A Kigali, Emmanuel Macron espère le « don » du pardon de la part des rescapés du génocide
Le chef de l’Etat a reconnu « une dette envers les victimes » pour évoquer la responsabilité de la France, alors présidée par François Mitterrand, lors du massacre des Tutsi au printemps 1994, mais sans présenter d’excuses, ni parler de culpabilité ou de complicité avec le régime génocidaire.
Le Monde
Enfin, le temps est venu. La vérité réclame parfois une lente et pénible maturation. Vingt-sept ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, Emmanuel Macron a prononcé un discours pour l’histoire, jeudi 27 mai, à Kigali, dans l’enceinte du Mémorial de Gisozi. Un discours pour s’incliner devant les morts, saluer les rescapés, désigner les bourreaux, et surtout reconnaître la « responsabilité » de l’Etat français – mot répété à quatre reprises – entre 1990 et 1994, en soutien au régime hutu. Invoquant une « dette envers les victimes », le président français a formulé l’espoir de « sortir de cette nuit et de cheminer à nouveau ensemble ». « Sur ce chemin, a-t-il ajouté, seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don, alors, de nous pardonner. »
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Responsabilité, mais pas de « culpabilité », ni de « complicité ». La dialectique mémorielle choisie par le président vise à sortir la France du déni, mais pas à se lancer dans une inculpation de son prédécesseur lointain, François Mitterrand. D’où beaucoup d’ellipses, notamment sur les errements idéologiques de l’Elysée à l’époque, sur le développement d’une hiérarchie parallèle entre la présidence et les militaires français sur le terrain, ou encore sur le soutien en armes apporté au régime génocidaire.
« Les tueurs qui hantaient les marais, les collines, les églises n’avaient pas le visage de la France, a dit Emmanuel Macron. Elle n’a pas été complice. Le sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats, qui ont eux aussi vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures, et étouffé leurs larmes. Mais la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda. Et elle a un devoir : celui de regarder l’histoire en face et de reconnaître la part de souffrance qu’elle a infligée au peuple rwandais en faisant trop longtemps prévaloir le silence sur l’examen de la vérité. »
Au cours du long vol de nuit vers Kigali, le président et ses conseillers ont affiné jusqu’au dernier moment les expressions les plus sensibles. Le mot « excuses » a été écarté, car il implique une demande d’oubli et d’effacement, dit-on dans l’entourage du président. Au risque de ne pas laisser la trace d’une expression puissante, cristalline, résumant sa démarche. Celle-ci se veut réconciliante et ancrée dans le long terme. « Un génocide ne s’efface pas. Il est indélébile, a déclaré le président de la République au Mémorial. Il n’a jamais de fin. »
Mettre des mots sur le passé
Emmanuel Macron a fait logiquement remonter la responsabilité de l’Etat à l’automne 1990 et à l’engagement militaire français, décidé par François Mitterrand, pour contrer l’offensive du Front patriotique rwandais (FPR), présenté alors comme une force étrangère aux mains de l’Ouganda anglophone. Les efforts « louables et courageux » de Paris en soutien des négociations interrwandaises, devant conduire aux accords d’Arusha entre 1992 et 1993, ont été « balayés par une mécanique génocidaire ».
Selon le chef de l’Etat, le pouvoir exécutif de l’époque a eu le tort de ne pas tenir compte des avertissements reçus. « En ignorant les alertes des plus lucides observateurs, la France endossait une responsabilité accablante dans un engrenage qui a abouti au pire, alors même qu’elle cherchait précisément à l’éviter. » Pourtant, il ne s’agissait pas seulement d’un mépris de ces signaux, mais aussi d’un soutien militaire actif au futur régime génocidaire. Enfin, M. Macron a rappelé l’inaction de la communauté internationale, entre avril et juin 1994, pendant que le génocide était commis contre les Tutsi. « Nous avons, tous, abandonné des centaines de milliers de victimes à cet infernal huis clos », a-t-il affirmé.
Emmanuel Macron avait 16 ans au moment du génocide. Ces ténèbres ne lui sont pas familières. C’est à lui néanmoins qu’est revenue la charge de mettre des mots sur le passé, sans déni ni repentance, près des cinq stèles de béton sous lesquelles reposent les restes de plus de 250 000 victimes. La lenteur de son débit, l’absence rare de toute improvisation par rapport au texte écrit indiquaient l’importance du moment : vis-à-vis des victimes, du Rwanda, de l’Afrique et de l’opinion publique française, où les questions mémorielles ont toujours une forte traduction politique.
