Le dernier mandat de Joseph Kabila s’achève officiellement le 19 décembre. Mais aucun successeur n’est désigné. Pour l’historien congolais Isidore Ndaywel è Nziem, la période d’incertitude actuelle en République démocratique du Congo rappelle celle de la fin du long règne de Mobutu. « Pourvu que les similitudes s’arrêtent à ce niveau et qu’elles ne conduisent pas à une autre “guerre de libération” ! » espère-t-il.
Kinshasa (RDC), correspondance.- Qui va gouverner la République démocratique du Congo (RDC) après le 19 décembre ? Cette date doit marquer la fin du dernier mandat autorisé par la Constitution du président de la République, Joseph Kabila, mais les autorités n’ont organisé aucune élection pour le remplacer. L’opposition appelle à manifester alors que des mobilisations ont déjà été réprimées par la police en janvier 2015 et septembre 2016.
Né en 1944 dans un pays qui s’appelait encore Congo belge, ancien professeur de l’université de Kinshasa, l’historien Isidore Ndaywel è Nziem, auteur de Nouvelle histoire du Congo (Bruxelles, Le Cri, 2009) et de L’Invention du Congo contemporain (Paris, L’Harmattan, 2016), a répondu aux questions de Mediapart sur place.
Isidore Ndaywel è Nziem Isidore Ndaywel è Nziem
Quelle est l’histoire des manifestations à Kinshasa ?
Isidore Ndaywel. Les manifestations urbaines de protestation politique sont nées au début des années 1990, comme mode d’expression populaire des revendications contre le pouvoir en place de Mobutu. Ainsi, on avait obtenu à l’arraché le principe d’un multipartisme intégral (Mobutu l’avait initialement limité à trois partis), l’organisation d’une conférence nationale souveraine (il avait prévu à la place une conférence constitutionnelle), la poursuite des travaux de cette conférence nationale (alors qu’il l’avait suspendue). Des expressions de colère populaire ont donné lieu à des “pillages” réprimés dans la violence. Le point culminant de ces protestations d’“en bas” contre les brimades d’“en haut” avait été une gigantesque « marche de chrétiens » organisée dans l’ensemble du pays pour exiger la poursuite des travaux de la Conférence nationale souveraine, finalement obtenue.
La situation politique actuelle du Congo rappelle-t-elle donc d’autres périodes de son histoire ?
Bien entendu ! Pour nombre de Congolais, elle rappelle la fin du long règne de Mobutu. On retrouve les mêmes signaux : bipolarisation de la vie politique, débats constitutionnels interminables, réapparition des « journées mortes » et des violences urbaines, dénonciation des ingérences présumées de l’Occident, détérioration de la vie économique et sociale. Pourvu que les similitudes s’arrêtent à ce niveau et qu’elles ne conduisent pas à une autre « guerre de libération » ! Raison pour laquelle les négociations en cours sont d’une importance capitale.
Cette crise est d’abord liée à la question des élections non organisées de 2016, mais quelle est l’histoire de la Constitution et des élections au Congo?
La présente Constitution est venue prendre la relève de la Constitution dite de la « Deuxième République » promulguée le 24 juin 1967, et que Mobutu lui-même avait suspendue le 24 avril 1990. Entre 1990 et 2006, la RDC a connu une succession de « transitions » régies par une multitude de constitutions « intérimaires ». Le processus qui a conduit à la rédaction de la Constitution actuelle est parti des accords de la conférence intercongolaise de Sun City, en Afrique du Sud. Elle regroupait les différents groupes belligérants qui se sont combattus dans le cadre de la fameuse « guerre mondiale africaine » et les multiples tendances politiques nées à la suite de l’abolition du monopartisme. Ce patrimoine constitutionnel est donc le résultat de cette grande réconciliation du début du siècle. Promulguée le 18 février 2006 après être passée au référendum, cette Constitution a produit les institutions actuelles ; elle a permis aussi l’organisation des élections en 2006 et 2011. Pour les Congolais, remettre en cause cette Constitution revient effectivement à scier la branche sur laquelle ils reposent car elle est le fondement de l’actuelle expérience démocratique qui ne totalise qu’une décennie, de 2006 à 2016.
Précisons aussi que les élections de 2006 et de 2011, contrairement à ce qu’on en dit, ne sont pas les premières en RDC. Notre première expérience électorale date des années 1957-1958 pour des élections urbaines et, de 1960, pour des élections législatives, nationales et provinciales au terme desquelles le « cartel » de Lumumba avait recueilli la majorité des voix. En 1964, il y eut également des élections qui consacrèrent le succès du « cartel » de Moïse Tshombe au niveau du parlement. Mais au cours de ces deux échéances électorales, le chef de l’État était élu au suffrage indirect. En 1965, cela n’a pas eu lieu, à cause du coup d’État. Durant la longue période de la dictature mobutiste, le président était élu au suffrage universel direct, mais le scrutin n’était pas pluraliste car il ne pouvait y avoir qu’un candidat, de surcroît désigné par le parti-État.
Ce qui ne s’est jamais réalisé, c’est la passation de pouvoir, dans les règles de l’art, entre un président de la République et son successeur. Il n’y a jamais eu de remise-reprise entre Kasa-Vubu et Mobutu, entre ce dernier et Laurent-Désiré Kabila, même pas entre celui-ci et son fils, Joseph Kabila.
