Le conseil des droits de l’homme de l’ONU s’inquiète du contenu de la proposition de loi « pour une sécurité globale »
Dans un rapport rédigé le 12 novembre, trois experts internationaux pointent notamment du doigt la mesure la plus controversée, qui vise à limiter la diffusion d’images des forces de l’ordre.
Par Nicolas Chapuis
Le conseil des droits de l’homme de l’ONU se mêle avec fracas au débat sur la proposition de loi pour « une sécurité globale », qui arrive en discussion générale à l’Assemblée nationale mardi 17 novembre. Dans une lettre envoyée aux autorités françaises le 12 novembre, trois rapporteurs de l’institution internationale expriment leurs inquiétudes face à plusieurs mesures contenues dans le texte. Selon eux, ainsi rédigée, la proposition de loi porte « des atteintes importantes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, notamment le droit à la vie privée, le droit à la liberté d’expression et d’opinion, et le droit à la liberté d’association et de réunion pacifique » et place la France en contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de l’homme.
Les experts internationaux ont été sollicités par la Ligue des droits de l’Homme qui en France, aux côtés d’autres associations, s’oppose à ce texte, et notamment à sa proposition la plus controversée, qui vise à limiter la diffusion d’images des forces de l’ordre. « L’information du public et la publication d’images et d’enregistrements relatifs à des interventions de police sont non seulement essentielles pour le respect du droit à l’information, mais elles sont en outre légitimes dans le cadre du contrôle démocratique des institutions publiques, estiment les trois auteurs de la lettre. Son absence pourrait notamment empêcher que soient documentés d’éventuels abus d’usage excessif de la force par les forces de l’ordre lors de rassemblements. »
Inquiétudes sur le recours aux drones
Depuis plusieurs jours, la contestation monte contre ce texte, porté par les députés La République en marche Alice Thourot (Drôme) et Jean-Michel Fauvergue (Seine-et-Marne), notamment au sein des sociétés de journalistes de la plupart des médias français, qui ont signé une tribune commune. En cause notamment, l’article 24, ajouté par le gouvernement, qui prévoit un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour sanctionner « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ».
Si les deux élus assurent qu’il ne s’agit en aucun cas d’interdire toute diffusion d’images de membres des forces de l’ordre, le ministre de l’intérieur en a fait cette interprétation à plusieurs reprises, se félicitant par là même de réaliser une promesse faite aux syndicats de police. Malgré les contestations, la majorité semble encline à voter le texte en l’état, même si des amendements peuvent encore être apportés. « Nous espérons que ce rappel à l’ordre de la communauté internationale puisse inspirer les députés au moment du vote », explique Me Arié Alimi, membre de la Ligue des droits de l’homme.
Car les rapporteurs de l’ONU ne s’arrêtent pas qu’à cet article 24. Ils critiquent également deux autres dispositions : le fait pour les forces de l’ordre de pouvoir exploiter en direct, et hors contexte judiciaire, les images captées par les caméras-piétons des troupes sur le terrain ; et l’élargissement de l’utilisation des drones dans les missions de maintien de l’ordre et de lutte contre le terrorisme.
Dans un contexte de développement de la reconnaissance faciale, l’institution s’inquiète du recours accru à ces outils : « Nous exprimons de sérieuses préoccupations selon lesquelles l’usage de drones avec caméras, en tant que méthode particulièrement intrusive, est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur des individus qui se trouvent dans l’espace public et qui souhaiteraient participer à des réunions pacifiques, et par conséquent limiter indûment leur droit à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique. »
Ce n’est pas la première fois que le conseil des droits de l’homme de l’ONU émet des réserves sur la politique sécuritaire de la France. Au plus fort de la contestation des « gilets jaunes », en mars 2019, la haut-commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, avait demandé aux autorités « une enquête approfondie sur tous les cas rapportés d’usage excessif de la force ».
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Quelles sont les principales mesures de la loi de « sécurité globale » examinée à l’Assemblée ?
Le Monde avec AFP
Il ne devait s’agir initialement que de la traduction législative d’un rapport parlementaire consacré au « continuum de sécurité » et destiné à mieux articuler le travail entre les trois grandes entités que sont la police et la gendarmerie (250 000 personnes environ), la police municipale (33 000 fonctionnaires) et le secteur de la sécurité privée (175 000 agents). Mais, mardi 17 novembre, les députés commencent l’examen d’un texte bien différent.
