Cet article a été publié dans Le Monde du 6 juin 1989. Nous le reproposons aujourd’hui, trente ans après la répression sanglante du mouvement de Tiananmen.
L’horreur complète. Un défoulement de violence militaire comme destiné, à chaque étape d’un scénario machiavélique, à dramatiser encore la situation, à ressusciter cette peur du civil, face à la force brutale, dont la disparition avait permis à l’agitation de se développer.
Dès l’après-midi du samedi 3 juin, la tension est montée vivement sur la place Tiananmen et dans tout le centre de la ville, après l’essai infructueux d’intervention militaire, la nuit précédente (Le Monde daté 4-5 juin). La police fit mine de reprendre aux manifestants l’autocar d’armes et de fournitures que les pauvres petits militaires avaient abandonné en pleine ville. On s’apercevra plus tard que ce qui voulait passer pour un échec des policiers était nécessaire à la suite du scénario : il restait à l’armée à récupérer son bien légitime.
Le drame se prépare
L’arrivée de milliers de soldats casqués peu après dans le centre-ville permit de compléter le dispositif théâtral. Comme il fallait s’y attendre, les soldats ont été contraints par les manifestants, comme au cours de la visite de M. Gorbatchev, de s’asseoir en tailleur et de chanter des chansons patriotiques… Le dernier chœur de cette révolution noyée dans le sang. A l’intérieur du Palais du peuple, se sont réfugiés des milliers de soldats. Qui commença, alors, à démolir les structures de l’énorme bâtisse de style stalinien, à l’aide de barres de fer, pour en extraire les pierres et en bombarder les militaires ? Nul ne le saura sans doute jamais. Mais le people’s power chinois, la stratégie de la non-violence des étudiants, est mort à cet instant-là. Il serait surprenant que les ouvriers insurgés, qui avaient compris la force du mouvement pacifiste étudiant et s’efforçaient d’en imiter l’humour et la gentille insolence, se soient livrés à un tel acte suicidaire.
Car en grande banlieue, le drame se prépare. Depuis le début de l’après-midi, l’insurrection jusqu’alors pacifique du peuple de Pékin s’est armée d’instruments dérisoires face à ce qui s’est massé aux portes de la ville : gourdins et barres de fer pour résister à des centaines de blindés et des dizaines de milliers d’hommes de troupes ayant reçu consigne de tirer en tous sens. Les barrages se mettent en place à l’aide d’autobus et de camions. L’armée commence à avancer en rangs serrés de militaires casqués, apparemment non armés. Mais la population sait que la force militaire est décidée à se déployer en grand, et violemment. D’autant qu’au journal télévisé du soir, le quartier général de la loi martiale a annoncé son arrivée imminente en recommandant aux Pékinois de rester chez eux, sachant parfaitement que cela suffirait à les jeter dans la rue.
Plusieurs dizaines de soldats sont vus agressés violemment par la foule rendue furieuse. On leur confisque un garrot de fer utilisé par la police pour tenir les suspects par le cou lors des interpellations, on s’indigne, et on en malmène un bon nombre, contraints de défiler, en haillons, comme les vaincus d’une guerre qui reste pourtant à livrer : la vraie bataille de Pékin a commencé, à la stupéfaction, bientôt suivie de terreur, de tous les Pékinois pour qui l’« armée du peuple » ne pouvait se permettre de tirer sur le peuple.
Un blindé fou
Le premier affrontement sérieux a lieu à Muxudi, un faubourg situé à une demi-douzaine de kilomètres à l’ouest de la place Tiananmen. Des tirs à l’arme automatique sont rapportés par des témoins, mais on hésite encore à croire à l’incroyable : ce n’est pas au fusil d’assaut que l’armée va s’imposer, c’est à la mitrailleuse lourde. « Fascistes ! », crie la foule en direction des soldats, mais à l’intention, surtout, de leurs chefs. La troupe répond par des tirs nourris, y compris en direction des immeubles bordant l’avenue, vers les fenêtres où sont agglutinés curieux et sympathisants des insurgés. Bilan : au moins seize morts et cent quatre-vingts blessés amenés à l’hôpital voisin en tricycle, et même sur des porte-bagages de vélos. La rumeur court qu’à Haidian, les étudiants ont submergé une cinquantaine de camions de militaires, les immobilisant.
