Au Gabon, l’opposant Jean Ping a déposé un recours auprès de la Cour constitutionnelle pour contester la victoire d’Ali Bongo Ondimba à l’élection présidentielle du 27 août. Mais il doute de l’indépendance de cette juridiction.
Jean Ping, candidat à l’élection présidentielle du 27 août 2016 au Gabon, a entretenu le suspens jusqu’au bout : le délai prévu par le code électoral pour contester légalement les résultats provisoires du scrutin était dépassé, lorsque ses avocats ont annoncé avoir déposé un recours auprès de la Cour constitutionnelle. Les Gabonais ont donc appris en fin de journée, jeudi 8 septembre, que le contentieux électoral était désormais entre les mains des neuf juges de cette institution, qui a aussi pour mission de proclamer les résultats définitifs de la présidentielle.
Quand la Commission électorale avait annoncé, le 31 août, qu’Ali Bongo Ondimba, le président sortant, était arrivé en tête de ce scrutin à un tour avec 49,80 % des voix et que Ping était deuxième (48,23 %), ce dernier et ses partisans, sûrs de leur victoire, avaient aussitôt dénoncé des fraudes. Le pays avait connu trois jours de chaos, avec des émeutes violemment réprimées par les forces de sécurité. Depuis, le bilan des victimes reste incertain : Ping parle de 50 à 100 morts, l’Agence France-Presse en a dénombré au moins six, les autorités parlent de trois tués.
Le recours de Ping, 73 ans, porte sur les résultats de la province du Haut-Ogooué, région d’origine de la famille Bongo Ondimba, où le taux de participation a officiellement atteint 99,98 % et où Ali Bongo a obtenu, selon les résultats provisoires, 95,46 % des suffrages. C’est grâce à ce score incroyable que le président sortant a remporté l’élection – avec précisément 5 594 voix de plus que Ping : dans six des neuf provinces du pays, l’opposant est arrivé premier. L’un des avocats de Ping, Jean-Rémy Bantsantsa, a expliqué jeudi soir aux médias avoir relevé des « contradictions » entre, d’un côté, les chiffres publiés par le ministère de l’intérieur et le gouverneur du Haut-Ogooué et, de l’autre, ceux des procès-verbaux en sa possession. « Dans tous les cas », Ali Bongo « ne peut pas gagner cette élection, ce n’est pas possible », a-t-il répété. Le camp de Ping accuse plus précisément la commission électorale d’avoir attendu d’avoir les chiffres des huit autres provinces pour modifier ceux du Haut-Ogooué et donner ainsi une avance à Ali Bongo.
Depuis le 31 août, chaque partie a avancé ses arguments et décoché ses flèches par médias interposés. À ceux affirmant que les résultats ont été trafiqués dans le Haut-Ogooué, Ali Bongo, 57 ans, a répondu que la population de cette province s’était « mobilisée massivement » pour contrer son principal adversaire, disant aussi qu’il y avait eu des « anomalies dans le fief de Monsieur Ping qui a fait 100 % dans certains bureaux ». Plusieurs pays occidentaux, l’ONU et des responsables politiques français se sont aussi exprimés pour demander, comme Jean Ping, un recomptage des voix. La mission envoyée par l’Union européenne pour observer l’élection a notamment déclaré que les résultats n’avaient « pas été annoncés publiquement » dans le Haut-Ogooué « privant ainsi les parties prenantes de la transparence requise par la loi ». Elle a également jugé que « l’intégrité des résultats provisoires » dans cette province était « remise en cause ».
Ces interventions ont tout particulièrement irrité du côté de Bongo : « Nous avons relevé beaucoup d’incongruité dans le comportement des observateurs. On a l’impression que la mission a voulu passer d’une mission d’observation à une mission de contrôle », a répliqué jeudi le ministre des affaires étrangères, Emmanuel Isozet Ngondet, dans une conférence de presse. Bongo et son entourage ont par ailleurs régulièrement répété que seul un recours déposé devant la Cour constitutionnelle pouvait autoriser l’opération de recomptage demandée par Ping et ses soutiens.
C’est donc désormais chose faite : le contentieux électoral devrait se régler loin des plateaux de télévision et des micros. La Cour constitutionnelle a un maximum de deux semaines pour examiner le recours de Ping et trancher. « Un recours est une plainte déposée par une partie. L’autre partie se défendra et le cas échéant attaquera. C’est un procès public et souvent télévisé », précise un juriste gabonais.
Ping a néanmoins beaucoup hésité avant de saisir la Cour constitutionnelle car il doute de son indépendance. Lors de la présidentielle de 2009, André Mba Obame, principal concurrent d’Ali Bongo, avait pris l’habitude de dire que cette juridiction est « comme la tour de Pise, elle penche toujours du même côté », c’est-à-dire celui du pouvoir. Revendiquant la victoire mais arrivé deuxième au scrutin, il l’avait tout de même saisie comme d’autres candidats malheureux. Pendant plusieurs jours, la Cour constitutionnelle avait alors épluché les procès-verbaux et recompté les suffrages, pour arriver à un résultat qui avait surpris tout le monde et pris l’allure d’un camouflet pour Mba Obame : non seulement la Cour constitutionnelle avait confirmé la victoire d’Ali Bongo, mais elle avait aussi rétrogradé Mba Obame de la deuxième à la troisième place. La crise post-électorale, violente au début, avait fini par faire « pschitt ». À l’époque, les adversaires d’Ali Bongo avaient réclamé la démission de la présidente de la Cour, Marie-Madeleine Mborantsuo, la jugeant trop proche d’Ali Bongo : elle a été la compagne de son père, Omar Bongo Ondimba, qui a dirigé le Gabon pendant 41 ans et dont elle a eu deux enfants.
