Lors de la deuxième semaine d’audiences en vue de l’extradition de Julian Assange vers les États-Unis, plusieurs journalistes ayant travaillé sur les documents fournis par Chelsea Manning en 2010 ont défendu le sérieux du travail de WikiLeaks dans leur traitement. La semaine a également été marquée par le témoignage de Daniel Ellsberg, à l’origine de la divulgation des Pentagon Papers en 1971.
Alors qu’elle avait jusqu’à présent plutôt subi les assauts de l’accusation, la défense de Julian Assange a finalement réussi à riposter lors de la deuxième semaine des audiences du fondateur de WikiLeaks devant la cour criminelle centrale de Londres en vue de son extradition vers les États-Unis.
Comme l’avait raconté Mediapart, la première semaine de cette nouvelle série d’audiences, après celle d’une semaine au mois de février dernier, avait été marquée par plusieurs déceptions pour les avocats de Julian Assange. La juge Vanessa Baraitser avait tout d’abord écarté deux de leurs demandes, la première visant à écarter de l’acte d’accusation plusieurs éléments ajoutés à la dernière minute par l’accusation, la seconde à obtenir un report des audiences.
Les témoins, eux, avaient été malmenés par une accusation particulièrement offensive, mettant en cause leur compétence et leur impartialité. La semaine avait en outre été écourtée jeudi en fin d’après-midi par un cas suspect de Covid-19 et suspendue dans l’attente du résultat d’un test.
Celui-ci s’est finalement révélé être négatif et les audiences ont donc pu reprendre, lundi 14 septembre. Durant cette deuxième semaine, la défense a pu compter sur des témoins de poids. Parmi ceux-ci figurent deux journalistes d’investigation ayant directement collaboré avec WikiLeaks dans la publication des documents fournis par la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, l’Allemand John Goetz et le Néo-Zélandais Nicky Hager. Tous deux ont réussi à mettre à mal l’un des principaux points de l’accusation.
Les 18 charges de l’acte d’inculpation, pour lesquelles Julian Assange risque 175 ans de prison, ont en effet été calibrées pour répondre à un impératif : éviter que l’accusé puisse se prévaloir de son statut de journaliste et ainsi bénéficier de la protection du premier amendement de la Constitution américaine protégeant la liberté d’expression. Durant les audiences, l’un des procureurs, James Lewis, a systématiquement rappelé aux témoins de la défense que Julian Assange n’était pas poursuivi pour avoir publié des informations confidentielles, mais pour avoir mis en danger la vie de soldats américains et d’informateurs de l’armée américaine en mettant en ligne certains documents sans en censurer les noms qui y apparaissaient.
Les conditions dans lesquelles ces documents non censurés ont été mis en ligne ont été au cœur des débats et l’objet d’échanges parfois vifs entre témoins et accusation. L’affaire est en effet obscure et n’a toujours pas été encore entièrement éclaircie. Ce que l’on sait de manière certaine, c’est que, lors de la publication des premiers documents fournis par Chelsea Manning, au début de l’année 2010, un employé de WikiLeaks a mis en ligne 251 000 câbles diplomatiques non censurés stockés dans un dossier chiffré.
Celui-ci était censé servir « d’assurance » à WikiLeaks. Il s’agissait d’une menace dirigée contre les autorités américaines de dévoiler les documents en question, en rendant public le mot de passe du dossier, s’il arrivait quelque chose à l’organisation ou à ses membres.
Durant plusieurs mois, l’existence de ce dossier est restée inconnue du grand public. Mais, dans les mois qui suivent, de vives dissensions au sein de WikiLeaks et avec certains journalistes vont déclencher une série d’événements conduisant à la révélation des documents.
Au mois de février 2011, le journaliste du Guardian David Leigh, qui faisait partie des journalistes ayant travaillé sur les documents, publie avec son collègue Luke Harding un livre particulièrement critique vis-à-vis de Julian Assange (Julian Assange et la face cachée de WikiLeaks : la fin du secret, Music and Entertainment Books, février 2011). Les auteurs y accusent notamment Julian Assange de mettre en danger la vie de personnes et, pour prouver leur dire, évoquent le fichier et en donnent le mot de passe, mais sans expliquer à quoi celui-ci sert.
Au mois d’août 2011, l’hebdomadaire allemand Der Freitag publie un article dans lequel il révèle avoir trouvé le fichier et avoir réussi à le déchiffrer. Le point de savoir comment celui-ci s’est retrouvé en ligne n’a jamais été vraiment résolu. Certains suspectent un ancien membre de WikiLeaks ayant claqué la porte de l’organisation d’en être à l’origine.
Quoi qu’il en soit, l’article du Freitag révèle au grand public son existence et la manière de le trouver. Avec ces éléments, et le mot de passe fourni dans le livre de David Leigh et de Luke Harding, plusieurs personnes mettent alors la main sur les 251 000 documents non censurés. Ils sont entièrement rendus publics au début du mois de septembre 2001, non pas par WikiLeaks, mais par un autre site spécialisé dans la diffusion de documents confidentiels, Cryptome. Ce n’est que dans un second temps, que l’organisation re-publiera le dossier sur son site.
