De notre correspondante à New York (États-Unis). – La FIFA continue de trembler. Après la série d’arrestations orchestrées par les autorités américaines en Suisse, le 27 mai dernier, Sepp Blatter a fini par démissionner. Le président de la FIFA, se disant d’abord officiellement serein, a peut-être entre-temps pris la mesure du scandale et de sa capacité de nuisance. Au même moment, le secrétaire général de l’organisation, le Français Jérôme Valcke, se retrouvait suspecté par le New York Times – citant des sources proches de l’enquête – d’avoir autorisé le versement douteux de 10 millions de dollars sur des comptes gérés par l’ex-vice-président de la FIFA, le Trinidadien Jack Warner. Ce dernier est l’une des quatorze personnes accusées de faits de corruption par les enquêteurs américains.
Ceux-ci avaient prévenu : « Ce n’est que le début de l’affaire », déclaraient en chœur la ministre américaine de la justice Loretta Lynch, le directeur du FBI, James Comey, et la procureure fédérale du district Est de New York, Kelly Currie, réunis en conférence de presse. Et s’ils se sont montrés si confiants voire agressifs, c’est qu’ils semblent disposer d’un épais dossier résultant d’une longue enquête menée à l’international.
La FIFA est un organisme basé en Suisse ? La majorité des quatorze prévenus ne sont pas de nationalité américaine ? Qu’importe. Le droit américain offre une palette d’outils assez large aux procureurs fédéraux, travaillant sous la tutelle du ministère américain de la justice qui les a nommés, pour poursuivre une association ou une entreprise étrangère à partir du moment où un lien avec les États-Unis est établi. Par exemple, une transaction bancaire passant sur le sol américain. C’est en cela que le cas FIFA peut être rapproché d’autres grandes affaires récentes tombant dans la catégorie « crimes en col blanc », impliquant de grands groupes étrangers, qui furent jugées ou dans lesquelles un accord transactionnel fut trouvé aux États-Unis.
Il y eut ainsi l’amende record de 8,9 milliards de dollars infligée à BNB Paribas en juillet 2014. La banque était accusée d’avoir violé les lois américaines sur l’embargo entre 2002 et 2009, « en conspirant avec des banques ou des entités contrôlées ou basées dans des pays soumis aux sanctions américaines, notamment l’Iran, le Soudan, Cuba », lisait-on alors dans l’acte d’accusation (détaillé ici sur Mediapart). Des opérations que la justice américaine se considérait comme légitime à sanctionner puisqu’elles ont été réalisées en dollars.
Le groupe français Alstom doit quant à lui s’acquitter d’une amende de 772,29 millions de dollars depuis qu’un accord a été trouvé fin 2014 avec le département de la justice américain, mettant fin aux poursuites engagées en 2013 pour violation de la loi américaine sur les pratiques de corruption à l’étranger (loi dite FCPA). Alstom était en effet poursuivi pour avoir tenté de corrompre plusieurs responsables indonésiens, sur leur sol, dans le cadre d’un appel d’offres. Des faits tombant sous le coup de la loi américaine puisque le groupe Alstom était coté à Wall Street jusqu’en 2004 et devait à ce titre être en mesure de fournir aux autorités boursières des cahiers de comptes précis et en ordre. Selon cette loi FCPA, si soupçon de fraude ou de corruption il y a, des poursuites peuvent être engagées.
Citons encore l’affaire HSBC : en 2012, la banque britannique s’est engagée à payer une amende de 1,9 milliard de dollars pour mettre fin à des poursuites dans une affaire de blanchiment d’argent sale appartenant à des cartels de drogues et d’autres entités se trouvant interdites d’accès au système financier américain.
Assez d’exemples pour que certains s’interrogent sur le rôle du « gendarme américain », qui serait un peu trop prompt à leur goût à faire la police partout dans le monde. Sauf qu’avant de préjuger des intentions américaines, il faut prendre en compte un fait simple : le droit fédéral américain permet de poursuivre pour fraude ou faits de corruption des organisations ou des entreprises étrangères à partir du moment où celles-ci ont un lien avec les États-Unis. C’est bien sûr très souvent le cas, comme l’illustrent les exemples mentionnés.
« C’est extrêmement commun pour des grands groupes étrangers d’effectuer des transactions sur le sol américain, pour des entreprises d’y être cotées en bourse, ou pour des banques d’avoir une filiale américaine … Pour toutes ces raisons, ces groupes dépendent à un moment donné de la juridiction américaine. Ils sont donc tenus de respecter le droit américain », résume Brandon Garrett, professeur de droit de l’université de Virginie et auteur de Too big to jail (« Trop gros pour être mis en prison » – un ouvrage s’intéressant à la relation entre les grands groupes et la justice).
En outre, il se trouve que les procureurs américains ont développé un goût prononcé pour la poursuite des crimes en col blanc, commis par des entreprises étrangères mais aussi américaines. « La raison première en est que ce sont des cas excitants pour des procureurs, tout particulièrement dans un univers judiciaire où ce sont d’ordinaire les gens pauvres qui défilent à la barre ! », analyse Daniel Richman, professeur de droit à l’université de Columbia et ancien procureur fédéral.
Les lois anti-mafia sont utilisées pour poursuivre les dirigeants de la FIFA
Daniel Richman date cette tendance au début des années 2000, à l’époque du scandale provoqué par la faillite de la société du secteur de l’énergie Enron, et de l’explosion de la bulle internet. « En poursuivant de grands groupes, les procureurs pensent influencer leur comportement et les pousser à la réforme », explique le chercheur. « Partant du principe qu’il est impossible d’envoyer une entreprise en prison, ces procureurs vont s’en tenir à un règlement par l’argent (en négociant une lourde amende) et à des promesses de réformes. Dans de rares cas, des individus précis seront poursuivis et mis en prison, mais c’est une procédure beaucoup plus complexe et incertaine. En outre, elle ne permet pas vraiment de cerner dans sa globalité le système d’une entreprise commettant des infractions. » Mais cette tendance n’a rien de positif, insiste le juriste, puisque les dirigeants d’entreprises vont pouvoir éviter des poursuites au pénal en s’acquittant « simplement » d’une lourde amende.
