Hollande diplomate : l’hyperpragmatique
ANALYSE
Très actif à l’étranger, le Président accentue la rupture, amorcée sous Nicolas Sarkozy, avec la tradition gaullo-mitterrandienne.
Définir une diplomatie de gauche est d’autant plus difficile que cela implique de déterminer de façon plus générale ce que sont aujourd’hui les marqueurs de la gauche. D’où le scepticisme des tenants de l’école dite «réaliste» dans les relations internationales. «C’est celle que mènent, ou ont mené, des présidents ou des ministres de gauche», résume Hubert Védrine, ex-ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin, dans une interview à Libération (lire pages 4 et 5). A l’opposé, des experts plus engagés comme Bertrand Badie, professeur à Sciences-Po, estiment qu’il est urgent de sortir «de la diplomatie de club, fondée sur une connivence frileuse et défensive qui est celle de l’oligarchie occidentale qui règne sur le monde depuis 1815». «La gauche, c’est le changement et l’adaptation à un monde qui bouge et donc une politique étrangère qui tienne compte des transformations d’un système international où la domination occidentale n’est plus que relative, relève l’universitaire. La mondialisation est porteuse de deux dynamiques opposées : l’une libérale creusant les inégalités, et l’autre, au contraire, qui crée des solidarités notamment pour imposer des régulations dans un cadre multilatéral.»
Mains libres. Utopie ou pragmatisme : le débat n’est pas neuf. Certains pays européens tentent d’inventer ce que pourrait être une autre politique étrangère, comme la chef de la diplomatie suédoise, la sociale-démocrate Margot Wallström, qui revendique «une diplomatie féministe» (lire ci-contre ). François Hollande, lui, depuis son arrivée à l’Elysée en 2012, a clairement choisi la voie du réalisme. Impuissant face à une conjoncture économique morose et toujours en berne dans les sondages, le chef de l’Etat s’active d’autant plus sur les grands dossiers internationaux. Les pouvoirs dont il dispose de par la Constitution de la Ve République lui permettent en outre d’avoir les mains libres en matière de politique étrangère, la grande, celle qui fait la paix mais aussi la guerre.
Mali puis, quelques mois plus tard, République centrafricaine, jamais un président français n’avait lancé en aussi peu de temps autant d’opérations militaires extérieures, par ailleurs irréprochables quant à leur légitimité et légalité internationale. Le président français était aussi prêt à ordonner des frappes contre le régime d’Al-Assad, coupable d’avoir utilisé l’arme chimique contre sa population, et ne renonça qu’à cause de la volte-face d’Obama. Mais l’Elysée reste convaincu, encore maintenant, que de tels bombardements ciblés auraient pu changer le cours de la guerre (lire page 6). D’où des accusations récurrentes à son encontre de politique «néoconservatrice», voire «néomolletiste» naturellement proaméricaine, attachée à veiller sur les zones d’influences de la France dans ses anciennes colonies, et plutôt bienveillante vis-à-vis d’Israël.
Âmes. Lors du vote de l’ONU pour l’acceptation de la Palestine comme Etat observateur, l’Elysée prôna l’abstention avant de céder aux sollicitations du Quai d’Orsay, qui insistait pour le oui dans la logique de la politique moyen-orientale de la France depuis de Gaulle et Mitterrand. Dans cette région en plein chaos, la France est devenue la championne du camp sunnite. Sur d’autres dossiers, comme la Russie, Paris reste en revanche très prudent, agissant de concert avec l’Allemagne dans la crise ukrainienne, quitte à rester nettement en retrait par rapport à Washington.