À l’époque, WikiLeaks avait officiellement condamné cette diffusion, en en faisant porter la responsabilité sur les deux journalistes du Guardian. Mais, dans l’acte d’accusation, la justice américaine élude totalement cette affaire, se contentant d’accuser WikiLeaks d’avoir elle-même publié les documents non anonymisés.
Durant leurs témoignages, John Goetz et Nicky Hager ont rappelé cet enchaînement d’événements et défendu la position de WikiLeaks. Le journaliste allemand a critiqué le livre de David Leigh et Luke Harding, en évoquant un « conflit interne » entre partenaires de WikiLeaks. Selon lui, Julian Assange a même tenté de dissuader Der Freitag de publier son article.
John Goetz a également raconté avoir participé à des réunions visant justement à repérer les documents devant être censurés. Il a affirmé que Julian Assange était alors très préoccupé par le fait de trouver les « noms sensibles » et avait mis en place « un processus rigoureux » de « minimisation des dommages ». Des discussions ont même eu lieu avec les autorités américaines qui ont transmis à WikiLeaks des listes de documents sensibles à censurer. Au total, l’organisation aurait ainsi renoncé à publier environ 15 000 documents.
Le sérieux du travail d’anonymisation de documents a été également défendu par Nicky Hager qui avait, lui aussi, travaillé avec WikiLeaks sur les documents en 2010. Le journaliste d’investigation néo-zélandais a ainsi évoqué « des gens travaillant en silence pendant des heures et des heures » pour repérer et censurer les informations trop sensibles.Nicky Hager est l’un des témoins ayant le mieux contesté l’autre point central de l’accusation. Une bonne partie des charges visent en effet à prouver que Julian Assange ne s’est pas contenté de recueillir des informations, mais aurait sollicité des sources pour leur demander de pirater d’autres documents. L’acte d’accusation évoque notamment une discussion en ligne entre Chelsea Manning et Julian Assange dans laquelle le fondateur de WikiLeaks aurait proposé à la lanceuse d’alerte de l’aider à déchiffrer un mot de passe.
Nicky Hager a tout d’abord expliqué l’importance pour les journalistes d’investigation d’avoir, sur certains sujets liés à la sécurité nationale, des « sources confidentielles » et des « documents confidentiels ». Alors que le procureur James Lewis lui demandait si les journalistes étaient pour autant autorisés à outrepasser la loi, Nicky Hager a contre-attaqué en expliquant la réalité du travail d’investigation. « Ce n’est pas comme ça que les choses se passent », a-t-il assené au procureur. « Nous requérons nos sources, nous les encourageons à nous donner des informations. […] Voilà ce que signifie avoir une source », a poursuivi Nicky Hager, en soulignant que le but de ce travail est d’« obtenir des informations qui permettront de changer le monde ».
Le « bon Ellsberg » au secours du « méchant Assange »
Un autre témoignage marquant fut celui du célèbre lanceur d’alerte Daniel Ellsberg, à l’origine des Pentagon Papers, 7 000 pages de documents publiés en 1971 par le New York Times et dévoilant les exactions de l’armée américaine durant la guerre du Vietnam. Devant la cour, cet ancien analyste de la Rand Corp, un think tank conseillant l’armée américaine, a dressé un parallèle entre son histoire et celle de Chelsea Manning : « Il était clair pour moi que ces révélations avaient la capacité, comme les Pentagon Papers, d’informer le public que nous avons été trompés sur la nature de la guerre », a-t-il déclaré.
Daniel Ellsberg a ensuite accusé les autorités américaines d’avoir, comme elles l’avaient fait avec lui, mené une campagne de désinformation contre Julian Assange, affirmant s’être lui-même « fait avoir par le gouvernement, comme avec les armes de destruction massive en Irak ». « Quand ils ont dit que WikiLeaks avait du sang sur les mains, je les ai crus, mais dix ans après il n’y a toujours aucune preuve », a-t-il affirmé.
Le lanceur d’alerte s’en est également pris à ce qu’il considère être comme une instrumentalisation de son histoire. Daniel Ellsberg avait en effet plusieurs fois été cité dans la presse comme un contre-exemple illustrant l’irresponsabilité supposée de WikiLeaks. Dans son témoignage, l’ancien analyste s’est dit choqué d’avoir ainsi vu son nom ressortir dans des médias cherchant à opposer « le méchant Assange » au « bon Ellsberg ». Il a rappelé que ses propres Pentagon Papers « contenaient des milliers de noms » et que, au moment de leur publication, lui aussi avait été qualifié de traître et vilipendé par la presse. « Jusqu’à ce que Julian Assange arrive et qu’ils puissent m’utiliser contre lui. J’étais soudainement devenu un patriote », s’est indigné Daniel Ellsberg.
