Un lieu de pouvoir: le palais de l’Elysée. Un intitulé prometteur: “Parlons d’Afrique, échange avec les diasporas africaines”. Des puissances invitantes prestigieuses: Emmanuel Macron, président de la République française et Nana Akufo-Addo, président de la République du Ghana.
A l’issue de cet événement, le 11 juillet, un militant me demanda ce que j’en avais pensé. Je lui répondis: “Comme d’habitude, le cocktail était nickel”. Car tel fut le clou de cette étrange après-midi au palais de l’Elysée.
La promesse était d’abord celle d’un échange avec les diasporas africaines. Que sont ces diasporas, comment se définissent-elles? On n’en saura rien. Comment est définie l’Afrique puisque, pour l’essentiel, c’était l’Afrique subsaharienne qui se trouvait représentée en ces lieux et dont il sera question ici par la suite? On n’en saura rien.
Ce qui se dessinait en creux, c’est qu’il s’agissait de réunir des noirs pour parler de… on ne sait pas trop quoi. En tout cas, on parla très peu d’Afrique. Et d’ailleurs, si nous en avions vraiment parlé, n’aurait-il pas fallu commencer par lever le plus évident des présupposés? Un présupposé de moins en moins exprimé mais toujours aussi structurant de notre vision paternaliste ou de nos espoirs de puissance: l’avenir positif de l’Afrique ne se jouera pas principalement sur les rives de la Seine mais essentiellement sur celles des fleuves de l’Afrique.
L’Afrique a toujours été dans la civilisation et, si l’on devait trouver une époque à laquelle elle y fut soustraite, ce serait une seule et unique époque: celle de la domination coloniale. Quand les dirigeants en Europe en seront convaincus, peut-être n’y aura-t-il plus de corps noirs qui sombreront dans une indifférence criminelle au fond de la Méditerranée.
Y eut-il au moins un échange? Pas plus. Certes, dans ce type de cénacle, on sait par avance que l’on sert au moins en partie de faire-valoir à la puissance invitante. Mais mieux vaut ne pas parler d’échange quand la rencontre se limite à une série de questions –à la qualité pour le moins inégale- auxquelles il sera, et sans droit de suite, répondu trop souvent de façon impressionniste.
Si l’on veut parler des problèmes des noirs en France, puisque la réunion prit cette pente, il faut en parler sérieusement. Si l’on veut parler de l’Afrique, il faut en parler sérieusement. Ce ne fut pas le cas puisque cela aurait supposé l’échange qui, seul, peut placer les acteurs à la hauteur nécessaire. Cette occasion manquée est dommageable, et pas nécessairement pour celle et ceux que l’on croit. Car je ne sais pas si l’Afrique a besoin de la France. Mais nous pouvons être convaincus de deux choses: la France ne peut pas prétendre tenir son rang -économique, culturel et diplomatique- sans l’Afrique. Tout comme, sauf à s’automutiler, elle ne peut pas faire sans les Africains et les personnes d’origine africaine présentes sur son territoire.
Dans les deux cas, notre pays doit commencer par se désintoxiquer de son rapport à l’Histoire de l’Afrique subsaharienne, lestée de l’anthropologie coloniale aussi moribonde sur le plan scientifique que vivace dans les imaginaires: terre “sans Histoire et sans Etats”, l’Afrique fut réputée peuplée d’individus restés hors de la civilisation. Et toutes les traces de cette dernière qui parsèment l’Afrique étaient censées provenir de peuples extérieurs au continent ou de “peuples de contact” que la théorie hamitique présenta comme le mélange de populations négroïdes et de populations caucasiennes qui transmirent leur part de génie.
Avec cette vision de l’Afrique que Nicolas Sarkozy fit sienne lors d’un discours pathétique qu’il prononça à Dakar, sans cesse l’Afrique –et par extension les noirs où qu’ils soient– sera considérée comme un continent qui doit faire la preuve qu’il participe enfin à l’âge des civilisations. Or, l’Afrique et celles et ceux qui en sont visiblement issus n’ont pas à apporter cette preuve car ils ont toujours été du côté de l’Histoire et de la civilisation. Cette mutation de la vision de l’Histoire emporterait quelques avantages. Elle améliorerait tout d’abord substantiellement la situation des noirs en France, qui seraient alors peut-être jugés dignes de bénéficier d’une politique publique de lutte contre les discriminations raciales. Elle amènerait les diasporas -quelle que soit la façon dont on les définit- à être davantage à l’aise dans une projection vers l’Afrique. Une projection qui, pensent-ils et pas toujours à tort, les fragilise ici, c’est-à-dire dans un pays qui guette trop souvent les preuves de l’extranéité, de la déloyauté et de la distance avec la civilisation. Elle permettrait enfin de saisir davantage d’opportunités car elle permettrait à notre pays de comprendre enfin les réalités que le prisme colonial nous présente déformées.
Car peut-on sérieusement penser qu’il n’y a pas de rapport entre l’indifférence devant ces milliers de corps engloutis et le présupposé du caractère fruste de l’esprit qui les habitait? De cela, il ne fut pas question à l’Elysée.
Voilà une approche qui trancherait avec l’affichage d’un volontarisme de l’avenir et d’une vision faussement enjouée qui rejoue le schéma colonial d’une terre émergeant des ténèbres. Autrement dit, l’Afrique n’est pas dans la civilisation parce que s’y développent des start-up et le paiement par monnaie électronique. Elle y a toujours été et, si l’on devait trouver une époque à laquelle elle y fut soustraite, ce serait une seule et unique époque: celle de la domination coloniale.
Quand les dirigeants en Europe en seront convaincus, peut-être n’y aura-t-il plus de corps noirs qui sombreront dans une indifférence criminelle au fond de la Méditerranée. Car peut-on sérieusement penser qu’il n’y a pas de rapport entre l’indifférence devant ces milliers de corps engloutis et le présupposé du caractère fruste de l’esprit qui les habitait? De cela, il ne fut pas question à l’Elysée. Comme si l’Histoire, le présent, les opportunités et les drames, les dits et les non-dits ne dessinaient pas une cohérence tragique ou des incohérences à analyser. A la prochaine rencontre de ce type, espérons que nul -y compris parmi les invités- ne fasse mine d’oublier les cadavres de celles et ceux qui n’auront pas le loisir de devenir une part de ces diasporas chéries.
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