On pense déjà à un scénario similaire à celui qui s’est joué en Côte d’Ivoire en 2010
Avant la présidentielle de 2016, la Cour constitutionnelle, toujours présidée par Mborantsuo, a déjà été saisie et a donné un verdict qui n’a pas été favorable à l’opposition : en juillet, elle a rejeté plusieurs recours qui contestaient la validité de la candidature d’Ali Bongo. C’est ce dernier qui a d’ailleurs reconduit Mborantsuo au poste de présidente – il a aussi désigné deux autres membres de la Cour, les six derniers ayant été choisis par le président de l’Assemblée nationale et celui du Sénat, comme le veut la Constitution.
À de nombreuses reprises, les partisans de Ping ont laissé entendre leur défiance vis-à-vis de la Cour, mettant de nouveau en avant les relations familiales entre sa présidente et Ali Bongo. Mais la classe dirigeante gabonaise étant une grande famille, Mborantsuo a aussi des liens avec Jean Ping, puisque ce dernier a eu des enfants avec une sœur d’Ali Bongo. Ping est en plus lié à l’une des huit autres membres de la Cour : la juge Afriquita Dolorès Agondjo est la fille de son frère aîné. « Le poids de la présidente est bien plus important que celui d’une simple juge », estime cependant un membre de l’opposition.
Si l’équipe de Ping a longtemps tergiversé avant de déposer un recours, comme le lui suggérait fortement la « communauté internationale », c’est aussi parce que la Cour constitutionnelle est hiérarchiquement la plus haute juridiction du système judiciaire du Gabon et que ses décisions ne peuvent faire l’objet d’aucun recours. Une fois qu’elle aura prononcé son verdict, il n’y aura plus de possibilité de le contester. « Nous avons finalement choisi d’aller devant la Cour pour aller jusqu’au bout et montrer à la communauté internationale la vraie nature de ce régime », explique Marc Ona Essangui, une des figures de la société civile qui milite activement depuis plusieurs années dans les rangs de l’opposition. Comme d’autres, l’activiste dit s’attendre voir la Cour constitutionnelle confirmer le « coup de force »d’Ali Bongo, et prédit des réactions violentes de la population, en retour. Même son de cloche chez Jean Pïng, qui a déclaré : « Il ne fait aucun doute qu’en cas de non-respect de la réalité du vote des Gabonais par la Cour constitutionnelle, le peuple, qui n’aurait dans ce cas plus rien à perdre prendra son destin en mains. Je crains fort qu’un nouveau faux pas de la Cour constitutionnelle soit le facteur d’une instabilité profonde et durable du Gabon.»
Les Gabonais vont pouvoir souffler durant quelques jours, le temps que les juges achèvent leurs travaux, mais la crise est loin d’être terminée. Dans l’opposition, on pense déjà à la possibilité d’un scénario similaire à celui qui s’est joué en Côte d’Ivoire, après l’élection présidentielle de 2010 : le Conseil constitutionnel ivoirien, lui aussi juge suprême en matière électorale et dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours, avait proclamé Laurent Gbagbo vainqueur de l’élection présidentielle. Fait sans précédent, les grandes puissances, par la voix de l’ONU, de la France et des États-Unis, avaient refusé de reconnaître son jugement et décidé qu’Alassane Ouattara avait remporté le scrutin.
Le fait que le président de ce Conseil constitutionnel ait été un ami de Gbagbo avait été invoqué pour contester sa décision. « Ce précédent ivoirien doit faire jurisprudence et il faut appliquer cette jurisprudence au Gabon. C’est ce que j’explique aux représentants des pays occidentaux avec qui je discute ici », dit Marc Ona Essangui. Petite différence cependant : la « communauté internationale » avait refusé, en 2010, le recomptage des voix proposé par Gbagbo comme solution pour résoudre la crise post-électorale. Le cas ivoirien ne peut donc faire totalement jurisprudence puisqu’elle demande aujourd’hui qu’on recompte les voix au Gabon… La crise gabonaise met ainsi en lumière les contradictions de la « communauté internationale » et ses positions à géométrie variable.
Du côté d’Ali Bongo, on garde également à l’esprit les événements ivoiriens de 2010, et en particulier la manière dont ils se sont terminés : l’armée française et les forces armées de l’ONU avaient lancé une opération militaire pour installer Ouattara au pouvoir. « Certains, à Paris, rêvent de faire intervenir l’armée française contre Ali Bongo », a d’ailleurs affirmé, en off, un haut fonctionnaire, il y a quelques jours. La France possède une base militaire de 450 hommes à Libreville.
On peut être sûr d’au moins une chose : il va y avoir, en coulisses, de nombreuses manœuvres et négociations politiques au cours des jours prochains, à Libreville. Les diplomates africains et occidentaux, en particulier, auront fort à faire pour tenter d’éviter une nouvelle explosion dans ce petit État pétrolier de 1,8 million d’habitants : feront-ils mieux qu’en Côte d’Ivoire?
Fanny Pigeaud, Médiapart