Les nouvelles en provenance des prisons iraniennes sont rares et quand elles parviennent à Paris ou Londres, elles sont souvent mauvaises. C’est le cas pour l’anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah, condamnée à cinq ans de prison, et dont les conditions de détention à la tristement célèbre prison d’Evin sont très difficiles. Elles le sont plus encore pour la jeune universitaire australo-britannique Kylie Moore-Gilbert, qui purge une peine de dix années de réclusion criminelle : elle vient d’être transférée d’Evin à la plus terrible des prisons pour femmes du pays, celle de Ghartchak, en plein désert au sud de la capitale.
Depuis sa condamnation par la 15e chambre du tribunal révolutionnaire de Téhéran, le 16 mai, pour « collusion en vue d’attenter à la sûreté nationale », Fariba Adelkhah, chercheuse au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences-Po, n’est plus à l’isolement ni entre les mains des pasdarans (gardiens de la révolution), qui la détenaient dans la section sous leur contrôle à la prison d’Evin (dans les faubourgs de la capitale iranienne). À présent, selon des informations recueillies par sa famille, elle doit survivre dans une situation de prisonnière de droit commun et dans une promiscuité des plus difficiles puisqu’elle partage sa cellule avec une quarantaine d’autres détenues. D’où « de fortes tensions » et des risques de bagarre qui l’obligent à se tenir à l’écart et à vivre de façon très décalée par rapport à certaines prisonnières, notamment au moment des repas.Heureusement, elle a pour camarades de cellule plusieurs militantes environnementalistes et, semble-t-il, l’avocate Nasrin Sotoudeh, personnalité d’une force morale extraordinaire, condamnée à 38 années et demie de prison et 148 coups de fouet, pour avoir défendu les femmes refusant de porter le voile.
« Même si elle s’attendait être condamnée, Fariba Adelkhah a accusé le coup lorsque le jugement a été prononcé et confirmé en appel, indique son ami, l’universitaire Jean-François Bayart, qui copréside le comité de soutien à la chercheuse. Heureusement, elle peut bénéficier d’une visite hebdomadaire de sa famille et de contacts téléphoniques avec elle. » Ce qui affecte aussi son moral, c’est le fait de n’avoir toujours pas eu, près de trois mois plus tard, la notification de sa condamnation par le tribunal, ni en première instance ni en appel, et pas davantage son avocat, ce qui rend impossible tout pourvoi en cassation.
« Fariba, ajoute le chercheur, a l’impression de se battre contre un édredon. Car toutes ses demandes se heurtent à l’incapacité de la justice d’y répondre, car tout dépend de la boîte noire des gardiens de la révolution, les juges n’étant que le bras exécutif de cette organisation, elle-même par ailleurs divisée. »
« La diplomatie française poursuit ses efforts, mais ses opportunités sont des plus maigres, ajoute Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS et engagée aussi dans la campagne pour faire libérer Adelkhah. Mais elle ne peut prodiguer aucune assistance consulaire en faveur d’une citoyenne considérée comme exclusivement iranienne par ses geôliers, les calendriers électoraux, américain et iranien [un scrutin présidentiel est attendu en 2021 – ndlr], ne sont guère favorables, et le rapprochement spectaculaire entre Téhéran et Pékin déprécie davantage encore la position de négociation de Paris qui, par ailleurs, a plus à craindre qu’à espérer de l’action des États-Unis dans la région. »
Pour l’universitaire australo-britannique Kylie Moore-Gilbert, sa détention est devenue une véritable descente aux enfers. Après deux années passées à Evin dans la section 2A, qui est contrôlée par les gardiens de la révolution, elle a été secrètement transférée autour du 25 juillet dans la prison pour femmes de Ghartchak. Personne n’en a été averti, pas même son avocat.
En Iran, ce centre pénitentiaire pour droits communs est considéré comme l’un des pires du pays, notamment fait de son isolement et de sa surpopulation. « La prison ne sépare pas les détenues en fonction des crimes commis, ce qui conduit à des actes de violence. Ce qui aggrave la situation, c’est que celles-ci ne bénéficient pas de soins médicaux et sont susceptibles d’être torturées », indiquait en mars un rapport de l’ONG iranienne HARANA (Human Rights Activists) « La pauvre qualité de l’alimentation, l’utilisation de drogues, et l’accès facile à des produits stupéfiants, le fait que les prisonnières atteintes de maladies contagieuses ne soient pas isolées et contaminent les autres, les viols et la négligence généralisée des autorités pénitentiaires sont parmi les problèmes de cette prison », ajoutait le rapport.