Ouverture d’un « nouvel espace politique »
Pendant plus de deux décennies, l’Etat français avait refusé d’examiner son naufrage dans toutes ses dimensions. Instructions judiciaires partielles, écrans de fumée diffusés par les gardiens du temple mitterrandien, polémiques stériles : il semblait impossible de s’entendre sur les faits eux-mêmes, avant même de considérer leur interprétation. Mais le temps est venu, enfin, de mieux nommer le mal.
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Ce rendez-vous a été rendu possible à la fois par l’évolution des deux sociétés, le travail des chercheurs et la démarche simultanée des dirigeants. Emmanuel Macron et son homologue, Paul Kagame, ont accompli chacun un effort l’un envers l’autre, mus par un même désir de cautériser la plaie et d’assainir la relation bilatérale. « Un nouvel espace politique » s’ouvre ainsi, qui permet d’entrevoir « une normalisation des relations » avec, notamment, la désignation d’un ambassadeur à Kigali, se félicite-t-on à l’Elysée. M. Macron a aussi tenu, dans son discours, à faire référence aux génocidaires hutu qui ont trouvé refuge en France, pendant longtemps. Il s’est engagé « à ce qu’aucune personne soupçonnée de crimes de génocide ne puisse échapper au travail des juges. » Les autorités rwandaises jugeront ces intentions aux actes.
Le 26 mars, la publication du rapport d’historiens, sous la direction de Vincent Duclert, a changé les conditions du débat en France. Ce document de 1 200 pages, nourri par un accès inédit aux archives qu’avait permis M. Macron au nom d’une transparence tant attendue, a gravé dans le marbre certaines vérités qui avaient été jusqu’alors tordues, niées ou reléguées au rang de simples opinions.
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Sans retenir l’idée d’une complicité de l’Etat français dans le génocide, la commission avait présenté une analyse cinglante des errements de l’Elysée sous François Mitterrand, de son intoxication idéologique due notamment à l’obsession de l’influence anglo-saxonne sur le continent, de son refus d’entendre les signaux d’alerte. Des « responsabilités lourdes et accablantes » apparaissent, avait résumé le rapport. Soit presque, au mot près, les termes retenus par Emmanuel Macron jeudi.
« Reconnaissance mutuelle d’une vérité historique »
Le 9 avril, Vincent Duclert a été reçu à Kigali par le président, Paul Kagame. « Les Rwandais ont été surpris par la sévérité justifiée de nos conclusions, explique l’historien. On a échangé avec le président sur le tribunal de l’histoire. Je lui ai demandé s’il était justifié de poursuivre sur la voie judiciaire, dès lors que la vérité des faits émergeait. Il m’a dit “non”. »
Au cours de ce long entretien, M. Kagame a exprimé son souhait de rencontrer à Paris, au cours de sa visite à la mi-mai, certaines personnalités françaises très présentes dans le rapport Duclert, et notamment des officiers de l’époque. L’Elysée ne participe pas à son organisation. Jusqu’au bout, la distance entre l’exécutif et la commission a été respectée. « C’est important que chacun soit à sa place, estime Vincent Duclert. Le rapprochement politique se fait sur la base de la reconnaissance mutuelle d’une vérité historique. Emmanuel Macron a compris que rien ne pouvait se faire avec le Rwanda, et plus largement en Afrique, sans regarder en face la responsabilité de la France. Il faut saluer cette lucidité. »
Le 19 avril, le gouvernement rwandais a reçu le rapport commandé au cabinet d’avocats américain Muse. Celui-ci a mis en cause « l’opération de camouflage » conduite par la France pendant vingt-cinq ans afin de se soustraire à la vérité de son engagement au Rwanda. Mais il avait globalement adopté un ton plus mesuré sur l’idée d’une complicité active, à la satisfaction de Paris.
