Afrique Enquête, Médiapart
L’enquête sur la catastrophe ferroviaire qui a fait 79 morts en octobre est toujours en cours. Des éléments indiquent déjà que le train de Camrail, société contrôlée à 77 % par le groupe Bolloré, était défaillant à plusieurs niveaux.
Deux mois après la catastrophe ferroviaire du 21 octobre 2016 au Cameroun, qui a causé la mort de 79 personnes et en a blessé plusieurs centaines d’autres, l’enquête judiciaire n’est toujours pas terminée et des plaintes continuent à être déposées au Cameroun et en Europe. Des éléments relatifs aux circonstances de l’accident sont cependant déjà accessibles, et ils ne sont pas bons pour Camrail, la compagnie de chemin de fer, contrôlée par le groupe Bolloré à 77,4 %, l’État camerounais à 13,5 %, le pétrolier Total à 5,3 % et le groupe forestier Thanry à 3,8 % : ils montrent que le train à l’origine du drame faisait l’objet de plusieurs défaillances graves.
Pour comprendre l’enchaînement des événements, il faut se souvenir que quelques heures avant le drame, la route nationale reliant Yaoundé, la capitale politique, à Douala, capitale économique, avait été littéralement coupée en deux, après la rupture d’une buse métallique – en mauvais état depuis longtemps sans que le ministère concerné n’ait réagi. Le réseau de routes secondaires étant très peu développé, beaucoup de voyageurs avaient dû opter pour le service express Inter-City de Camrail, qui permet depuis 2014 de voyager entre les deux villes sans faire d’arrêt. Mais le train no 152, parti de Yaoundé, n’est pas arrivé à destination : il a brutalement fini son voyage à mi-chemin, dans la petite localité d’Éséka, à 120 km de Yaoundé. Plusieurs de ses wagons se sont détachés et se sont écrasés dans un ravin.
Camrail a affirmé qu’il y avait 1 462 voyageurs à bord de ce « train de la mort », comme l’ont surnommé depuis les Camerounais. En réalité, personne ne sait combien ils étaient : de nombreux passagers étaient montés sans titre de transport, devant en acquérir auprès de contrôleurs durant le trajet. Quant au chiffre officiel de 79 morts, il pourrait être en deçà de la réalité, selon plusieurs témoignages et l’avis d’au moins un haut responsable camerounais recueilli par Mediapart. Une famille est sans nouvelles de l’un de ses membres : celle de la notaire Dorette Dissake Kwa.
Très vite après l’accident a émergé une polémique sur une possible surcharge du train – des passagers ont parlé de wagons bondés. Le président de Bolloré Africa Railways, Éric Melet, a dû démentir : « Rien ne permet de dire aujourd’hui que l’on était en surcapacité, par contre toutes les places étaient occupées », a-t-il déclaré à l’AFP. Depuis, il est avéré que Camrail avait décidé, en raison de l’afflux inédit de candidats au départ, d’ajouter huit wagons à son train, portant le nombre total de voitures à dix-sept. Le tout pesait 675 tonnes, soit 25 tonnes de plus que la charge maximale normalement autorisée par Camrail pour un train de voyageurs, comme l’indique un document récemment diffusé par France 24. Selon la chaîne de télévision, le conducteur du train a reçu un « ordre spécial de sa hiérarchie pour quitter la gare en surcharge ».
Des rescapés, mais également des responsables de Camrail, ont aussi évoqué une vitesse anormalement élevée au moment de la catastrophe, alors qu’elle était limitée à 40 km/h dans la portion de trajet concernée, réputée délicate parce que très pentue. On sait aujourd’hui que le train a roulé à plus de 90 km/h, vraisemblablement à cause d’un problème de… freins, lui aussi signalé peu après le déraillement. « Une défaillance des freins en cause », a ainsi titré, le 10 novembre, le bi-hebdomadaire L’Essentiel du Cameroun. « L’attelage du train 152 monté dans l’urgence et composé de wagons chinois équipés de plaquettes de freins usées et de wagons plus anciens freinés par un système différent avait toutes les chances de devenir fou sur cette voie en forte descente et en succession de virages à partir de Makak », écrit le journal, qui ajoute : « Les premières déclarations du conducteur tant à sa hiérarchie qu’aux enquêteurs font apparaître qu’il aurait signalé un risque de défaillance du système de freinage de l’Inter-City à la suite de “l’essai de frein” à la gare de Yaoundé. » France 24 a depuis rendu public un rapport d’inspection du train qui a eu lieu avant son départ, le 21 octobre : il mentionne une « usure complète des semelles de frein » et un « manque de freinage rhéostatique ». À quoi pensaient ceux qui ont ordonné au conducteur du train no 152 de faire partir son convoi malgré ces graves manquements ?
Selon des indiscrétions, le rapport, encore confidentiel, remis fin novembre au président camerounais Paul Biya par une commission d’enquête gouvernementale, relèverait à son tour un souci de freins, mais aussi un problème d’entretien du matériel. Le Syndicat national des journalistes du Cameroun (SNJC), qui a également mis sur pied une équipe pour travailler sur le sujet, est arrivé aux mêmes conclusions : « Pour l’instant, toutes les informations dont nous disposons corroborent la thèse d’une défaillance des freins, aggravée par une surcharge des wagons », dit Denis Nkwebo, son président, qui entend « maintenir la pression » pour que « la vérité éclate ». « Nous exigeons la publication du rapport du gouvernement et s’il ne correspond pas aux éléments que nous avons recueillis, nous publierons notre propre rapport d’enquête », explique-t-il.
