C’était une nuit chaude et laiteuse. La pleine lune se reflétait sur les flots, laissant voir les embarcations de pêche au large des côtes gambiennes. Martin Kyere se serrait avec ses camarades dans une pirogue à moteur. Après avoir économisé en vendant des chaussures dans son Ghana natal, il avait décidé de prendre la route de l’Europe, partageant son destin avec 55 migrants ghanéens, nigérians, sénégalais, ivoiriens et togolais.
Après avoir quitté la plage de Saly-Mbour, au Sénégal, les migrants avaient rendez-vous avec un navire de passeurs au large de Banjul, capitale de la Gambie. Après plusieurs tours près du lieu de rendez-vous, ils accostèrent sur une plage où la police les arrêta. « Nous avons longtemps cru qu’ils allaient nous déporter », raconte Martin Kyere. Un sort qui aurait été préférable à celui qu’ils allaient subir.
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Ce 22 juillet 2005, comme chaque année, Yahya Jammeh célèbre le « jour de la révolution », date de son putsch de 1994. Au plus fort de la fête, Ousman Sonko, l’inspecteur général de la police – actuellement détenu en Suisse sous l’inculpation de crimes contre l’humanité –, reçoit un appel signalant que des étrangers viennent d’être appréhendés. L’information est transmise au président, qui regagne son palais tout proche. Le groupe de migrants est alors transféré au quartier général de la marine, à Banjul. En arrivant avec le deuxième convoi, Martin Kyere voit que ses camarades ont été passés à tabac.
« Finissez-en avec eux »
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Formée en 2003 et composée d’une vingtaine de soldats, cette unité secrète s’est rendue coupable d’actes de tortures, de viols et de meurtres. Leur chef, Tumbul Tamba (aujourd’hui décédé), reçoit ses ordres directement de Jammeh, qui utilise les Junglers comme son bras armé lorsqu’il doit faire disparaître un opposant ou un journaliste. « Le patron a dit “finissez-en avec eux” » : tel était l’ordre d’exécution classique, rapporte un ancien Jungler dans le rapport d’enquête de Trial et HRW.
Le lendemain, huit migrants sont conduits à Brufut, en banlieue de Banjul. Sept Junglers les assassinent à l’arme blanche, notamment. « La tête de l’un d’eux avait été fracassée avec quelque chose de lourd. Un autre avait le visage complètement détruit. Du sang coulait des oreilles, du nez et des yeux d’un troisième », a confié un ancien commissaire de police à l’ONG Trial. Après le meurtre en 2004 du journaliste Deyda Hydara, Jammeh aurait émis une directive interdisant l’utilisation d’armes à feu dans les exécutions, afin de limiter les traces.
Massacre en Casamance
Selon l’enquête, Martin Kyere et 44 compagnons ont été détenus une semaine avant d’être déplacés vers Kanilai, le fief du dictateur. Un groupe est conduit de l’autre côté de la frontière sénégalaise, près d’un village abandonné de Casamance. Bai Lowe, un Jungler, a expliqué, lors d’une interview radio, que son chef a alors donné l’ordre attendu. « Deux gars vont vous emmener au puits, vous exécuter et vous y jeter », a-t-il dit aux migrants. La tête recouverte d’un sac plastique, ils sont abattus par arme à feu, étant cette fois-ci sur territoire sénégalais. Les puits sont recouverts de pierres, les cadavres ne seront jamais retrouvés. « Ils ont tué jusqu’à 40 personnes comme ça », avance le Jungler interviewé.
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Placé à l’arrière d’un pick-up avec six autres migrants, Martin Kyere s’enfonce à son tour dans les forêts de Casamance. « L’un d’entre nous a demandé à un Jungler de desserrer un peu ses liens. Il lui a alors donné un coup de machette à l’épaule, le faisant saigner abondamment. A ce moment, nous le savions, c’en était fini de nous, raconte-t-il au Monde Afrique. J’ai senti que mes liens étaient lâches. J’ai réussi à m’en débarrasser et j’ai sauté de la camionnette pour me réfugier dans les bois. Les balles sifflaient au-dessus de ma tête mais je n’ai pas arrêté de courir. La dernière chose que j’ai entendue, c’est la voix d’un ami ghanéen qui criait “que Dieu nous vienne en aide” ».
