Est-ce la fin d’une saga juridico-diplomatique, ou seulement le dernier rebondissement en date ? Alors qu’elle l’avait emprisonné pendant quarante mois, et était sur le point de l’extrader vers la Russie en 2016 en raison d’une « notice rouge » d’Interpol, la justice française vient d’accorder le statut de réfugié politique à l’ex-oligarque kazakh Moukhtar Abliazov, 57 ans, devenu le principal opposant en exil du pays. Pour le Kazakhstan, qui a pris l’habitude depuis deux décennies de pourchasser ses opposants par tous les moyens, y compris à l’étranger, c’est une seconde défaite en France, après l’annulation de l’extradition en décembre 2016 par le Conseil d’État.
La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) examinait depuis plusieurs mois le recours de Moukhtar Abliazov contre une décision négative de l’Office français de protection des réfugiés et personnes apatrides. En mai 2018, cette instance avait refusé l’asile politique à l’opposant, en exil en France depuis 2013.
Dans sa décision, rendue discrètement publique ces jours-ci, la CNDA déplore les pressions exercées directement sur elle par le Kazakhstan et « les tentatives manifestes d’agents extérieurs visant à exercer une influence sur les instances de l’asile ». Les autorités kazakhes prétendent que, condamné à perpétuité dans son pays pour avoir commandité le meurtre d’un partenaire d’affaires en 2004, Moukhtar Abliazov ne pouvait pas prétendre à la protection de la France. Un argumentaire qui n’a pas convaincu la cour du droit d’asile.
Le jugement de la CNDA daté du 29 septembre, auquel Le Monde a eu accès, note que « de nombreux éléments du dossier et de l’instruction ont établi et illustré l’emprise des autorités kazakhes sur son appareil judiciaire, l’existence d’une pratique répandue dans ce pays de poursuites de droit commun contre les opposants politiques et enfin les motivations politiques qui contaminent les différentes procédures et poursuites engagées à l’encontre non seulement du requérant mais de nombreuses personnes de sa famille et de son entourage politique ou professionnel ».
« Blanchiment d’injustice »
De fait, le Kazakhstan, comme la Russie, multiplie les procédures de demande d’entraide judiciaire internationale dans le cadre de la traque de ses opposants réfugiés à l’étranger. Un combat qui a souvent pour cadre Londres, parce que la capitale britannique abrite de nombreux milliardaires en froid avec le Kremlin ou avec Noursoultan – la capitale kazakhe a été rebaptisée en 2019 du prénom de l’ex-président Nazarbaïev, « père de la nation » – mais aussi car le droit anglo-saxon permet une interprétation beaucoup plus libérale des plaintes déposées par des Etats ne respectant pas eux-mêmes l’Etat de droit.
Avec l’affaire Abliazov, ces pratiques se sont déplacées en France. « C’est ce que nous appelons le blanchiment d’injustice, ou comment les autocrates instrumentalisent et abusent la justice occidentale. Cela consiste à fabriquer des condamnations, à les transmettre aux justices occidentales. Qui, en entrant en matière, les recyclent et leur donnent ainsi toutes les apparences de la légalité », explique un des conseillers de l’opposant kazakh.
Noursoultan réclame depuis sept ans que Paris lui livre Moukhtar Abliazov, qui est défendu en France par Me Gilles Piquois. En 2013, juste après son arrestation, l’homme exhortait dans Le Monde à « ne pas plier devant les demandes d’un régime kleptocrate. Le Kazakhstan infecte votre gouvernement, vos services d’enquête et votre justice en abusant des mécanismes de la coopération internationale dans un but politique. Il veut me détruire, ainsi que l’opposition dans le pays ».
Mais les Kazakhs n’ont reculé devant rien. Alors que les procédures se multipliaient, de nombreux courriers ont été échangés entre la capitale kazakhe et Paris, jusqu’au sommet de l’Etat, certains sur le ton à peine voilé du chantage économique. Ainsi, dans une lettre datée du 7 octobre 2019 adressée à l’Elysée, dont Le Monde a pu prendre connaissance, le président Kassym-Jomart Tokaïev insiste sur l’importance des délits que la justice kazakhe impute à Moukhtar Abliazov, « chef d’une communauté criminelle transnationale ». Avant de souligner le volume des échanges commerciaux « entre nos deux pays qui, au cours des dix dernières années, ont dépassé les 50 milliards de dollars, alors que les investissements français au Kazakhstan se sont élevés à 15,3 milliards ». Le chef de l’Etat kazakh conclut : « Je vous demande par la présente d’ordonner la prompte mise en détention de M. Abliazov et sa délivrance aux autorités kazakhes. »
Nombreux soubresauts politisés
L’opposant a donc obtenu gain de cause contre ses poursuivants devant la CNDA. De son exil à Paris, dans un lieu tenu secret pour échapper à la surveillance des nombreux agents kazakhs à ses trousses, il salue un tournant : « La Cour a reconnu que tout ce que les autorités kazakhes entreprennent contre moi depuis plus de vingt ans est de nature politique. Avec cette décision, les tribunaux et les journalistes occidentaux ne pourront plus avoir la naïveté de répéter aveuglément les accusations montées de toutes pièces que le Kazakhstan brandit contre moi et mes proches. » Moukhtar Abliazov a été condamné dans son pays pour un détournement de fonds de 7,5 milliards de dollars de la banque BTA, délit qu’il réfute, mais sur lequel la justice anglaise s’était penchée. Des « accusations politiques », selon la CNDA.
Fin de l’acharnement ? Pas certain. Dans un livre qui vient de sortir au Royaume-Uni (Kleptopia. How Dirty Money is Conquering the World, Harper), le journaliste Tom Burgis, enquêteur au Financial Times, retrace, parmi d’autres dossiers de la même nature, les nombreux soubresauts politisés de l’affaire Abliazov entre l’Asie centrale, Moscou, Paris et Londres. Il constate que les régimes autoritaires, souvent riches en pétrole et que l’on appelait autrefois pays émergents, n’ont « pas besoin d’établir la vérité, mais de déstabiliser l’idée même de vérité (…). Ainsi, pour le Kazakhstan, il est essentiel de faire établir la primauté de sa version des faits par un tribunal occidental pour que ce vernis d’impartialité valide ses manœuvres ». Pour la seconde fois en France, cette pratique a échoué.