Au printemps 1994, le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda a fait près de 800 000 morts. Pour avoir formé militairement le régime hutu et l’avoir soutenu politiquement, le rôle de la France demeure un sujet de contentieux brûlant depuis vingt-six ans. Il se noue autour d’une question : les acteurs politiques et militaires français peuvent-ils être accusés de complicité dans ce génocide ? Au fil du temps, les dispositifs de justification et de déni de ces responsables se sont craquelés, tandis que le travail historiographique avançait, inexorablement.
En juin 2020, après cinq années de procédures, le Conseil d’Etat a autorisé un chercheur, François Graner, à consulter les documents déposés par le président alors en fonctions, François Mitterrand, aux Archives nationales. Sa demande a été acceptée en vue de la publication d’un ouvrage sur la politique de l’ex-chef de l’Etat en Afrique centrale. Les cartons étaient en principe couverts par un protocole ne permettant leur ouverture au public que soixante ans après la fin de son second septennat. « La protection des secrets de l’Etat doit être mise en balance avec l’intérêt d’informer le public sur ces événements historiques », a estimé la plus haute juridiction administrative, annulant deux précédentes décisions du ministère de la culture.
Dans les cartons, dont une partie du contenu avait déjà fuité, se trouvent des télégrammes diplomatiques, des notes destinées au président, des synthèses sur la situation au Rwanda, des annotations manuscrites de conseillers à l’Elysée, des résumés de propos tenus en conseil de défense restreint… Ces archives révèlent aussi des idées personnelles du président, du premier ministre et de hauts fonctionnaires. Il ne s’agit pas là de sources exhaustives, loin de là, mais de documents présentant un intérêt public évident, plus de vingt-six ans après le génocide. Au cours de l’été 2020 et sous certaines conditions – il est, par exemple, impossible d’emporter des documents ou de les photographier –, François Graner a pu s’y plonger, avant de transmettre au Monde une première synthèse.
Feuilleton
Le sort des archives de l’Elysée sur le Rwanda constitue en soi un feuilleton. Il raconte l’opiniâtreté de quelques chercheurs et la résistance systématique des gardiens du temple mitterrandien, refusant d’exposer au grand jour tous les aspects de la politique de la France au Rwanda : son entêtement à soutenir le régime militaire hutu et la protection accordée à ses dirigeants, ses ambiguïtés autant que ses mensonges à compter de 1990 jusqu’au massacre de près de 800 000 Tutsi, entre avril et juillet 1994. « Je suis perplexe à la fois sur la question des archives sur le Rwanda, et sur celle de la protection générale des archives présidentielles et ministérielles, souligne Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée entre 1991 et 1995. Sur le premier point, je rappelle que la France est le pays qui a le plus ouvert ses archives. Arrêtons cette focalisation. Il faudrait une commission internationale pour que cela soit aussi fait aux Etats-Unis, en Belgique ou en Israël. Sur le second point, la décision du Conseil d’Etat pose problème. Il existe un enjeu sur le plan des données personnelles et de la sécurité nationale. »
Physicien et directeur de recherches au CNRS, François Graner est également membre de l’association Survie, très critique de la politique étrangère de la France en Afrique. Il a consacré deux ouvrages au rôle joué par la France au Rwanda : Le Sabre et la machette, officiers français et génocide tutsi (Tribord, 2014) puis L’Etat français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020) qu’il a écrit avec Raphaël Doridant. Dans le cadre de son travail, François Graner s’est lancé dans une délicate bataille judiciaire, riche de dizaines d’étapes, pour obtenir la communication des archives de l’Elysée sur cette époque.
En 2015, François Hollande avait accepté d’en déclassifier une partie. Un geste en trompe-l’œil. De nombreux documents avaient déjà fuité. Quant aux autres, ils dépendaient toujours du bon vouloir d’une seule personne, Dominique Bertinotti, mandataire exclusive du fonds Mitterrand, qui pouvait accorder les dérogations ou les refuser sans justification. Selon la durée légale de protection, il était impossible d’ouvrir les cartons avant 2055. En justice, François Graner est parvenu à la lever grâce à un contexte politique favorable.