Les investissements effectués n’ont pas permis de moderniser les infrastructures de base
La crainte générale, c’est que les autorités enterrent l’affaire. Car mettre en cause la responsabilité de Camrail et de ses actionnaires, c’est aussi remettre en question le choix des responsables camerounais qui ont géré la cession de l’ancienne compagnie de chemin de fer nationale, Regifercam. L’État a en effet dû, dans les années 1990, se désengager de « l’exploitation technique et commerciale des services de transport ferroviaire, la maintenance, le renouvellement, l’aménagement et l’exploitation des infrastructures ferroviaires, la gestion courante du domaine ferroviaire ». La privatisation devait permettre au secteur de mieux se porter, selon les institutions financières internationales qui l’exigeaient.
Le résultat de l’étude de l’appel d’offres international lancé en 1996 par le Cameroun a placé le groupe Bolloré en seconde position, derrière le sud-africain Comazar. À l’époque, des analystes ont estimé que donner la concession à Bolloré (qui, contrairement à Comazar, n’avait pas d’expérience en matière de transport ferroviaire) représentait « un risque de voir un pan important de l’économie nationale sous le contrôle d’un seul groupe, de surcroît étranger », d’après une note que Mediapart s’est procurée. L’État a finalement demandé à Bolloré et Comazar de s’associer : ils ont créé une société commune, Camrail. Mais Comazar a vendu ses parts à Bolloré quelques années plus tard.
Le contrat de concession signé en janvier 1999 par Camrail est un peu particulier puisqu’il contraint la société à assurer un service voyageurs, reconnu comme une « obligation non commerciale », contre une contribution financière de l’État. Les conditions de transport des passagers ont cependant été régulièrement critiquées durant ces quinze dernières années. En 2010, l’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs (Acdic), basée à Yaoundé, a par exemple reproché à Camrail d’avoir pris du retard dans les investissements prévus, d’utiliser du matériel d’occasion en le présentant comme neuf, de donner la priorité au transport de marchandises, etc. Elle a aussi déploré des déraillements réguliers des trains et le non-fonctionnement du Comifer, le comité de suivi mis en place par l’État pour contrôler l’application de la convention de concession.
Pendant toutes ces années, il y a eu de sérieux tiraillements entre le gouvernement et Bolloré, le groupe français exigeant de l’État du Cameroun qu’il participe au programme d’investissements et aux frais de maintenance, ce qui n’était pas prévu dans le contrat de concession. Bolloré a obtenu ce qu’il voulait : un avenant instituant un financement de l’État a été signé en 2008. Les relations ont été également très tendues entre Camrail et la société d’économie mixte Sitrafer, spécialisée dans l’entretien des rails, qui a finalement dû suspendre ses activités – elle employait 500 personnes.
Les investissements effectués jusqu’à présent (dont une partie a été financée par des prêts de la Banque mondiale à l’État du Cameroun, curieusement gérés par Camrail) n’ont cependant pas permis de moderniser les infrastructures de base : le rail camerounais se caractérise toujours par une voie unique et un écartement d’un mètre au lieu de 1,4 mètre, norme internationale qui donne plus de stabilité aux trains. En septembre 2009, il y a eu un premier avertissement sérieux : cinq personnes ont été tuées et 300 autres blessées lors du déraillement d’un train de voyageurs à Yaoundé. Peu après, un rapport décrivant le « mauvais état des voies ferrées et du matériel roulant » a été remis aux autorités, souligne un expert.
Depuis la catastrophe d’Éséka, de nouvelles questions ont surgi, cette fois à propos des assurances contractées par Camrail. Selon l’article 7 de la Convention de concession que la compagnie a signée, elle s’est engagée à « souscrire, dans le respect de la législation en vigueur au Cameroun, toutes les polices d’assurance nécessaires à couvrir l’ensemble des risques liés à l’activité ferroviaire ». Mais des conseils de victimes se plaignent : ils n’ont toujours pas eu accès à ces contrats d’assurance et ne comprennent pas le refus de Camrail de les leur fournir.
Dans un courrier au ministre camerounais des finances, un collectif d’avocats représentant les ayants droit d’une vingtaine de personnes décédées et d’une cinquantaine de blessés a ainsi expliqué avoir « vainement écrit aux compagnies d’assurance concernées et au transporteur » pour leur demander de lui « communiquer les polices prévues par la Convention de concession pour que les droits des victimes soient calculés en fonction de ce qui y est prévu ». Ces avocats, Fru John Soh, Michel Voukeng et Guy Alain Tougoua, se demandent par ailleurs si la compagnie camerounaise Activa, que Camrail présente comme son assureur, est bien apte à opérer : d’après eux, elle est agréée sous le code des assurances de la Cima (Conférence interafricaine des marchés d’assurances) qui a exclu de son champ d’application les accidents ferroviaires.
Du côté de Camrail, on affirme que tout se passe normalement : elle est, « avec ses assureurs », en contact avec les personnes à indemniser, dit à Mediapart une source proche de la société. Impossible, cependant, d’en savoir plus : Camrail ne souhaite apparemment pas donner davantage d’informations. Sa dernière déclaration publique date du 7 novembre : elle avait annoncé qu’elle débloquait « en urgence », et pour « faciliter les procédures », une somme de 2 200 euros par famille, « destinée à la prise en charge des frais funéraires », en précisant que cette enveloppe n’était « pas une indemnisation pour préjudice ». Mais elle n’a pas dit sur quelles bases légales elle s’appuyait pour procéder de la sorte, déplorent les avocats des familles de victimes.
Par Fanny Pigeaud