Le projet de loi de « sécurité globale », porté par le parti majoritaire, La République en marche (LRM), et son allié Agir, recèle en effet une kyrielle de mesures sécuritaires, dont plusieurs font débat, dont l’encadrement de la diffusion d’images des policiers et gendarmes.
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Les députés aborderont l’examen du texte par deux thématiques plutôt consensuelles, mais qui n’échapperont pas aux banderilles de l’opposition : les nouvelles prérogatives pour les polices municipales et la structuration du secteur de la sécurité privée.
Le dernier volet du projet de loi sera sans conteste le plus périlleux, avec l’examen d’une série de dispositions pour lesquelles le ministère de l’intérieur a tenu la plume, avec l’objectif d’apaiser les syndicats policiers. Et pour le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, comme pour les deux corapporteurs du texte, Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot, l’ambition de « protéger ceux qui nous protègent », en « regagnant du terrain ».
Le contexte est marqué par une hausse de la défiance envers les forces de l’ordre dans le sillage du mouvement des « gilets jaunes » notamment, mais aussi de dénonciations de violences policières. Des centaines de personnes se sont d’ailleurs rassemblées à l’appel notamment de syndicats de journalistes et d’associations de défense des droits humains.
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Sur la police municipale
Le projet de loi prévoit la possibilité d’élargir le champ d’intervention des polices municipales de plus de vingt agents dans le cadre d’une expérimentation de trois ans.
Concrètement, ces agents pourraient participer à la sécurisation de manifestations sportives, récréatives ou culturelles. Ils pourraient également constater davantage d’infractions, comme l’ivresse publique, la vente à la sauvette, la conduite sans permis ou assurance, mais aussi les squats de halls d’immeubles, les tags ou encore l’occupation illégale d’un terrain communal. En revanche, ils ne pourraient pas intervenir sur les rodéos urbains.
Ces agents pourront, par ailleurs, immobiliser et mettre en fourrière un véhicule. La mise en commun des policiers municipaux au niveau intercommunal est encouragée.
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Ces nouvelles dispositions ne constituent pas le « grand soir de la police municipale », a fait valoir Jean-Michel Fauvergue. Certaines préconisations de son rapport, parmi lesquelles l’armement obligatoire des policiers municipaux ou la création d’une Ecole nationale de police municipale, ne figurent pas dans le projet de loi.
Le texte doit aussi concrétiser une promesse de campagne de la maire de la capitale, Anne Hidalgo (PS) : la création d’une police municipale à Paris.
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Sur la sécurité privée
Avec l’organisation de la Coupe du monde de rugby, en 2023, puis des Jeux olympiques de Paris, en 2024, la montée en puissance du secteur de la sécurité privée est programmée. La sous-traitance, « véritable plaie pour le secteur », selon Alice Thourot, sera mieux encadrée. L’emploi de policiers dans le secteur sera favorisé, en permettant le cumul emploi-retraite.
Le périmètre des missions des agents va par ailleurs s’élargir : ils pourront être associés aux opérations de palpation de sécurité. Le texte prévoit en outre de les habiliter à détecter des drones et à exercer des missions de surveillance contre les actes terroristes sur la voie publique, à titre exceptionnel et sur autorisation du préfet.
Les 170 000 agents de sécurité privée seront sanctionnés plus durement en cas de dérapage. Leurs agresseurs, auteurs de violences physiques ou de menaces, également.
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Caméras piétons, drones, armes de service et sanctions pénales
La proposition de loi « sécurité globale » modifie le cadre juridique des caméras mobiles dont sont dotés policiers et gendarmes, avec une nouvelle finalité qui justifie l’enregistrement et son exploitation : « L’information du public sur les circonstances de l’intervention. » Par ailleurs, le texte permet aussi de transmettre les images en temps réel à la salle de commandement. Les agents qui ont procédé à l’enregistrement pourront accéder aux images dans le cadre d’une procédure judiciaire (procès-verbal) ou d’une intervention, sur une personne en fuite par exemple.