En avril 2019, deux jours avant les commémorations du 25e anniversaire du génocide, Emmanuel Macron avait en effet annoncé une démarche inédite : la constitution d’une commission, composée de huit chercheurs et historiens, présidée par Vincent Duclert, chercheur au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron (EHESS-CNRS) et enseignant à Sciences Po. Sa mission est « d’analyser le rôle et l’engagement de la France durant cette période », selon l’Elysée. Celle-ci a accès à l’ensemble des fonds d’archives disponibles, relevant de toutes les administrations concernées à l’époque – y compris donc celles de François Mitterrand, mort il y a vingt-cinq ans, dont la mémoire sera célébrée lors de plusieurs cérémonies commémoratives en 2021. Mais la composition de la commission a fait polémique : dès son lancement, en raison de la mise à l’écart de deux éminents spécialistes du Rwanda, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, puis avec le départ controversé de l’historienne Julie d’Andurain, auteure d’écrits très favorables aux actions de l’armée française, notamment lors de l’opération « Turquoise ».
Geste fort
C’est toutefois un geste fort qu’a consenti le président français. Au nom de la transparence, M. Macron affiche sa volonté de dépasser enfin le lourd contentieux qui a empoisonné les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda et a eu un impact terrible sur la réputation de l’ancienne puissance coloniale en Afrique. Malgré un calendrier de déplacements bouleversé par l’épidémie de Covid-19, le chef de l’Etat espère toujours se rendre à Kigali en 2021. La création de cette commission, dont le mandat « ne vaut ni excuses, ni glorification de notre rôle passé », selon l’un de ses conseillers, doit déboucher sur la remise d’un rapport le 2 avril. La date est confirmée au Monde par Vincent Duclert. La façon dont Emmanuel Macron s’emparera du rapport, les mots qu’il choisira pour en commenter les conclusions, pourraient lui permettre de laisser une empreinte majeure dans sa politique mémorielle.
« Le rapport sera aussitôt rendu public et ses sources intégralement accessibles, précise l’historien. Bien évidemment le texte n’aura pas été relu préventivement par l’Elysée et jamais une demande de cette nature n’a été faite à la commission, qui est pleinement indépendante : c’est la manière de travailler des chercheuses et chercheurs qui la composent. Quant au second objectif qui lui a été confié, favoriser par son travail une large ouverture des archives sur le Rwanda et le génocide des Tutsi, il est en bonne voie. »
Premier ministre au moment du génocide dans le cadre de la cohabitation, Edouard Balladur a pris les devants. Le 4 janvier, il a annoncé son intention d’ouvrir ses archives personnelles au public sur cette période. Il espère ainsi contribuer à la réhabilitation de l’opération « Turquoise », qui avait été lancée à la mi-juin 1994. Selon lui, elle était destinée à des fins humanitaires et à prévenir « la poursuite des violences ». Pour ses pourfendeurs, s’appuyant sur des témoignages d’anciens soldats et des documents d’archives, cette opération visait à assurer un ultime soutien au régime hutu, qui venait de perpétrer le crime des crimes.
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François Graner : « Plus on avance, et plus le tableau est accablant » pour la France au Rwanda
Le chercheur, qui a eu accès aux archives de l’Elysée, décrit une politique française au Rwanda parfaitement maîtrisée, établie par un cénacle autour de François Mitterrand.
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Physicien et directeur de recherche au CNRS, François Graner a obtenu du Conseil d’Etat, en juin 2020, un accès aux archives de François Mitterrand concernant la politique de la France au Rwanda et le génocide des Tutsi, qui a fait 800 000 morts en 1994. Egalement membre de l’association Survie, qui vise à mettre fin « à toute intervention néocoloniale en Afrique », François Graner est l’auteur de deux ouvrages sur le Rwanda : Le Sabre et la machette. officiers français et génocide tutsi (Tribord, 2014) puis, avec Raphaël Doridant, de L’Etat français et le génocide des Tutsi au Rwanda (Tribord, 2020).