Parmi les autres témoins cités par la défense cette semaine, Eric Lewis, un juriste américain spécialisé dans les questions d’extradition, a détaillé les conditions dans lesquelles serait détenu Julian Assange s’il était extradé. Celui-ci serait placé en « détention administrative », à la prison d’Alexandria, où avait déjà été incarcérée Chelsea Manning, et très certainement soumis à des « mesures administratives spéciales », comme le placement en isolement. Eric Lewis a souligné que, dans ce cas, Julian Assange, dont l’état de santé physique et mentale est source d’inquiétude, ne pourrait bénéficier de soins psychiatriques.
Thomas Durkin, ancien procureur américain, spécialiste des libertés civiles, a de son côté critiqué les conditions dans lesquelles Julian Assange serait jugé. Il a notamment pointé que, dans les affaires impliquant des informations classifiées, la défense ne pouvait invoquer celles-ci durant le procès, sauf autorisation du gouvernement. « Est-ce que vous dites qu’Assange n’aura pas de procès équitable aux États-Unis ? Ou vous dites juste que ce sera difficile ? », lui a demandé le procureur Lewis. « Je ne pense pas qu’il pourrait avoir ce que je considérerais être un procès équitable », a répondu Thomas Durkin.
John Sloboda, un des co-fondateurs du projet Iraq Body Count qui décompte le nombre de victimes civiles en Irak depuis 2003, a, lui, expliqué que les Iraq War Logs, tirés des documents de Chelsea Manning, avaient permis de dévoiler 15 000 victimes civiles non encore comptabilisées.
L’audition de Carey Shenkman, un avocat américain spécialisé dans les questions de libertés civiles et du 1er amendement, a été l’occasion d’une longue passe d’armes extrêmement technique avec l’accusation sur l’analyse juridique de l’Espionage Act, un des textes cités par l’acte d’accusation contre Julian Assange. Carey Shenkman a notamment souligné, comme d’autres témoins, qu’aucun journaliste n’avait jamais été condamné sur ce fondement.
D’autres témoins n’ont pu être présents, même en visioconférence, et leur déclaration a été lue à l’audience par les avocats de la défense. Il y eut tout d’abord celle de Khalid El-Masri, un citoyen allemand enlevé par la CIA en 2002 en Macédoine en raison d’une erreur de nom, les autorités américaines l’ayant confondu avec un responsable d’Al-Qaïda. Durant trois semaines, il a été détenu, humilié et torturé dans un motel. Son histoire avait été confirmée par John Goetz grâce à des câbles diplomatiques publiés par WikiLeaks.
Enfin, vendredi, l’avocat Edward Fitzgerald a lu la déclaration écrite de Dean Yates, ancien journaliste de Reuters en charge du bureau de Bagdad. Factuelle et glaçante, celle-ci détaillait la journée du 12 juillet 2007 au cours de laquelle un hélicoptère américain avait ouvert le feu sur un groupe de civils à Bagdad, tuant une douzaine de personnes dont deux collègues de Dean Yates. Ce crime avait été dévoilé par la célèbre vidéo Collateral Murder, montrant la scène filmée depuis l’hélicoptère et diffusée par WikiLeaks en 2010.
Un autre témoin surprise s’est invité durant la journée de vendredi. Alors que l’audience reprenait, Jennifer Robinson, une des avocates de Julian Assange, a demandé à faire une déclaration solennelle. Dans celle-ci, l’avocate a raconté avoir assisté, en août 2017, à une réunion dans l’ambassade équatorienne de Londres avec Julian Assange, le parlementaire américain Dana Rohrabacher et le journaliste conservateur Charles Johnson.
L’élu républicain se serait présenté comme un émissaire de Donald Trump et aurait proposé à Julian Assange de le gracier à la condition que WikiLeaks disculpe Donald Trump dans l’affaire du piratage des mails du parti démocrate et démente toute implication de la Russie.
La défense de WikiLeaks avait déjà évoqué cet épisode lors d’une audience procédurale qui s’était tenue le 19 février dernier. Dana Rohrabacher avait même confirmé la rencontre et la proposition qu’il avait faite, mais en affirmant qu’il s’agissait d’une initiative personnelle. « À aucun moment, avait-il écrit sur son blog, je n’ai offert à Julian Assange quoi que ce soit de la part du président car je n’ai pas parlé du tout de ce sujet avec le président. Pourtant, ajoute-t-il, je lui ai dit que s’il pouvait me fournir des informations et des preuves au sujet de qui lui avait donné les mails du DNC, alors je demanderais au président de le gracier ».
L’affaire n’est donc pas nouvelle. Mais la démarche de Jennifer Robinson a pour conséquence de la faire entrer officiellement dans la procédure. Elle devrait alimenter un des principaux arguments de la défense, déjà évoqué par plusieurs témoins, consistant à démontrer que les poursuites contre Julian Assange sont le fruit d’une décision politique prise par Donald Trump.
Les audiences reprendront lundi 21 septembre. Elles devaient durer initialement quatre semaines mais ont déjà pris un certain retard en raison de nombreux problèmes techniques liés à l’audience en visioconférence des témoins.
Médiapart – Par Jérôme Hourdeaux