” Je me sens comme abandonnée et oubliée “
« Notre crainte, c’est qu’elle soit contaminée par le coronavirus. L’envoyer à Ghartchak, en plein été, c’est quasiment une condamnation à mort », souligne Jean-François Bayart. L’épidémie a fait son entrée dans les prisons iraniennes, ce qui n’est pas surprenant. Selon une récente enquête de la BBC en persan, qui a complètement remis en cause les chiffres officiels, la pandémie a tué plus de 42 000 personnes, soit près de trois fois plus que ce qui a été annoncé officiellement. Au début de celle-ci, le gouvernement avait relâché temporairement 100 000 détenus pour éviter sa propagation. Mais ni Fariba Adelkhah ni Kylie Moore-Gilbert n’avaient bénéficié de cette mesure.
Dès lors, l’universitaire, en état d’extrême faiblesse et très déprimée, est particulièrement vulnérable. « Je ne peux plus rien manger. Je suis totalement désespérée. Je n’ai plus de carte téléphonique pour appeler. J’en ai demandé une aux gardiens mais ils me l’ont refusée. Je n’ai pas pu appeler mes parents depuis un mois », a-t-elle fait savoir lors d’un récent appel à l’avocat Reza Khandan, l’époux de Nasrin Sotoudeh et lui aussi activiste. Dans une série d’autres messages, sortis clandestinement de prison et dont le quotidien britannique The Guardian s’est fait l’écho, elle avait détaillé les conditions de son emprisonnement, dont des mois à l’isolement et un manque criant de nourriture, de médicaments et d’argent pour pouvoir acheter des effets personnels. « Je me sens comme abandonnée et oubliée », écrivait-elle. Elle y affirmait aussi avoir rejeté une proposition des services iraniens qui lui proposaient d’espionner pour leur compte : « Je ne suis pas une espionne et je n’ai aucun intérêt à travailler pour une agence d’espionnage de n’importe quel pays. »
C’est d’ailleurs pour espionnage que la jeune chercheuse, maîtresse de conférences en études islamiques à l’Université de Melbourne, a été condamnée à dix années de prison lors d’un procès secret. Elle avait été arrêtée en septembre 2018 à l’aéroport de Téhéran, de retour d’une conférence universitaire à Qom à laquelle elle avait été invitée. Fariba Adelkhah, également, avait été inculpée pour espionnage mais ce chef d’accusation n’avait pas été retenu par les juges. Mais différence importante avec la chercheuse franco-iranienne, Kylie Moore-Gilbert n’a quasiment bénéficié d’aucune véritable mobilisation des milieux universitaires tant en Australie qu’au Royaume-Uni. Et aucune coordination commune des deux côtés de la Manche pour soutenir les deux chercheuses. Sans compter que Sydney prône une politique de patience qui, à ce jour, n’a donné aucun résultat.
« Chacun agit de son côté, c’est invraisemblable, d’autant que ces prises d’otages relèvent d’une politique systématique de l’Iran », regrette Jean-François Bayart. Au total, on compte plus d’une dizaine de détenus ayant la double nationalité dans les prisons iraniennes. Plus, semble-t-il, quelques touristes français.
La raison, c’est que Boris Johnson ne veut pas d’action commune. Selon des universitaires britanniques, le premier ministre britannique a même déclaré que « le Brexit est aussi pour ce genre d’affaire » et donné pour consigne aux universités « de faire profil bas » sur le dossier Moore-Gilbert. Une explication : les départements d’études orientales, entre autres, sont de plus en plus financés par les pétro-monarchies du golfe Persique, sans parler de la Chine, qui n’entendent pas voir les universités britanniques se mêler de combats pour les droits de l’homme. « Aucun soutien des universités britanniques n’est donc envisageable pour une simple question de gros sous », poursuit le chercheur.
On ne sait pas exactement ce qu’exige Téhéran pour la libération de l’universitaire australo-britannique. Pour Fariba Adelkhah, c’est semble-t-il celle d’un diplomate iranien emprisonné en Belgique pour son implication dans la préparation d’un attentat contre l’organisation des Moudjahidine du peuple, dans la banlieue parisienne. C’est déjà l’élargissement d’un ingénieur iranien dont l’extradition était réclamée par les États-Unis qui avait permis celle de son compagnon Roland Marchal, lui aussi chercheur au CERI et qui faisait l’objet de la même inculpation.
Mais les intentions d’un régime qui voit des espions partout sont souvent difficiles à décrypter. Après sa libération, Roland Marchal, spécialiste de l’Afrique, a révélé que les pasdarans l’avaient arrêté parce qu’il avait invité à une conférence à Paris un responsable de think tank iranien travaillant sur le même secteur, ignorant que son père était général et conseiller pour les affaires militaires du Guide suprême, Ali Khamenei. Ce qui lui a valu d’être accusé d’avoir cherché à influencer… la politique de défense de l’Iran.
Médiapart – Par Jean-Pierre Perrin