La justice britannique a considéré, lundi 4 janvier, que le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, ne pouvait pas être extradé vers les États-Unis pour s’être procuré et avoir publié en 2010 des documents gouvernementaux américains secrets, ainsi que pour piratage informatique. La juge Vanessa Baraitser a estimé que l’état psychologique du lanceur d’alerte était incompatible avec une extradition.
Lors de la lecture des principaux éléments de son jugement, la juge a pourtant commencé par écarter un à un la plupart des arguments présentés par la défense du fondateur de WikiLeaks, faisant craindre un camouflet aux avocats de M. Assange. Elle a ainsi affirmé que la liberté d’expression ne s’opposait pas à l’extradition de l’Australien.
Elle s’est cependant montrée beaucoup plus réceptive aux arguments liés à son état de santé. Lors de l’audience, plusieurs professionnels ayant examiné M. Assange avaient décelé de grandes fragilités psychologiques et conclu qu’il souffrait notamment de dépression sévère – en ayant notamment planifié son suicide en prison. Depuis le printemps 2019, M. Assange est incarcéré dans la prison de Belmarsh, au sud-est de Londres, où il est considéré comme un prisonnier à risque de suicide.
Une décision pas totalement surprenante
Vanessa Baraitser a jugé qu’une extradition vers les Etats-Unis l’exposerait à une détention dans une prison de haute sécurité, assortie de mesures de sécurité spéciales restreignant ses contacts avec ses proches et les autres détenus. Elle a aussi expliqué que M. Assange était en mesure de déjouer les dispositifs visant à prévenir les tentatives de suicide des détenus. C’est pour cette raison qu’elle a refusé d’accéder à la demande américaine. Peu après la décision, le Mexique, par la voix de son président Andres Manuel Lopez Obrador, s’est dit « prêt à offrir l’asile » au fondateur de WikiLeaks.
Les conditions de détention de M. Assange aux Etats-Unis en cas d’extradition faisaient partie des principales craintes de ses avocats et de ses proches. L’avocate Stella Morris, avec qui il a eu deux enfants lorsqu’il était réfugié dans l’ambassade d’Equateur à Londres, a ainsi considéré dimanche dans un entretien à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel que l’extrader vers les Etats-Unis reviendrait à l’« enterrer vivant ».
Lire aussi : le compte-rendu de l’audience d’extradition de septembre
La décision de la justice britannique n’est pas totalement surprenante. Elle a en effet déjà pris une décision similaire, pour des raisons identiques et dans un dossier très proche : en 2018, elle avait en effet conclu que l’autisme et la dépression de Lauri Love, réclamé par Washington pour des faits de piratage informatique, faisaient barrage à un éventuel transfert vers les Etats-Unis.
« Enorme soulagement »
Aux Etats-Unis, le fondateur de WikiLeaks encourt une peine de prison de cent soixante-quinze ans. Outre la possession et la publication de documents confidentiels, il est aussi accusé de piratage informatique pour avoir aidé sa source à se procurer des documents. L’accusation américaine reproche également à M. Assange d’avoir mis en danger certains informateurs de l’armée américaine en révélant leur identité, ce que l’Australien et son équipe ont démenti avec véhémence.
Au cœur des accusations américaines figure l’activité de WikiLeaks en 2010 et 2011, lorsque l’organisation a publié, en partenariat avec de nombreux médias, dont Le Monde, des documents secrets mettant en lumière les activités de l’armée américaine en Irak, en Afghanistan, mais aussi des pièces issues de la prison de Guantanamo ou encore des dizaines de milliers de télégrammes diplomatiques.
Lire aussi Il y a dix ans, WikiLeaks publiait les « journaux de guerre afghans »
Cette décision est une nette victoire pour l’équipe de M. Assange et ses proches, qui s’attendaient à une validation de l’extradition. Selon Barry Pollack, l’avocat américain de M. Assange, l’équipe d’avocats ayant défendu le fondateur de WikiLeaks est « extrêmement satisfaite » de la décision de la justice britannique. « Nous espérons que, prenant en compte la décision de la cour, les Etats-Unis vont décider de ne pas poursuivre plus avant ce dossier », a-t-il poursuivi.
« C’est un énorme soulagement et une satisfaction », s’est lui aussi félicité Antoine Vey, l’avocat de M. Assange en France. A l’annonce de la décision, la compagne de Julian Assange, Stella Morris, n’a pu contenir quelques larmes.
L’argument sanitaire avant tout
Le diagnostic sera plus nuancé pour les nombreux observateurs et organisations non gouvernementales (ONG) ayant souligné qu’une extradition vers les Etats-Unis, pour des faits quasi exclusivement journalistiques, représentait une grave menace pour la liberté de la presse.
En effet, la juge a fait siens les arguments américains justifiant d’extrader M. Assange pour son activité journalistique : seul l’argument sanitaire a fait pencher la balance en faveur du fondateur de WikiLeaks. Elle a ainsi estimé que la liberté d’expression ne s’opposait pas à son extradition ; qu’il était allé « au-delà » de l’activité d’un simple journaliste ; qu’il avait mis en danger certains individus dont l’identité n’avait pas été expurgée des documents publiés par WikiLeaks ; et qu’elle ne disposait d’aucun élément laissant penser qu’un procès aux Etats-Unis contreviendrait aux droits humains de M. Assange.
Tout en notant que l’affaire n’avait pas été jugée « sur la base des libertés de la presse », l’ONG américaine Freedom of the Press Foundation s’est tout de même félicitée de cette décision. « C’est un énorme soulagement pour quiconque est attaché aux droits des journalistes » et « ce résultat va protéger les journalistes », a-t-elle expliqué sur Twitter. « Le refus d’extradition d’Assange est une décision historique cruciale pour le droit à l’information. Il permet de ne pas faire peser une menace supplémentaire sur le journalisme d’investigation », a de son côté déclaré le secrétaire général de Reporters sans frontières, Christophe Deloire.
Ce jugement marque une étape décisive dans le bras de fer qui oppose l’Australien à la justice britannique et américaine. Ce n’en est cependant pas l’épilogue : l’accusation a annoncé son intention de faire appel de la décision de la justice britannique. « Même si nous sommes extrêmement déçus par la décision finale de la cour, nous sommes satisfaits car il a été donné raison aux Etats-Unis sur tous les points de droit soulevés. Nous allons continuer à chercher à extrader M. Assange aux Etats-Unis » a expliqué Marc Raimondi, porte-parole du ministère américain de la justice, dans un communiqué.
En attendant, après l’annonce de la décision, M. Assange est retourné en prison : ses avocats doivent désormais déposer une demande de libération sous caution, qui sera examinée mercredi.
L’arrivée imminente de Joe Biden à la Maison Blanche pourrait cependant rebattre les cartes du dossier. Le président américain dispose d’importants pouvoirs d’amnistie et on ne connaît pas les intentions du prochain occupant du bureau Ovale à l’endroit de M. Assange. M. Biden était vice-président lorsque son administration avait renoncé à poursuivre WikiLeaks et son fondateur. Il avait cependant eu en 2010 des mots très durs à l’égard de l’Australien, le qualifiant de « terroriste high-tech ».