Vingt minutes après minuit, l’armée donne à la population de Pékin la repartie de son défi des semaines passées. Un transport de troupes blindé fonce à toute allure le long de l’avenue Chang’an, d’ouest en est, à travers la foule, sans se soucier des barrages faits de glissières de circulation en travers de la route. « N’ayez pas peur ! », lancent des Pékinois aux étrangers. Mais tout le monde a peur, évidemment. Car on sait que la troupe répond à ce cortège incessant de motards formé par les entrepreneurs privés, qui avaient, pendant toute la période d’agitation active face à la loi martiale inappliquée, marqué le territoire insurgé d’une porte à une autre de la ville. Le sang, maintenant, va couler pour faire expier l’affront. En quantité.
Une bonne centaine de camions débarquent de l’ouest. Un nombre indéterminé de l’est. Les rafales d’armes automatiques légères et lourdes résonnent. On en entend au centre, bien sûr, mais aussi aux quatre points cardinaux, à la notable exception des quartiers où vivent diplomates et journalistes. Le blindé fou s’y heurte même à un camion de soldats, le prenant pour un véhicule insurgé du fait que des étudiants se sont perchés dessus. Les soldats – une unité d’un petit millier d’hommes – refuseront en conséquence d’avancer…
Tentatives désespérées
Il est 1 heure du matin, la mêlée fait rage. Charges, poussées, et, en face, tentatives désespérées de faire encore une fois appel aux sentiments humains de l’Armée populaire de libération (APL), que Mao Zedong voulait « comme un poisson dans l’eau » au sein du peuple. Les vélos, toutes sonnettes tintantes, face aux troupes. Les gens qui se précipitent, désarmés, le torse en avant, avant de s’éparpiller sous les tirs ou devant les blindés. A la violence répond la violence. Un blindé brûlera à quelques mètres du portrait de Mao. Les soldats lynchés par la foule aux cris de « Chiens de fascistes ! », ou plusieurs brûlés vifs.
« Vous vous rendez compte ? Même dans les pays fascistes les militaires tirent en l’air pour disperser la foule avant de charger », nous dit, les larmes aux yeux, un professeur fraîchement revenu des Etats-Unis. Sa femme approuve, mais les voix se baissent bientôt quand un policier en civil s’approche, l’air faussement badaud. « Fumiers ! Ils vont réussir encore une fois à nous terroriser », dit une autre dame qui, comme le couple, est descendue de chez elle exprès pour tenter encore une fois d’impressionner les militaires. « Ces soldats, ils viennent pour la première fois à Pékin. Ils ne savent rien de ce qui s’y passe, ce sont des illettrés recrutés dans les coins les plus pauvres, des montagnards… On ne leur a rien dit d’intelligent… », dira, plus tard, quelqu’un.
La brutalité du 27e corps d’armée
A 2 h 20 dimanche, l’APL – du moins, son 27e corps d’armée, déterminé à frapper très fort – pénètre sur la place Tiananmen. Les témoins qui ont observé toute la scène depuis l’Hôtel de Pékin, où sont pratiquement consignés les étrangers, sont formels : on verra quatre chars, au petit matin, écraser tout ce qui s’y trouve, les tentes des étudiants qui sont parvenus à s’enfuir, paniqués, à l’arrivée de la troupe, toutes grenades lacrymogènes déployées, mais aussi, semble-t-il, les tentes encore occupées.
Pendant plusieurs heures, on entend dans tout Pékin des tirs qui semblent nettement être ceux d’armes lourdes, peut-être du canon. On se pose des questions. Y a-t-il des combats entre unités militaires pour qu’on en vienne à user de telles armes ? Le gros de la troupe, qui n’est visiblement pas mêlé à cette opération menée par trois corps d’armée seulement – le 27e, le 39e et le 65e, les deux derniers semblant nettement plus modérés que le premier – est-il en train de réagir à ce qui, décidément, ne peut que se qualifier de putsch ? L’impossibilité physique de parcourir la cité permet toutes les hypothèses.