La diplomatie de Hollande est finalement celle de la synthèse, comme en politique intérieure, et d’ailleurs, souvent, elle veille aussi aux équilibres hexagonaux, voire internes au PS. Ainsi, lors de sa tournée aux Caraïbes, dans son escale à Cuba, Hollande a tenu à rencontrer Fidel Castro et le fils de Che Guevara, mais pas de dissident. Dès son arrivée aux affaires, il pratiqua un subtil jeu d’équilibre entre les deux âmes de la diplomatie française – la gaullo-mitterrandienne d’un côté, et le courant plus atlantiste de l’autre. Mais, à bien des égards, sa politique étrangère reste sur le fond plus proche de celle d’un Nicolas Sarkozy, même si le style et le ton en sont très différents, que de celle d’un François Mitterrand ou du Jacques Chirac refusant en 2003 de participer à l’intervention en Irak, déchaînant l’ire de Washington. «C’est une diplomatie désidéologisée qui s’éloigne des vaches sacrées du gaullo-mitterrandisme, relève Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Les Etats-Unis se tournent vers la France pour toutes les questions de sécurité internationale et celle-ci est aujourd’hui leur premier partenaire dans la gestion des crises en Afrique comme au Moyen-Orient, surtout depuis la Grande-Bretagne se tient en retrait.»
Par Marc SEMO – Libération
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Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères: «Un pays qui ne défend pas ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs»
INTERVIEW
L’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine appelle les Occidentaux à inventer un «néoréalisme» dans un monde où «ils ne sont plus les seuls maîtres».
Conseiller diplomatique du président François Mitterrand puis secrétaire général de l’Elysée, Hubert Védrine a également été ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Lionel Jospin de 1997 à 2002.
Est-ce qu’il existe une diplomatie de gauche ?
On pourrait dire tout simplement : oui, c’est celle que mènent, ou ont mené, des présidents ou des ministres de gauche. Mais j’entends que votre question, récurrente au sein des gauches européennes, mais à vrai dire surtout en France, est plus «essentialiste» : est-ce qu’il n’y aurait pas une diplomatie en soi plus à gauche ? Il y a certainement des gens qui y travaillent, mais je vous le dirai sans détour : cela serait commode par certains côtés et on peut certainement avancer quelques idées dans ce sens, mais globalement, cela me paraît vain.
Pourquoi ?
Pour plusieurs raisons. D’abord, le langage de la diplomatie internationale, depuis le président Wilson, la charte de l’ONU, les sommets, et encore plus depuis la fin de l’URSS, est de gauche : «communauté internationale» (même si elle reste un mirage), prévention des conflits, condamnation de l’usage de la force, développement, paix, droits de l’homme, justice internationale, maintenant le climat, etc. Mais il est difficile de se différencier sur les «valeurs», comme on dit aujourd’hui, ou les bonnes intentions.
Ensuite, les questions internationales divisent la droite comme la gauche : jusqu’où faut-il intégrer, élargir l’Europe ? Renforcer la zone euro ? Jusqu’où faut-il soutenir les États-Unis, et quand faut-il leur résister ? Que faire sur l’Ukraine ? Faut-il rester très actif pour la paix au Proche-Orient ? Comment se comporter avec les émergents ? Quand, comment faut-il intervenir par la force ? Résultat : quel est l’élément d’une diplomatie de gauche qui ne pourrait être immédiatement repris par tel ou tel candidat de droite ? Et quel marqueur de gauche (aux yeux des médias ou des militants) ne diviserait pas la gauche ?
À quoi pensez-vous ?
Prenez les droits de l’homme. Qui, en France, n’y est pas sincèrement attaché ? Face à un océan de souffrances, nous estimons devoir les défendre partout, c’est-à-dire les propager dans le monde. Mais jusqu’où ? Si c’est notre mission exclusive, et que cela prime sur tout le reste, cela devient du droit-de-l’hommisme. Est-ce que cela ne va pas entrer en conflit avec nos intérêts vitaux, de sécurité, économiques, culturels ? Et avec cette vieille marâtre de la gauche, la réalité ? Bien sûr que si ! Surtout à une époque où les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance, déclinent relativement et sont plus ou moins sur la défensive face à des peuples qui estiment que leur tour est venu, on le voit chaque jour.