Au cours de sa visite dans la capitale française le 18 mai, Paul Kagame, interrogé par Le Monde, avait aussi laissé à l’Elysée le choix des mots appropriés et avait souligné l’envie de dépasser ce traumatisme du génocide. Kigali notera forcément, sur le plan symbolique, la présence dans la délégation française du général Jean Varret, ancien chef de la mission militaire de coopération (1990-1993), dont la lucidité a été saluée par le rapport Duclert.
Différence avec Nicolas Sarkozy
En janvier 2000, Guy Verhofstadt, premier ministre de la Belgique – ancienne puissance colonisatrice au Rwanda – avait demandé « pardon » au nom de son pays, lors d’un discours soulignant « un dramatique cortège de négligences, d’insouciances, d’incompétences, d’hésitations et d’erreurs ». En France, les associations des rescapés attendaient depuis longtemps un discours fondateur. Dans le quinquennat d’Emmanuel Macron, ce déplacement à Kigali demeurera une borne majeure, bien plus nette que celle de Nicolas Sarkozy en 2010.
Le président de l’époque avait bien visité le Mémorial du génocide. Mais il avait pris la parole lors d’une conférence de presse aux côtés de son homologue, Paul Kagame, dans un cadre bien moins solennel et dépouillé. Refusant de se livrer à une « course au vocabulaire », Nicolas Sarkozy avait alors évoqué des « erreurs politiques » et « une forme d’aveuglement ». Mais il n’avait pas mis des mots clairs sur le soutien obstiné et désastreux, politique et militaire, accordé par François Mitterrand au régime hutu, « raciste, corrompu et violent », comme l’écrit la commission Duclert.
Nicolas Sarkozy avait préféré dissoudre la responsabilité spécifique de la France dans celles, plus larges, de la communauté internationale. « Il ne faut pas jouer avec les mots comme si nous n’étions pas francophones, soulignait, jeudi, au Mémorial, l’écrivaine Yolande Mukagasana, survivante du génocide. Ce n’était pas des erreurs, mais des choix, des fautes. Mitterrand savait dans quoi il s’engageait, entraînant la France, au nom de son amitié avec Habyarimana [président rwandais de 1973 à 1994]. »
« Plus de valeur que des excuses »
Lors d’une conférence de presse commune avec Emmanuel Macron dans son palais présidentiel, Paul Kagame a salué les propos tenus plus tôt par son invité. « Le président vient de faire un discours important au Mémorial du génocide à Kigali, a-t-il dit. C’était un discours puissant, avec une signification particulière pour ce qu’il se passe aujourd’hui et qui résonnera bien au-delà du Rwanda. Ses mots avaient plus de valeur que des excuses. Ils étaient la vérité. Dire la vérité est risqué. Mais vous le faites car c’est juste, même si cela vous coûte quelque chose, même si c’est impopulaire. »
Le président français, Emmanuel Macron, et son homologue rwandais, Paul Kagame, devant le palais présidentiel à Kigali, le 27 mai 2021. LUDOVIC MARIN / AFP
Comme tous ses prédécesseurs, Emmanuel Macron polit ses discours mémoriels avec un soin particulier. Mais aucun autre président n’a autant lié cet exercice à la politique étrangère, à la consolidation des intérêts français actuels et futurs. Sans toujours rencontrer le succès espéré, faute de partenaire à la hauteur pour avancer de façon symétrique, comme en Algérie. Avec le dossier rwandais, Emmanuel Macron s’empare d’un sujet qui n’est pas aussi prégnant, aussi sensible dans l’opinion publique française que la guerre d’Algérie, bien que plus récent. Mais il touche au cœur même de l’Etat, à l’articulation de ses institutions, à la mécanique de prise de décision dans ce fameux domaine toujours aussi réservé qu’est la politique étrangère.
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En outre, cette reconnaissance solennelle de la responsabilité française permet de normaliser les relations avec un Etat qui se prévaut d’un modèle de développement unique en Afrique, mâtiné d’autoritarisme. Enfin, elle vise à démontrer la nouvelle démarche vertueuse de Paris vis-à-vis du continent : un dialogue d’égal à égal, en surmontant l’héritage colonial, pour répondre aux sentiments antifrançais qui prospèrent dans certains pays africains. C’est dans cette logique que s’inscrivent d’autres gestes depuis le début du quinquennat, comme la restitution d’œuvres d’art africaines, « qui était un tabou absolu jusqu’à présent », selon l’Elysée, ou encore l’abandon du franc CFA.