Plus récemment, le montant de ces amendes a explosé, explique encore l’expert Brandon Garrett. « Elles atteignent désormais des montants records. Il y a encore quelques années, jamais une amende n’aurait atteint plusieurs milliards de dollars, comme dans le cas BNP Paribas. Et on remarque que les entreprises étrangères payent des amendes encore plus lourdes que les groupes américains. » Comment l’expliquer ? « Déjà, les infractions commises sont de plus en plus graves », note-t-il. Avant d’ajouter : le montant de ces amendes est « moins le résultat d’une stratégie de procureurs se montrant plus sévères à l’encontre d’entreprises étrangères que d’une méconnaissance du droit américain par ces mêmes entreprises ».
Autrement dit, les entreprises étrangères n’intègrent pas toujours le fait qu’il peut être préférable de plaider coupable et de négocier un accord transactionnel avec la justice fédérale américaine, plutôt que de refuser de coopérer et de se lancer dans de longues années de procédure. « Ça coûte moins cher, les banques américaines l’ont bien compris », note Brandon Garrett. Le groupe Alstom, lui, a préféré attendre. Comme expliqué sur Mediapart, l’entreprise française a longtemps feint l’indifférence face à l’enquête pour corruption initiée par le département de la justice – qui prévient le groupe dès 2010 – et elle refuse dans un premier temps l’idée d’un accord transactionnel. Elle s’y résout finalement en 2014… Et elle doit désormais payer le montant record de 772 millions de dollars.
« Les procureurs américains ont développé une impressionnante palette d’outils très sophistiqués pour poursuivre les entreprises, notamment pour négocier avec elles des accords extrêmement compliqués si elles acceptent de coopérer. Et le plus surprenant au bout du compte, c’est que ces négociations se déroulent à huis clos, à l’extérieur d’une cour, comme ce fut le cas dans l’affaire Alstom », résume Brandon Garrett.
Mais pour cet expert du droit, il y a désormais un cas encore plus intéressant en matière de crime en col blanc : l’affaire FIFA. Cette fois-ci, les procureurs fédéraux ont recours à un outil particulièrement rare et complexe pour poursuivre un organisme étranger. Un outil donnant généralement des procès à rallonge que les juristes qualifient de passionnants : la législation « RICO » (Racketeer influenced and corrupt organizations act).
Cet acronyme a gagné en notoriété au cours des décennies 1980 et 1990, lors des grands procès américains contre la mafia. Cette loi datant des années 1970 fut précisément votée pour simplifier la lutte contre le crime organisé en donnant la possibilité aux procureurs de lancer des procédures à l’encontre de groupes de personnes, même si les liens qui les unissent sont flous, plutôt que de s’en prendre à chaque individu.
« RICO est une arme sérieuse et puissante qui est peu utilisée. Pour y avoir recours, il faut avoir affaire à un groupe de personnes structuré, pas forcément de manière légale, qui s’est engagé dans un schéma d’infractions à répétition sur une longue période », explique Brandon Garrett. « En se basant sur cette loi contre le crime organisé et la conspiration, la FIFA se retrouve donc poursuivie comme si elle était une entreprise. »
Concrètement, le recours à la législation RICO donne des affaires extrêmement fouillées, des dossiers généralement riches en preuves et en témoignages. Et elles impliquent beaucoup de monde : « Avec RICO, on peut facilement être “coupable par association”, même si on n’a qu’un lien faible avec l’organisation. Cela peut s’avérer préjudiciable pour beaucoup de monde », précise Brandon Garrett.
Étant donné la gravité des accusations et la longueur des peines de prison encourues, cette loi tend à inciter davantage encore les prévenus à coopérer avec la justice. Par exemple, à livrer des informations en échange d’une réduction de leur peine, tel que le prévoit le droit fédéral américain. C’est d’ailleurs souvent ainsi que commence une affaire : quand les enquêteurs recueillent de nouvelles informations leur mettant la puce à l’oreille. Dans le cas FIFA, l’Américain Chuck Blazer aurait ainsi un rôle central. Condamné pour fraude et évasion fiscale en 2013, cet ancien secrétaire général de la Confédération de football d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et des Caraïbes aurait non seulement accepté de témoigner mais aussi de porter un micro pour le compte du FBI lors de ses rencontres avec des hauts responsables de l’organisation.
Ainsi, à en croire les juristes américains, l’affaire FIFA s’annonce longue et pleine de rebondissements, tant aux États-Unis qu’à l’étranger. Tous soulignent enfin que cette enquête n’aurait pas été possible sans la collaboration entre les agences fédérales américaines – le FBI, l’IRS (le fisc américain) – et les autorités suisses. Professeur de droit à la New York University, Jennifer Arlen insiste : toutes ces grandes affaires de corruption initiées par les États-Unis mais impliquant des organismes étrangers sont la preuve d’une meilleure coopération entre les justices de différents pays.
Mais il n’y a pas encore de quoi se réjouir, temporise Daniel Richman : « Le gouvernement fédéral a beau avoir un intérêt de plus en plus prononcé pour les grandes affaires criminelles à l’international, ses moyens restent extrêmement limités et il ne peut s’attaquer qu’à un tout petit nombre de cas. La quantité d’infractions commises à l’international en toute impunité reste délirante. »
Par Iris Deroeux, Médiapart