Vous avez eu accès à des cartons d’archives de François Mitterrand, dont une partie n’était pas connue. Qu’en retenez-vous ?
Les documents que j’ai consultés viennent renforcer les résultats de nombreux travaux faits depuis vingt-cinq ans. Plus on avance et plus le tableau est accablant. A aucun moment, de 1990 à 1994, on n’observe de panique ou d’aveuglement à Paris. Des procédures sont mises en place, des informations et des analyses remontent. Les responsables politiques jouent leur rôle. Quant aux ordres donnés aux administrations et aux militaires, ils descendent. Bref, tout fonctionne. La politique de la France qui est appliquée au Rwanda est celle des décideurs, en particulier d’un petit noyau autour de François Mitterrand.
L’ancien président et trois hauts gradés – le général Christian Quesnot [conseiller militaire], le général Jacques Lanxade [chef d’état-major des armées] et le général Jean-Pierre Huchon [chef de la mission militaire de coopération] – partagent une même ligne. Ils fonctionnent en cercle vicieux. Ils s’influencent mutuellement, avec François Mitterrand.
Comment se définit cette ligne ?
La politique qui est alors pratiquée au Rwanda existe aussi dans d’autres pays africains. Il s’agit de préserver un régime au sein de la zone d’influence française, sans se préoccuper de ce qu’il inflige à sa population. Le Rwanda est le pays où les conséquences seront les plus graves.
Les documents montrent bien comment les généraux Quesnot et Lanxade influencent Mitterrand sur des points précis. Ils déforment l’information reçue de leur base, et ils la transforment en un affrontement entre une zone d’influence française et une autre, d’influence anglaise ou anglo-saxonne. Ils désignent les Tutsi et le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame comme des ennemis. Mitterrand et ces trois militaires sont obsédés par l’influence anglo-saxonne. Avec la cohabitation, à partir du printemps 1993, les procédures changent un peu en ce qui concerne la circulation de l’information, mais pas au niveau de la prise de décision. C’est Mitterrand qui décide à peu près de tout.
Ces documents confortent-ils l’hypothèse d’une complicité de génocide, dont la France se serait rendue coupable ?
Ce n’est pas la France en elle-même. La politique française qui a été menée est une complicité de génocide, au sens précis de « soutien actif, en connaissance de cause », avec un effet sur le crime commis. Pour moi, cela est déjà démontré depuis un certain temps. La question suivante consiste à savoir si telle ou telle personne peut être sanctionnée. A cela, la justice a déjà répondu en disant qu’elle ne souhaitait pas enquêter sur ces individus, malgré la plainte déposée par des rescapés tutsi.
Quelles sont les procédures encore en cours en France concernant le génocide des Tutsi ?
Il y a d’abord des plaintes contre de présumés génocidaires rwandais vivant en France. Les procédures ont mis longtemps à être déclenchées, la France ayant même été condamnée pour sa lenteur. Ensuite, il y a des plaintes en diffamation. Elles ont connu des issues diverses. Certaines sont toujours en cours. Troisièmement, il existe une plainte contre X, qui vise en réalité l’armée française et concerne l’affaire de Bisesero [où des soldats français sont accusés de ne pas avoir protégé près de 2 000 Tutsi massacrés du 27 au 30 juin 1994]. La justice a dit qu’elle ne voulait pas se pencher sur les décideurs parisiens, sous prétexte que les militaires sur le terrain étaient autonomes. Il y a aussi une plainte pour livraison d’armes contre Paul Barril, ancien mercenaire et gendarme de l’Elysée, des plaintes pour viols à l’encontre de militaires français et contre la BNP pour le financement d’un achat d’armes pendant le génocide. Concernant l’attentat contre le président Habyarimana, un non-lieu [contre des proches du président rwandais, Paul Kagame, ancien chef du FPR] a été prononcé. On attend la confirmation en cassation.
Est-ce qu’il reste des zones d’ombre sur la politique de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 ?