Donc, les droits de l’homme sont un élément de notre diplomatie, pas un absolu, comme tout le reste sauf la sécurité. Bien sûr, on peut faire varier les proportions. Mais je ne crois pas qu’une diplomatie des «valeurs», par exemple, puisse être substituée d’une façon crédible à une diplomatie des «intérêts». On a vu le danger de cette tendance chez les Occidentaux depuis la fin de l’URSS, avec la multiplication des interventions, parfois contestables. On commence par parler valeurs, mission, et puis c’est les sanctions, l’ingérence… et enfin la guerre, rien ne se passe comme prévu et les opinions décrochent. Ce cycle-là, d’idéalisme et d’hubris, s’achève. Tirons les leçons de tout cela. Ne reproduisons pas sans cesse les mêmes errements. Retournons la contradiction habituelle : un pays qui n’arrive pas à défendre ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs.
Quelles sont les particularités de la politique étrangère française ?
A partir de 1958, le général de Gaulle a refondé une politique étrangère française qui se voulait indépendante, et elle a culminé en 1966-1967. François Mitterrand a assumé ensuite cette politique étrangère et la dissuasion nucléaire. On a pu parler ainsi de «gaullo-mitterrandisme». Ses fondements, pour résumer, sont : la France est un pays occidental, mais elle n’est pas que cela. Elle est amie, alliée des Etats-Unis, mais elle n’est pas alignée. Elle est un membre essentiel de l’Union européenne, un de ses moteurs, mais elle n’est pas que cela. Elle a aussi son histoire, ses intérêts propres, son autonomie de pensée et de décision, sa culture, la francophonie, etc. De Gaulle bien sûr, mais aussi François Mitterrand (avec le soutien à la création d’un Etat palestinien, le soutien à Gorbatchev, le bras de fer sur le gazoduc en 1982, le refus de la guerre des étoiles), Chirac (avec l’opposition à la guerre d’Irak en 2003) ont su s’opposer à Washington quand il le fallait.
Indépendamment de ces temps forts, il y a toujours eu des débats et des désaccords, mais tout autant au sein de chaque camp qu’entre la droite et la gauche, sur l’Europe, l’Afrique, le Proche-Orient, les interventions, etc. Même s’il faut sans cesse l’adapter aux nouvelles réalités de la mêlée mondiale, ce gaullo-mitterrandisme modernisé reste la meilleure politique étrangère possible pour un pays comme la France qui ne peut, ni ne veut, dominer le monde mais a des intérêts importants à défendre, des idées et des propositions originales qui devraient être une part majeure d’une future politique européenne commune. Mais cette politique est moins bien comprise parce qu’elle n’est plus assez assumée telle quelle et expliquée, sauf au cas par cas, tandis que dans l’opinion, le réactif et l’émotionnel (information continue, réseaux sociaux, dictature de l’urgence, etc.) l’emportent toujours plus sur la réflexion.
D’où ce que vous disiez sur le droit-de-l’hommisme ?
Oui, cela brouille tout et fait perdre tout fil historique en imposant une sorte de tyrannie émotionnelle de l’instantané. Si encore l’adoption de postures droits-de-l’hommistes dans quelques pays occidentaux surmédiatisées et connectés permettait d’imposer dans le monde entier un respect durable des droits de l’homme, il faudrait être droit-de-l’hommiste ! Mais, comme l’a très bien dit depuis longtemps Marcel Gauchet, cela ne fait pas une politique.
Comme jugez-vous à cet égard les interventions décidées par le président Hollande et sa politique étrangère ? Courageuses, justifiées et, sans surprise, délicates à gérer dans la durée. Rappelons que l’intervention au Mali était demandée d’urgence par les autorités de Bamako, qu’elle a eu lieu légalement sous mandat de l’ONU, qu’elle a été militairement remarquable, même si elle ne pouvait résoudre d’un coup de baguette magique des tensions ethniques qui existent depuis l’indépendance. Il en est de même pour le déclenchement de l’opération en Centrafrique. Il n’y a donc aucun reproche à faire à la France, bien au contraire. Il n’empêche que nous sommes exposés en première ligne, et dans tout le Sahel, et qu’il faut tout faire pour impliquer plus, pour la suite, le Conseil de sécurité, l’Union africaine, l’Union européenne.