Le « récit national » est celui de ses mésaventures dans la vie internationale
Quelles ont été les grandes étapes de l’histoire de la RDC depuis l’arrivée de Joseph Kabila au pouvoir en 2001?
Il y a eu trois étapes correspondant à ses trois quinquennats, après avoir hérité du pouvoir de son père, Laurent-Désiré Kabila, assassiné en janvier 2001. Les années 2001-2006 ont constitué le quinquennat de la réconciliation nationale. La succession de rencontres politiques organisées avec le concours de la communauté internationale avait abouti à un accord global et inclusif qui a rendu possible la mise en place d’institutions consensuelles pour la gestion de cette période intérimaire. D’où la mise en place du fameux gouvernement dit de 1+4 (un président et quatre vice-présidents), l’élaboration et la promulgation d’une nouvelle Constitution et l’organisation des élections de 2006.
Le deuxième quinquennat (2006-2011) a été celui de la consolidation de ces acquis ; il fut aussi celui du redémarrage de la vie économique et sociale. Les questions sécuritaires demeurèrent quand même préoccupantes, bien qu’à un moindre niveau. La révision de la Constitution, pour une élection présidentielle à un seul tour, fut ressentie comme une sorte d’alerte des possibles manipulations d’avenir.
Le troisième quinquennat (2011-2016) commença sur des contestations politiques nées de la gestion défectueuse des élections de 2011. Elles se poursuivent jusqu’à ce jour et interviennent encore dans les débats sur la fin du deuxième mandat de Kabila. Malgré les tiraillements politiques, ce dernier mandat s’est caractérisé aussi par des performances économiques et l’amélioration des infrastructures, notamment au niveau des transports. Mais la situation sociale et sécuritaire est demeurée globalement préoccupante.
La scène politique congolaise oppose principalement deux personnages, le président de la République soutenu par le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD), Joseph Kabila, au chef de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), Étienne Tshisekedi. Qu’est-ce qui les distingue ?
Les deux partis se différencient par leur histoire et le contexte de leur création. Le PPRD est un parti créé par les élites politiques du régime de Joseph Kabila avec l’objectif de conserver le pouvoir déjà “conquis”. Ce qui fut fait en 2006 puis en 2011. Officiellement, Joseph Kabila n’en est pas membre ; il est plutôt l’“autorité morale” de la majorité présidentielle dans laquelle ce parti, le PPRD, joue le rôle de premier plan. L’UDPS est née en 1981 dans le milieu des parlementaires qui contestaient le régime dictatorial de Mobutu. De cette période à nos jours, ce parti traîne derrière lui une longue histoire de martyre (prisons, relégations), de marginalisation politique, de défection ou d’éloignement de certains membres. Les deux chefs de file ont en commun de s’être affrontés à l’élection présidentielle de 2011, qui était à un seul tour. Kabila a été proclamé vainqueur, mais Tshisekedi affirme avoir gagné cette même élection.
Quel est le « récit national » qui prévaut au Congo?
Les Congolais constituent un peuple branché sur une certaine histoire qui lui colle à la peau. Le « récit national » est celui de ses mésaventures dans la vie internationale du fait de ses ressources naturelles, abondantes et diversifiées. Tout serait parti de Léopold II et de la conférence de Berlin. Ce roi belge aurait « vendu » le Congo à la communauté internationale, particulièrement aux Américains. Hier « colonie internationale », le Congo serait prisonnier de ce statut qui serait encore d’actualité. Tout aurait été planifié depuis la fin du XIXe siècle. Voilà pourquoi on est ici trop conscient d’être à la merci du monde du capital international, comme si cette situation était une fatalité. Rien ne peut se passer au Congo sans que les États-Unis et les pays d’Europe occidentale ne s’en mêlent. L’implication la plus spectaculaire a eu lieu au dialogue intercongolais de Sun City, en Afrique du Sud ; elle avait même produit une institution particulière : le « Comité international d’accompagnement de la transition » (CIAT).
Pourtant, ainsi analysée, cette situation d’ingérence chronique qui incite au défaitisme aurait pu susciter la conscience d’être également un atout. J’ai toujours pensé que la RDC, parce qu’elle ne fait réellement partie d’aucun “pré carré” dans la géopolitique tant africaine que mondiale, et qu’elle dispose en principe des moyens de contester l’extraversion de son économie, pourrait s’émanciper plus facilement de ses multiples “parrains” (euro-américains, asiatiques et africains) qui, de surcroît, se combattent entre eux.
Que reste-t-il de Mobutu dans la vie politique congolaise?
Sans être cité, par conformité au politiquement correct, Mobutu est en réalité fort “présent”, surtout dans la capitale. D’abord, nombre d’infrastructures rappellent son époque, comme le Palais du peuple, le stade des Martyrs (stade Kamanyola, à son époque), la RTNC (Cité de la voix du Zaïre). Ensuite, pour une population congolaise constituée particulièrement de jeunes, la profondeur de leur mémoire ne va pas au-delà de son long règne qui constitue le seul champ de comparaison possible. Les nombreuses stratégies politiques utilisées de nos jours ne sont que des reprises des stratégies anciennes. D’ailleurs, quelques anciens « mobutistes » font encore partie de la nomenklatura politique d’aujourd’hui. Même l’opposition ne fait usage que des mêmes recettes de combat politique, comme au temps de Mobutu. S’il y a innovation, elle réside dans l’intrusion de la diaspora congolaise dans la vie politique nationale et dans le rôle joué par les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Par Pierre Benetti, Médiapart