A 5 heures, le grondement caractéristique des blindés à chenilles emplit l’obscurité feutrée précédant l’aube, au terme de la nuit la plus longue jamais vécue par la capitale de l’ex-Empire du Milieu. Le coup d’Etat sous prétexte d’opération de police a, pour le moment, réussi.
Au matin, une épaisse fumée noire s’élève de la place Tiananmen : l’armée a entrepris de brûler les restes de la « chienlit » bon enfant qui s’est tenue depuis le 15 avril. Mais d’autres fumées aussi sont visibles : celles des véhicules de l’armée auxquels « on » a mis le feu.
Au pied de l’Hôtel de Pékin, un petit manège meurtrier oppose encore plusieurs heures manifestants et soldats. L’armée barre l’accès à la place. Les Pékinois s’avancent lentement dans sa direction. Une rafale de mitrailleuse lourde laisse quelques morts sur le macadam. La foule se retire, paniquée. Le calme se restaure. La manifestation recommence à avancer. Nouvelle rafale. Nouveaux morts. Une trentaine peut-être en deux ou trois heures…
Toute la journée de dimanche, les tirs sporadiques d’armes automatiques résonneront dans la ville. Les étrangers tentent des sorties en ville. L’ampleur de la bataille est criante. Mais quelle bataille, au juste ? Des plaques de sang coagulé sur la chaussée, des voies jonchées de briques permettent de deviner ce qui s’est passé là. Mais on dénombre aussi une centaine de carcasses de véhicules militaires brûlés, pratiquement à tous les carrefours, ce qui ne cadre pas avec l’atmosphère générale du soulèvement.
« Malfrats et brigands »
A Muxudi, où l’affrontement a commencé, ce sont, bizarrement, pas moins de quarante-six blindés de transports de troupes qui sont calcinés. Ils semblent s’être tous télescopés en série devant un barrage d’autobus. Se peut-il qu’une insurrection aussi improvisée que celle de Pékin ait réussi à infliger tant de pertes à une armée aussi bien préparée que celle qui campait aux portes de la ville depuis deux semaines ? Le civil qui mit le feu, devant un diplomate occidental, en fin d’après-midi, dimanche, à l’aide de torchons et d’essence, à un de ces blindés curieusement abandonné par tous ses occupants, agissait-il vraiment pour le mouvement contestataire ?
On avait encore plus de mal à le croire à voir le ton des rares communiqués diffusés dès l’aube dimanche par la radio et la télévision, en l’absence d’émissions de l’agence Chine nouvelle, dont les services rédactionnels semblent avoir été pris par la troupe au point de cesser toute activité liée à la situation intérieure. Il n’est plus question que des pertes infligées aux militaires, plus de cent morts, par ces insurgés qu’on ne savait décidément pas si puissants. On consent à dire qu’il y a eu, chez les civils, « des victimes, et même des morts » dans la répression de cette agitation « contre-révolutionnaire », mais pas combien. La foule des Pékinois « a apporté volontairement sa coopération » à une opération présentée comme visant à « protéger les fruits de la révolution et de la réforme » en frappant des voleurs d’armes, des « malfrats et brigands », des personnes décidées à « renverser le système socialiste et la direction du Parti communiste ». Aucun visage ne se montre à la télévision : les communiqués sont lus en voix off, l’écran occupé simplement du titre de l’annonce en chinois.
Dimanche soir, une nouvelle menace apparaît, toujours inscrite dans la machine infernale de ce scénario à la réalisation duquel participent involontairement, peut-être même inconsciemment, les insurgés. Des renforts militaires pénètrent dans le périmètre intérieur de la ville, en direction des campus universitaires. Motif, lu entre les lignes des communiqués officiels : des soldats auraient été « kidnappés ». Une autochenille blindée, au moins, l’a effectivement été : les étudiants de l’université de Pékin s’en sont emparés, l’ont amenée chez eux, dans le nord-ouest. Les insurgés sont sommés, par la radio, de restituer le matériel.