Sur la Syrie en revanche, c’est plus compliqué. Certains affirment que s’il y avait eu des frappes à l’été 2013 contre le régime Al-Assad, après qu’il a utilisé des armes chimiques, les démocrates, plutôt que les islamistes, auraient gagné. C’est invérifiable. En fait, la France, comme les Etats-Unis, est un peu coincée. Quant au reste, on ne peut que se réjouir des succès d’une diplomatie «d’opportunité» au bon sens du terme. Ainsi la visite à Cuba, où Obama ira un jour. Ou l’acceptation, par le président Hollande, de l’invitation par des monarchies du Golfe, furieuses du lâchage de l’Egyptien Moubarak par Barack Obama, mécontentes de la volonté de Washington de conclure un «bon» accord avec Téhéran sur le nucléaire, et surtout inquiètes du retour de l’Iran sur la scène régionale et internationale après plus de trente ans d’automarginalisation. C’est de bonne guerre ! Pour autant, il ne faudrait pas sous-estimer la dynamique de l’accord avec l’Iran, s’il est conclu.
Et vendre des armes, notamment des Rafale, à des pays qui ne sont guère exemplaires en matière de démocratie, c’est un commerce comme un autre ?
Le commerce des armes n’est pas du tout un commerce comme un autre et c’est pourquoi il est régi par des règles particulières très strictes. Outre leurs diverses législations nationales, les Européens se sont dotés d’un code de bonne conduite exigeant, qui interdit de vendre des armes à des pays qui pourraient les utiliser contre leur propre population – ce qui n’est pas le cas des avions de combat. La Chine, depuis la répression de Tiananmen, reste ainsi toujours soumise à un strict embargo. On ne peut donc pas vendre n’importe quoi à n’importe qui. Mais les pays ont le droit de se défendre et de se procurer le matériel nécessaire pour cela ! J’ajoute que les industries de la défense sont en France des prodiges de technologies avancées, l’un des fleurons de la politique industrielle, qui a survécu. On ne peut pas mener une diplomatie, encore moins relever le commerce extérieur, par affinités idéologiques, en ne vendant qu’aux pays qui partagent nos valeurs. N’oublions pas Sartre dans les Mains sales : «Il a les mains propres mais il n’a pas de main.»
Vous appelez à un «nouveau réalisme» en politique extérieure, qu’est-ce que cela signifie ?
Disons même, en ces temps de cinéma, un «néoréalisme». Il s’appuierait sur un bilan préalable de l’arrogance et de l’interventionnisme occidental des vingt-cinq dernières années – à quelques interventions justifiées près – paradoxal et décalé quand se lève chaque jour un peu plus dans le désordre et le ressentiment un monde nouveau, de moins en moins occidental. Un bilan aussi de cette «irrealpolitik» impuissante dans laquelle baignent les gentils Européens. Je reconnais cependant que c’est difficile de concevoir un Occident non prosélyte, tant cela nous est consubstantiel de nous vouloir universels. Pourtant, le réalisme, aujourd’hui, c’est d’admettre que nous ne sommes plus les seuls maîtres du monde. Il y a eu la décolonisation, et maintenant l’émergence de dizaines de pays, dont plusieurs vraies puissances, qui veulent prendre leur revanche, peut-être un jour se venger, même si nous restons pour un temps les plus forts et les plus riches (par tête). Nous pensions que les règles pour le monde avaient été fixées une bonne fois pour toutes par les Alliés et par le marché libre, que nous n’avions plus qu’à imposer le respect de ces règles à tous les nouveaux Etats. Ce n’est pas le cas. Le rendez-vous entre les puissances installées et les nouvelles est devant nous. Il n’y aura pas une grande conférence, mais une série d’ajustements douloureux, certains déjà en cours. Il faut agir pour que nos intérêts essentiels – le mode de vie européen et nos convictions – et notre conception de ce que sera la «communauté» internationale, permettant que la vie sur la planète reste possible, pèsent de façon déterminante dans le grand compromis à venir.
Recueilli par Marc Semo – Libération