domaine pour faire face à l’épidémie.
Considérable, cette dérogation est toutefois strictement limitée en ce qu’elle ne concerne pas tous les délais, mais uniquement les « délais maximums de détention provisoire », les seuls dont le dépassement accidentel, au risque accru par le contexte sanitaire, est sanctionné par la mise d’office en liberté de l’intéressé (ces délais variant en fonction d’un certain nombre de critères précisément définis par la loi).
Limpidité et pertinence
Ce dispositif limpide ne découle pas seulement de la lettre de l’ordonnance, il est conforme à la volonté du législateur telle qu’elle ressort de la loi d’habilitation et des travaux préparatoires, à la Constitution, à la Convention européenne des droits de l’Homme, bref, au droit.
Il est par ailleurs pertinent au regard de l’objectif de santé publique, l’ordonnance prévoyant des débats contradictoires excluant tout risque de contagion, en publicité restreinte, par visioconférence ou même par téléphone ou simple échange d’écritures, à charge pour le juge, toujours, d’« organiser et de conduire la procédure en veillant au respect des droits de la défense et en garantissant le caractère contradictoire des débats ».
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Cette analyse, dont il faut dire qu’elle coule de source, n’est pas seulement la nôtre, elle est celle de la plupart, voire de la totalité des commentateurs, parmi lesquels des magistrats (voir en particulier le point de vue aussi clair que complet du JLD, « Le débat contradictoire de prolongation de détention devant le JLD et l’état d’urgence sanitaire », par Frédéric Nguyen, Lexbase, 22 avril 2020).
Pourtant, dans une circulaire du 26 mars 2020, la directrice des affaires criminelles et des grâces, son unique signataire, a péremptoirement énoncé que les délais intermédiaires étaient aussi des « délais maximums »…
Une épidémie de soumission
Au-delà de ce qui précède, tout se passe comme si ce haut magistrat (issu du parquet, corps dont l’indépendance n’est pas la caractéristique principale) ignorait qu’en français – français, langue de la République (article 2 de la Constitution) –, le vocable « maximum » désigne exclusivement « le plus haut degré atteint par quelque chose ou que cette chose puisse atteindre » (Larousse) mais aussi – autres principes de l’Etat de droit – que « la loi pénale est d’interprétation stricte » et qu’une loi nouvelle ne peut avoir d’effet rétroactif en ce qu’elle supprime un droit acquis.
Chacune de ces détentions arbitraires, rien de moins qu’un crime prévu et réprimé par le code pénal, constitue une forfaiture
Une circulaire étant dépourvue de la moindre valeur normative, aucune conséquence n’est à prévoir, a priori, sur la lecture du droit par l’autorité judiciaire. Naïveté.
En effet, c’est le petit doigt sur la couture du pantalon, souvent ouvertement même, que – véritable épidémie de soumission – la grande majorité des juridictions pénales s’est empressée d’obéir à madame la directrice : juges d’instruction qui renoncent à saisir les JLD, JLD qui renoncent aux débats contradictoires, parquets qui s’opposent à la tenue de tels débats, chambres de l’instruction qui valident n’importe quelle prolongation dite « de plein droit », voilà, depuis un mois, l’ordinaire de la détention provisoire en France.
Ainsi, faute de débat contradictoire, faute de décision juridictionnelle, ce sont aujourd’hui plusieurs milliers de personnes, quelques dizaines de plus chaque jour, qui se voient infliger une détention arbitraire par ceux-là mêmes dont le rôle constitutionnel est de les en préserver.
Indépendance
En français toujours, chacune de ces détentions arbitraires, rien de moins qu’un crime prévu et réprimé par le code pénal, constitue une forfaiture. Pour autant, tout est-il déjà perdu ? Non.
D’une part, malgré des pressions inadmissibles, une importante minorité de juges du siège refuse l’oukase, continuant à tenir – c’est le mot – les débats contradictoires et à rendre des décisions juridictionnelles, bref, à appliquer la Loi, tandis que des organisations aussi différentes que l’Association française des magistrats instructeurs et le Syndicat de la magistrature se sont clairement exprimées dans le même sens.
D’autre part et surtout, la chambre criminelle de la Cour de cassation a annoncé l’examen des premiers pourvois pour le 19 mai.
L’enjeu est fondamental : au-delà de la solution juridique, encore une fois limpide, il appartient à la plus haute juridiction judiciaire française de rappeler que la justice ne peut jouer son rôle de « gardienne de la liberté individuelle » que dans l’indépendance, certainement pas en se cantonnant à celui de « branche inférieure de l’administration » que, parmi d’autres, lui assignait le futur ministre de l’intérieur de Vichy Pierre Pucheu (1899-1944).
Thomas Bidnic(Avocat)