Toute la journée, des témoignages dramatiques, partiels mais tous concordants, nous parviennent sur l’ampleur du traumatisme causé par cette « libération » de Pékin en forme de boucherie. Les hôpitaux refusent de soigner les blessés légers. Les médecins de l’un d’eux auraient fait savoir à des envoyés du Quotidien du peuple qu’ils n’accepteraient de leur parler que si le journal publiait un compte rendu factuel et objectif du drame.
Sauf sursaut national, la Chine a fait un nouveau plongeon dans le règne d’une soldatesque à la mentalité préhistorique.
Des étudiants brandissent les cadavres de leurs condisciples tués par l’armée devant des camions de militaires. « Œil pour œil, dent pour dent », « Vengeons le sang par le sang », proclament des grandes affiches sur les campus du nord-ouest. Des chapelles ardentes ont été vues par des témoins occidentaux. Dans la morgue d’un hôpital, les gens défilaient en milieu de journée, dimanche, pour tenter d’identifier le cadavre d’un parent manquant. « Ils sont devenus fous. Ils tirent sur tout ce qui bouge », déclare un médecin, affolé. Opinion que partage un douanier avertissant un voyageur à son arrivée à l’aéroport, toujours ouvert malgré le bain de sang du centre-ville : « N’allez pas là-bas, ils tirent dans tous les sens. »
Un silence pesant
Des étudiants ont dit vouloir quitter leur campus, se réfugier dans la clandestinité, opter désormais pour la « lutte armée ». L’un des leaders du mouvement, le Ouigour Wuer Kaixi, aurait été vu dans un hôpital. Certaines ambassades étrangères, dont celle de France, sont parvenues à évacuer, avant la tombée de la nuit, dimanche soir, une partie de leurs étudiants des campus universitaires. Au pied de la principale résidence pour diplomates et étrangers de Pékin, une douzaine de camions de l’armée ont pris un moment position en début de soirée, dimanche, avant de se retirer quelques heures plus tard. Le fusil d’assaut était bien en évidence, prêt à servir.
Ce n’était pas seulement pour nous protéger. La disposition de cet effectif faisait que, s’il fallait tirer, les fenêtres des étrangers auraient été dans la ligne de mire. Le message est limpide : pas question de donner refuge à des étudiants qui voudraient trouver asile auprès de la communauté étrangère. Il n’y aura pas, ici, de solidarité internationale possible, face au drame de ces dizaines de milliers d’intellectuels, contestataires ou pauvres pions broyés sur l’échiquier de la politique chinoise qui avaient eu la mauvaise idée de penser librement sans même chercher à renverser le régime.
Un silence pesant s’était abattu au milieu de la nuit de dimanche à lundi sur la ville, occasionnellement trouée d’un tir de fusil d’assaut, avant qu’à minuit vingt-cinq, ne retentisse à nouveau, se dirigeant vers Tiananmen depuis les faubourgs de l’est, le grondement de dizaines de blindés. Au passage, devant la résidence des étrangers, tel ou tel soldat jugeait opportun de tirer un coup de feu symbolique, claquant dans le silence. Puis, une heure et demie plus tard, le même scénario. Jamais le hululement incessant des ambulances, lors de la grève de la faim des étudiants, ou les autres bruits de cette révolution de cinquante jours qui s’est achevée ce week-end dans le sang, n’avait été oppressant à ce point.
Qu’importe, ont eu l’air de dire, par voie de télévision, les militaires qui se sont lancés dans cette opération d’un autre âge. La vue la plus significative du bref reportage télévisé diffusé dimanche soir sur l’état de la place Tiananmen était la chute de la réplique de la statue de la Liberté que les étudiants des Beaux-Arts avaient érigée face au portrait de Mao, pauvre symbole triomphalement abattu par une force armée assoiffée de vengeance. La chute à laquelle on vient d’assister est plus vertigineuse que ce dérisoire symbole ne le suggère : sauf sursaut national, la Chine a fait un nouveau plongeon dans le règne d’une soldatesque à la mentalité préhistorique.