Tribune. Ces dernières semaines, dans certains pays musulmans, on a pu voir des mouvements de boycott des produits français. La raison de cette grande mobilisation est liée à l’affaire des caricatures du Prophète qui ont été republiées en France après la mort de Samuel Paty, décapité par un terroriste au nom de l’islam, mais aussi aux propos d’Emmanuel Macron promettant de pas « renoncer » aux caricatures. En tant que musulmane, je trouve que la réaction de la grande majorité des musulmans français est digne, car ces derniers condamnent sévèrement cette barbarie et demandent de ne pas lier ce terroriste à l’islam. Etant moi-même musulmane et humaniste de gauche, je vis très mal l’ambiance de haine et les déclarations à tout-va dans les médias incriminant l’ensemble des musulmans juste parce que le terroriste se réclame de notre religion.
Mais les réactions en dehors de France, dans les pays musulmans, sont surprenantes d’hypocrisie. En tant qu’Ouïgoure, membre d’un peuple majoritairement musulman victime d’un génocide mené par la Chine depuis quatre ans dans l’indifférence totale du monde, et notamment des pays musulmans, je n’ai pu m’empêcher de m’étonner de cette « colère » sélective.
Si la Chine continue de construire et d’agrandir impunément ses camps de concentration pour musulmans malgré toutes les pressions internationales, c’est surtout grâce au soutien sans faille de ses amis musulmans : n’oublions pas la liste de la honte de 50 pays, dont la moitié sont musulmans, qui ont soutenu la politique génocidaire de la Chine tandis que 23 autres, majoritairement occidentaux, la condamnaient et demandaient la fermeture des camps de concentration destinés aux millions de musulmans turciques.
Rafle en Egypte
En Turquie, par exemple, qui compte la plus grande diaspora ouïgoure hors d’Asie centrale, la société civile a toujours soutenu la cause de mon peuple. Malgré ce soutien fort et la pression populaire, le pays a signé, en 2017, un accord avec la Chine qui autorise l’extradition des Ouïgours de nationalité chinoise. Ainsi, en août 2019, une jeune mère a-t-elle été déportée avec ses deux enfants via le Tadjikistan.
En 2020, des étudiants ouïgours ont essayé de manifester silencieusement à Istanbul en portant des tee-shirts sur lesquels étaient imprimées des photos de leurs parents enfermés dans les camps chinois. La police turque les a obligés à les retourner et fait effacer les captations photos et vidéos prises lors de l’événement. Quelque temps plus tard, lorsque des Ouïgours ont organisé une conférence de presse à Ankara, les témoins venus d’Istanbul se sont vus contraints par la police à faire demi-tour.
La pire collaboration connue, jusqu’ici, entre les pays musulmans et la Chine concernant les Ouïgours est sans doute la rafle qui a eu lieu en Egypte au cours de l’été 2017. La police égyptienne avait, à la demande de la Chine, lancé une chasse aux étudiants ouïgours, arrêtant ainsi des centaines de personnes. Certaines ont été extradées publiquement, d’autres ont tout simplement disparu.
La liste déjà longue des pays qui soutiennent la Chine s’est allongée ces dernières années de l’Arabie saoudite, du Pakistan et de l’Indonésie – le plus grand pays musulman du monde – qui a accepté en septembre de déporter quatre réfugiés ouïgours.
« Depuis quatre ans, pas un chef d’Etat musulman n’a prononcé un mot. Pire, certains collaborent avec le diable et contribuent ainsi à l’accélération du génocide en cours »
Depuis des années, les populations des pays musulmans descendent dans la rue pour exprimer leur colère à la moindre déclaration jugée islamophobe perpétrée dans les pays occidentaux. Parallèlement, la Chine mène un génocide contre une population musulmane qu’elle stigmatise en la déclarant malade, atteinte du virus de l’islam, brûlant des centaines de milliers d’exemplaires du Coran et parquant des millions de Ouïgours et d’autres musulmans turciques dans des camps de concentration où l’islam et son Prophète sont moqués quotidiennement et où les viols de femmes sont monnaie courante.
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Les appels à la prière sont modifiés et glorifient désormais le parti communiste et Xi Jinping à la place d’Allah, des milliers de mosquées sont détruites, les cérémonies de mariage ou de funérailles religieuses, les prénoms trop musulmans ou trop turcs, les signes halal sont interdits, les femmes musulmanes sont massivement stérilisées… Depuis quatre ans, pas un chef d’Etat musulman n’a prononcé un mot. Pire, certains collaborent avec le diable et contribuent ainsi à l’accélération du génocide en cours.
Aucun boycott de produits chinois
Dans les pays musulmans, le sort des Rohingya, également victimes d’un génocide en Birmanie, et celui des musulmans indiens, enfermés dans des camps depuis août 2019, n’ont pas suscité non plus de mobilisations comme celles provoquées par les caricatures du Prophète.
Chez les Ouïgours, une chanson dit : « Tu râles pour une mouche qui te touche mais tu te tais quand le bâton te frappe. » Depuis le début du génocide, nous n’avons pas vu un seul mouvement de boycott de produits chinois dans les pays musulmans. Connaissant sa vie, je suis certaine que notre Prophète aurait choisi de protéger les vies humaines plutôt que son image.
Dilnur Reyhan est sociologue. Enseignante à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), elle est présidente de l’Institut ouïgour d’Europe (IODE) et directrice de publication de la revue Regard sur les Ouïghour-e-s.
Dilnur Reyhan(Sociologue)