L’usage des drones lors de manifestations, en cas de craintes « de troubles graves à l’ordre public », mais aussi pour la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens dans des lieux particulièrement exposés à des risques d’agressions, vol ou trafic d’armes, d’êtres humains ou de stupéfiants, ou la surveillance des « rodéos », est précisé. Le public sera informé de la mise en œuvre de ces « dispositifs aéroportés de captation d’images ».
Les policiers et gendarmes pourront accéder à des établissements recevant du public avec leur arme de service. En outre, les règles d’usage des armes par les militaires déployés sur le territoire national dans le cadre de l’opération « Sentinelle » seront assouplies : ils pourront, comme les forces de l’ordre, mettre fin à un « parcours criminel ».
Le bénéfice des crédits de réduction de peine est supprimé pour les personnes condamnées à la suite de certaines infractions commises à l’encontre d’élus, de militaires, d’agents de la police et de la gendarmerie et des pompiers. Achat, détention, utilisation et vente d’articles pyrotechniques à d’autres personnes que des professionnels seront sanctionnés pénalement.
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L’usage « malveillant » d’images des forces de l’ordre pénalisé
La disposition qui fait le plus débat concerne l’article 24 du texte. Ce dernier vise à pénaliser l’usage « malveillant » d’images des forces de l’ordre. Selon l’article 24, la diffusion « du visage ou tout autre élément d’identification » d’un policier ou d’un gendarme en intervention lorsque celle-ci a pour but de porter « atteinte à son intégrité physique ou psychique », sera punie d’un an de prison et d’une amende de 45 000 euros. La mesure n’interdira pas de transmettre les images aux autorités administratives et judiciaires.
M. Fauvergue argue que la mesure vise à empêcher les « cabbales » contre les forces de l’ordre sur les réseaux sociaux, et « n’impose pas un floutage ». La restriction ne vise, par ailleurs, pas le numéro de matricule, dit « RIO » − qu’un policier ou un gendarme est censé arborer en intervention.
Mais le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a plaidé vendredi pour un durcissement de cette disposition lors du débat au Parlement :
« Si vous voulez diffuser sur Internet de façon sauvage, pardon de le dire comme ça, vous devrez faire flouter les visages des policiers et des gendarmes. »
Toutefois, son entourage a précisé à l’Agence France-Presse (AFP) que le gouvernement ne déposerait pas d’amendement sur cet article 24.
En modifiant la loi de 1881 sur la liberté de la presse, la disposition du projet de loi de « sécurité globale » visant à limiter la diffusion d’images des forces de l’ordre sur le terrain a provoqué une levée de boucliers. Les représentants des journalistes et les défenseurs des libertés publiques fustigent « une grave atteinte » au droit des médias.
Ce « nouveau délit a pour objectif réel de restreindre le droit des journalistes et la liberté de la presse de manière disproportionnée par rapport à la réalité de la menace », dénoncent ainsi les principaux syndicats de journalistes, des fédérations internationales et européennes de journalistes, ainsi que la Ligue des droits de l’homme (LDH). Ils déplorent une « réponse clientéliste du ministère de l’intérieur à la plupart des syndicats de police », estimant que le texte « vise également à empêcher la révélation d’affaires de violences policières illégitimes, souvent dissimulées par la hiérarchie des fonctionnaires en cause ».
Lire aussi l’éditorial : Filmer des policiers, un droit démocratiqueDans une tribune à Libération, la Société des réalisateurs de films (SRF) et des personnalités du cinéma ont également décrié cette disposition du projet de loi, y voyant une « censure pure et simple ». De son côté, la Défenseure des droits a estimé que cette mesure faisait peser des « risques considérables » pour les droits fondamentaux.
Ces craintes sont par ailleurs partagées par plusieurs élus, à l’instar des députés du MoDem, qui veulent supprimer cet article. Le député La République en marche (LRM) des Bouches-du-Rhône, Saïd Ahamada, a, lui, annoncé son intention de ne pas voter ce dispositif, « contre-productif en jetant un doute illégitime sur toutes les interventions policières ». A gauche, la députée La France insoumise (LFI) de Paris, Danièle Obono, dénonce un risque d’« autocensure » ; l’élu socialiste de l’Ardèche, Hervé Saulignac, juge pour sa part qu’il « y a des lignes rouges à ne pas franchir ».
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Le Monde avec AFP