Thomas Deltombe, journaliste et essayiste français, est coauteur de « Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971 ». Selon lui, l’administration française de l’époque a réussi « un tour de passe-passe » en octroyant l’indépendance au Cameroun. En pleine guerre de décolonisation avec les indépendantistes de l’UPC, elle a en effet réussi à remettre le pouvoir à des acteurs politiques qui ne nuiraient pas aux intérêts français.
RFI : « Nous savons tous qu’il n’y a pas de dignité pour ceux qui attendent tout des ordres. Nous savons que cette indépendance que nous venons d’obtenir ne serait qu’un leurre si nous ne pouvions l’assurer dans la réalité quotidienne. Nous sommes décidés à lui donner une existence qui ne soit pas seulement de façade. Les Nations unies au sein desquelles nous allons prochainement prendre place, ainsi que la France dont l’amitié nous réconforte chaque jour seront pour nous les guides naturels de nos premiers pas. Nous savons que nous aurons besoin de leur aide. Nous sommes sûrs qu’elle ne sera pas marchandée et qu’elle aura pour unique objet de consolider notre Indépendance et nos libertés », déclare Ahmadou Ahidjo, le premier Premier ministre, le 1er janvier 1960. Un symbole fort au sujet de ce discours, c’est qu’il a été écrit par un conseiller français…
Thomas Deltombe : Oui, ça, c’est un paradoxe effectivement. En menant l’enquête sur la période de décolonisation du Cameroun dans les années 1950-1960, on a interviewé un certain nombre de gens, dont le rédacteur de cette proclamation d’indépendance qui s’appelait Paul Audat, qui était un administrateur colonial, qui a été reversé au moment de l’indépendance dans l’assistance technique française. Ahmadou Ahidjo est Premier ministre à l’époque. Et il lit un discours proclamant l’indépendance de son pays, mais en fait il n’est que le porte-voix finalement d’un acteur de la coopération française.
Et des Français, comme ce conseiller, il y en a beaucoup dans l’encourage des gouvernants camerounais ?
Ahmadou Ahidjo est entouré de conseillers français, il est encadré, véritablement encadré par l’assistance technique française. Moi, j’aime beaucoup la citation d’Ahmadou Ahidjo que vous venez de présenter d’une certaine façon parce qu’il évoque le « leurre ». Il parle de « façade ». Et c’est une façon pour lui de répondre à ses opposants, en l’occurrence les nationalistes de l’Union des populations du Cameroun, l’UPC, qui contestent cette « indépendance » en disant que cette indépendance n’est pas une véritable indépendance. C’est une fausse indépendance, une indépendance factice. Et en réalité, le tour de passe-passe de l’administration française à l’époque, c’est d’avoir réussi à retourner l’indépendance contre le peuple camerounais pour que « l’indépendance » se fasse au service des intérêts français ou tant tout cas, ne nuise pas aux intérêts français, notamment aux intérêts économiques et aux intérêts stratégiques de la France en Afrique en général.
Parce qu’il faut rappeler, c’est qu’au moment de l’indépendance, la guerre contre les indépendantistes de l’UPC va s’accentuer…
À partir de 1956, le Cameroun rentre dans une situation de « troubles », comme on dit à l’époque, c’est-à-dire d’une véritable guerre, d’une répression extrêmement féroce des indépendantistes et de toutes les populations qui sont suspectées de soutenir les indépendantistes. Et c’est une guerre extrêmement meurtrière puisqu’on parle de dizaines de milliers de gens qui sont tués, massacrés avec aussi l’utilisation de la torture. Vraiment, c’est une guerre du type de ce qui se passe à la même époque en Algérie. Et le paradoxe d’une certaine façon, c’est que 1960, l’indépendance du Cameroun est en fait une façon pour la France de se libérer du regard international, notamment du regard de l’ONU sur le Cameroun. C’est-à-dire que le Cameroun était un territoire sous tutelle de l’ONU et à partir du moment où le Cameroun devient indépendant, la France sort l’ONU du jeu camerounais, ce qui permet à la France d’intensifier la guerre contre les nationalistes camerounais…
Très vite d’ailleurs, dans les jours qui suivent l’indépendance…
Immédiatement en fait. Je crois dès le 15 janvier, on apprend qu’il y a des renforts qui viennent de toute l’Afrique-Équatoriale française pour le territoire. D’ailleurs, Michel Debré qui est Premier ministre à l’époque, dans ses mémoires, utilise le mot de « reconquête ». Il dit : « J’entreprends la reconquête ».
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Alors que formellement, le Cameroun est indépendant à ce moment-là.
C’est très parlant qu’il utilise le mot « reconquête » parce qu’effectivement, les nationalistes camerounais avaient réussi dans les mois qui précèdent cette indépendance du 1er janvier 1960 à soustraire des zones entières du pays du contrôle français.
Cette emprise forte de la France sur le Cameroun va se sentir combien de temps ?
Il y a encore des traces de ça aujourd’hui. Mais pendant toutes les années 1960, le Cameroun est incontestablement sous l’emprise directe de la France. On a découvert dans les archives à Londres un rapport qui a été fait par l’ambassade du Royaume-Uni au Cameroun qui décrit toutes les techniques utilisées par la France pour maintenir précisément le Cameroun sous son emprise économique, monétaire, militaire, etc. les Français sont omniprésents pendant toutes les années 60, notamment dans les structures sécuritaires, militaires.
Dans les années 70, les rapports évoluent ?
Dans les années 70, on sent, notamment avec le retrait du général de Gaulle en 1969 une sorte de renouvellement des cadres dirigeants français, qu’Ahmadou Ahidjo a envie de pouvoir avoir un peu plus d’autonomie. On a peut-être une mutation dans les années 70, on voit que les opérateurs économiques français prennent une place de plus en plus importante, notamment avec la découverte de gisements de pétrole exploitables. On voit apparaître très fortement des structures économiques comme Elf Aquitaine, tout un système bancaire qui maintient le pays sous une dépendance économique totale. Là, on parle vraiment de néocolonialisme. Et là encore, ce sont des termes qu’on voit apparaître dans les rapports confidentiels français.
Et est-ce que cette histoire qui nous fait remonter aux sources de la Françafrique est reconnue actuellement par les autorités françaises ?
Alors il y a du mouvement depuis quelque temps, notamment depuis la visite de François Hollande en 2015, donc une visite officielle au Cameroun, au cours de laquelle François Hollande a dit que la France était prête à ouvrir les archives, à ouvrir les livres d’histoire à ces questions. Je n’ai pas connaissance que les manuels d’histoire soient encore très ouverts à ces questions, en France en tout cas. Pour ce qui est des archives, certains cartons ont été ouverts effectivement par le quai d’Orsay depuis. De toute façon, on peut tout à fait faire des recherches sur ces questions. On en est la preuve mes collègues Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, et moi. Et beaucoup de chercheurs comme nous ont travaillé dans les archives, ce qui nous a permis de documenter assez précisément ce processus de « décolonisation ». Après l’étape suivante, c’est celle de la reconnaissance officielle puisque ce conflit dont on parle a fait des dizaines de milliers de victimes. C’est vraiment une tragédie historique. Pour l’instant, on n’a pas une reconnaissance comme cela a pu être le cas sur d’autres dossiers concernant l’Algérie, Madagascar ou autre.
Thomas Deltombe, coauteur de « Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971 », avec Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, aux éditions La Découverte.
Par Laurent Correau