Il y en a plusieurs. Parmi elles, le rôle de la France dans l’attentat contre le président Habyarimana, le 6 avril 1994. A-t-elle soutenu des extrémistes hutu ou pris part à la décision ? A l’exécution ? Est-ce que des militaires français de l’armée régulière ou des mercenaires liés à la France ont participé ? On sait aussi qu’il y a plusieurs dizaines de Français qui sont restés au Rwanda, en zone gouvernementale, pendant le génocide. Ont-ils fait seulement du renseignement ? De la formation ? Du conseil pour les combats ? Ont-ils participé aux combats ? Il reste enfin des zones d’ombre sur les questions de financement et sur le soutien aux génocidaires rwandais après le génocide.
Emmanuel Macron a mis en place une commission d’historiens, présidée par Vincent Duclert, pour « contribuer à une meilleure connaissance du génocide des Tutsi ». Pour la première fois, toutes les archives leur ont été ouvertes. Quelle est pour vous l’importance de cette étape ?
Cette commission pourrait faire avancer utilement la connaissance. Mais elle permet aussi de gagner du temps et de reporter la reconnaissance de la complicité française dans le génocide. Emmanuel Macron fait comme s’il n’y avait jamais eu la mission parlementaire de 1998, ni la promesse de François Hollande, en 2015, d’ouvrir toutes les archives aux chercheurs avant fin 2016. Et il décide royalement de donner à sa commission l’accès à des documents qui ont été refusés même aux juges !
Or, concernant son indépendance, les trois signaux que cette commission a déjà émis sont négatifs : elle s’installe dans des locaux du ministère de la défense ; elle publie en avril 2020 une note à mi-parcours dans laquelle elle blanchit d’avance l’armée française ; et à l’automne 2020, quand les partis pris inacceptables et les erreurs d’une de ses membres [Julie d’Andurain] sont étalés en public, la commission ne s’en désolidarise pas. La rapporteuse publique du Conseil d’Etat l’a bien souligné : ce dont a besoin le débat démocratique, ce n’est pas une commission choisie par le pouvoir. C’est que ces archives soient ouvertes à tous les chercheurs.
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Ce que révèlent les archives de François Mitterrand sur le rôle de la France au Rwanda
vidéo Le chercheur François Graner a eu accès aux documents personnels de l’ancien président sur le génocide des Tutsi, qui a fait quelque 800 000 morts au printemps 1994.
En 2015, le chercheur François Graner a entamé une bataille judiciaire pour avoir accès à l’intégralité des documents sur la politique de la France au Rwanda à partir de 1990, déposés par le président de la République alors en fonction, François Mitterrand, aux Archives nationales. Le Conseil d’Etat lui a accordé ce droit en juin 2020, alors que les cartons sont en principe couverts par un protocole ne permettant leur ouverture au public que soixante ans après la fin de son second septennat.
Selon le directeur de recherche au CNRS, « ces pièces viennent consolider un puzzle qui montre que Mitterand et un petit groupe de militaires (…) ont mené une politique qui a soutenu avant, pendant et après le génocide des Tutsi, les extrémistes hutu et les chefs de l’armée rwandaise ». « Ce soutien a été fait en connaissance de cause (…), c’est pour cela que cela s’appelle de la complicité de génocide », explique François Graner, alors que plusieurs documents montrent que la France a couvert la fuite des génocidaires et a continué à livrer des armes après les accords d’Arusha le 4 août 1993. Selon le chercheur, « l’intention de la France était de maintenir, à tout prix, le Rwanda dans la zone d’influence française ».
François Graner, physicien et directeur de recherche au CNRS, est également membre de l’association Survie, qui vise à mettre fin « à toute intervention néocoloniale en Afrique ». Il est l’auteur de deux ouvrages sur le Rwanda : Le Sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi (éd. Tribord, avril 2014) et, avec Raphaël Doridant, L’Etat français et le génocide des Tutsi au Rwanda (éd. Agone, Survie, février 2020).
Le Monde