Martin Kyere erre plusieurs jours dans la forêt, avant de tomber sur des villageois qui le conduisent au poste de Bounkiling, où il raconte son histoire à la police. Après des soins, il est conduit à Dakar, où il rapporte les événements à l’ambassade du Ghana, donnant les noms de ses concitoyens disparus.
Destruction de preuves
Si les événements ont gagné à l’époque une certaine attention médiatique grâce au témoignage de Martin Kyere, il n’existerait pas aujourd’hui un déroulé précis de ce massacre sans l’enquête commune de Trial et HRW. « Nous avons mené des entretiens avec 30 anciens responsables de la sécurité gambienne, dont onze officiers directement impliqués dans l’incident », explique Reed Brody, conseiller juridique de HRW. Avec l’appui de ces deux organisations, le 16 mai, Martin Kyere et des organisations ghanéennes de défense des droits humains ont appelé leur gouvernement à ouvrir une enquête sur la base de nouveaux éléments de preuve.
Une enquête avait déjà été menée en mars 2006 par le Ghana afin de retrouver ses 44 ressortissants, mais Yahya Jammeh avait freiné les recherches en usant de barrières bureaucratiques. Et en 2008, une mission conjointe de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et de l’ONU s’était déplacée en Gambie. « Plusieurs sources nous ont confirmé que Jammeh avait ordonné la falsification et la destruction de preuves telles que les mains courantes des commissariats et des documents d’archives », explique Bénédict de Moerloose, responsable du département droit pénal et enquêtes de Trial International.
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En 2009, Banjul et Accra ont signé un mémorandum d’accord stipulant que le gouvernement gambien n’était pas impliqué dans les meurtres, bien que ce dernier ait accepté de remettre six dépouilles aux familles et de verser des dédommagements. Le Ghana a reçu 500 000 dollars (environ 350 000 euros en 2009) de la Gambie, remettant 6 800 dollars à chacune des 27 familles de victimes. À l’époque, le ministre ghanéen des affaires étrangères avait exprimé son scepticisme au sujet du rapport, mais l’avait accepté afin de restaurer les relations entre les deux pays et de permettre aux familles de faire leur deuil. Aucune arrestation n’avait eu lieu.
Le précédent Hissène Habré
Il a fallu attendre la défaite électorale de Jammeh, puis son départ en exil en Guinée équatoriale en janvier 2017, pour que l’enquête sur ce massacre refasse surface. « Désormais les gens parlent et nous avons pu avoir accès à des témoins auxquels n’avaient pas eu accès la Cédéao ni l’ONU », avance Bénédict de Moerloose. En octobre, cet avocat a appuyé la création d’une coalition d’associations dont l’objectif est sans équivoque : « Jammeh to Justice ».
Alors que la démocratie gambienne est naissante et ses institutions fragiles, l’ouverture d’une procédure au Ghana pourrait être une solution pour un jugement plus rapide. Ce serait aussi, pour HRW, la confirmation de ses compétences en matière de poursuites des anciens dictateurs. En juillet 2015, le procès de l’ex-président tchadien Hissène Habré avait pu être lancé à Dakar en grande partie grâce à la ténacité de Reed Brody, avocat des victimes, qui avait permis l’établissement d’une juridiction spéciale créée par l’Union africaine et le Sénégal.
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C’est le même Reed Brody qui participe à l’enquête. « Nous l’avons présentée au président du Ghana afin que son pays demande l’extradition de Jammeh, avance-t-il. Nous sommes face à une situation où des citoyens d’au moins cinq pays ont été tués. » L’actuel président ghanéen, Nana Akufo-Addo, devrait être sensible à ce dossier puisqu’il avait participé à l’enquête menée par Accra en 2006. Reed Brody espère pour sa part que la Guinée équatoriale cédera à la pression des pays impliqués et qu’ainsi sera rééditée la victoire que les défenseurs des droits humains avaient connue face à Hissène Habré, condamné en mai 2016 à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité.