L’Histoire retiendra que c’était un samedi 12 mars 2016. Les Camerounais découvraient, pétrifiés, l’une leurs compatriotes; fendue à la lame. Eventrée. Comme une bête. Sur le sol, devant la porte close d’une salle d’hôpital. Et pas n’importe lequel : l’hôpital Laquinitinie, l’un des meilleurs du pays. Dans un geste fou mais désespéré mais de bonne foi, une dame du nom de Tacke Rose, chirurgienne d’un jour, ouvrait le ventre de la défunte Monique Koumatekel pour y extraire des bébés qu’elle, ainsi qu’un morguier de l’hôpital, avait des raisons de croire en vie. Entourée par des proches de la défunte et des curieux, Tacke Rose réalisa sa “chirurgie” sous l’oeil de quelques caméras de téléphones.
L’Histoire retiendra que nous étions en plein 21e siècle et que la population camerounaise était en majorité constituée d’une “génération android” selon l’expression du président Biya. Une “génération android” dont les smartphones étaient devenus un instrument provilegié de communication. Ce jour-là, ce sont les smarphones qui permirent de capturer l’horrible scène qui circula de téléphones en téléphones, se retrouva sur les réseaux sociaux et suscita une déferlante d’indignation dans le pays et dans le monde. Comment en ce 21e siècle pouvait-on mourir dans un hôpital par défaut d’argent ? Comment des personnels qui avaient prêté le serment d’Hippocrate pouvaient-ils laisser mourir l’une de leurs compatriotes de cette façon ? Avant même d’avoir toute l’explication sur le drame, ces questions ont enflammé les espaces de discussions.
Surprises par cette déferlante d’indignation, les autorités condamnèrent la désinformation des réseaux sociaux. Peu habituées aux situations de crise dans un pays réputé pour le calme sinon l’indolence de ses citoyens, les autorités engagèrent, dans un vrai cafouillage, une communication en présentant une version aux détails parfois invraisembables. Dame Monique serait morte 4 heures avant d’arriver dans cet hôpital. Mais l’on ne sait pas où. Son décès aurait été constaté à l’hôpital de Nylon mais la famille décida d’aller extraire les foetus à l’hôpital Laquinitnie. Le corps de la défunte fut alors embarqué dans la malle-arrière d’un taxi. Arrive à Laquinitinie, des infirmières auraient constate le décès de Dame Monique et il fut recommandé que son corps soit deposé à la morgue. C’est, en exécutant cette recommandation, que le morguier aurait remarqué qu’il y avait des mouvements dans le ventre de la défunte. De retour à la maternité, les infirmières refusèrent de s’étendre davantage sur le cas de dame Koumatekel. Le seul médecin présent, un étudiant de 7e année, étant occupé avec un autre malade, les portes de la maternité se refermèrent sur la famille. Et la chirurgie de circonstance débuta. Outre la diffusion de cette version de l’histoire et, dans une enième maladresse, les autorités placèrent le morguier et Tacke Rose en détention provisoire alors même que le vent de l’indignation soufflait de plus en plus fort sur les réseaux sociaux et dans la ville de Douala. Ils ne furent que remis en liberté provisoire plus tard sans doute sur des recommandations des personnes soucieuses d’éviter un embrasement social. L’opinion ayant pris fait et cause pour ceux-ci qui ont tenté de sauver les vies des bébés. L’image de Tacke Rose, le regard vidé par la douleur, implorant le ciel, avec des morts-nés dans sa main acheva de convaincre de sa bonne foi. Il fallait donc chercher des explications.
Comment a-t-on pu transporter un corps raide dans la malle-arrière d’un taxi ? Le sang d’une personne décédée peut-elle aussi rouge et est abondamment liquide comme l’ont montré les images de la défunte ? Les médecins ont-ils vraiment constaté le décès et établit des certificats de genre de mort pour expliquer ce qui avait provoqué le décès de Dame Monique ? Pourquoi n’a-t-on pas essayé au moins d’extraire les foetus même si médicalement les chances de survie étaient minces ? Était-il de la responsabilité de la famille de s’occuper du corps à l’intérieur de l’hôpital ?
À ces questions que les Camerounais se posent toujours, les autorités trouveront des réponses bien ciselées pour en faire un récit compact qui servira de version officielle et définitive. Elles qui ont l’habitude d’ouvrir des enquêtes qui, quand elles aboutissent, se contentent d’épingler des boucs-émissaires. Habituées à noyer ce type d’affaires, elles achèteront sans doute le silence de la famille. Il suffira de financer des obsèques et d’offrir quelques généreuses enveloppes et le tour sera joué. Qui parle encore de la mort de Djomo Pokam, tué en pleine capitale en 2007 dans un hôtel de luxe ? Qui parle encore du bébé de Vanessa Tchatchou ? Que dit la famille de Guerandi Mbara, disparu depuis plus de 2 ans ? Comme toujours, le régime de Yaoundé compte sur l’usure de l’opinion publique et le silence de la famille. Sauf que, l’affaire Monique Koumatekel n’est pas un banal fait divers que l’Histoire va enterrer aussi vite. Sa puissance symbolique réside sur le visage hideux qui se reflète dans le miroir de notre société. Ou plutôt, de notre mal-être social.
L’onde de choc est immense. Mais surtout, le ressentiment suscité par l’affaire n’est pas tant lié à la personne de feu Monique Koumatekel mais au délitement de l’appareil sanitaire de notre pays. Dans nos hôpitaux où l’on est sensé donner et sauver la vie, l’argent passe désormais avant la vie. Comme l’Histoire à ses ironies, un coup dur sort aura fait signé au ministre de la Santé publique, le 26 février 2016, soit environ deux semaines avant l’affaire Koumatekel Monique, une lettre circulaire dans laquelle on peut lire : « Il me revient que de nombreux patients amenés par leur famille dans le cadre des urgences médicales et/ou chirurgicales sont délaissés et ne bénéficient d’aucune prise en charge tant qu’un paiement n’est pas effectué…» La résonance de ces mots est de loin plus forte que toute la conférence de presse qu’il a donné au soir du drame pour dégager la responsabilité du personnel de l’hôpital Laquintinie.
En effet, nos hôpitaux ont été contaminés par les virus de la vénalité et de la corruption. On paye pour avoir un certificat médical même sans voir un médecin. On monnaye pour avoir de meilleurs soins. On paye pour avoir l’attention des gardes-malades. On paye pour sa sécurité, pour éviter qu’un nouveau-né ne soit volé ou que les organes d’un proche ne soient volés à la morgue. Et donc, qui ne payent pas s’expose au hasard du sort. Les hôpitaux publics, où les soins sont sensés être moins coûteux, sont progressivement délaissés par les personnels les mieux formés et plus expérimentés. Ils préfèrent investir leurs talents dans les cliniques privées, plus lucratives.
Il ne faut cependant pas s’arrêter à ce tableau, quoique assez sombre pour être préoccupant. Ce serait trop facile de s’en prendre uniquement aux personnels sanitaires. Ils sont, eux aussi, victimes d’une mal gouvernance systémique qui n’épargne pas leur secteur. En amont, il y a des fraudes et le favoritisme dans certaines écoles de médecine. Ensuite, les médecins sont mal payés et ne bénéficient pas des bonnes conditions de travail. Certains manquent parfois jusqu’au matériel de travail pendant que des allocations sont detournées depuis le sommet. La presse relaie assez souvent les cas d’hôpitaux qui manquent d’eau potable par exemple. On n’oublie pas les problèmes de d’énergie électrique qui touchent aussi bien les structures sanitaires. La débrouille devient donc plus structurelle que circonstancielle. Voilà pourquoi les “élites” ainsi que leurs familles sollicitent régulièrement des évacuations sanitaires dès les premières céphalées. Ils se rendent en Europe ou ailleurs, pays et continents dans lesquels, de nombreux médecins camerounais, dont certains sont formés grâce à des bourses de l’État du Cameroun, se sont installés pour avoir de meilleures conditions de vie et de travail. Ce sont là les ferments de l’indignation collective suscitée par l’affaire Monique Koumatekel. “Nous sommes tous des Monique” pouvait-on lire sur plusieurs pancartes.
Oui, les crises sociales authentiques n’ont pas besoin d’instigateurs politiques. Elles cherchent juste une étincelle pour s’allumer. D’autant plus qu’elles trouvent un terrain fertile, préparé par une accumulation de frustrations. L’affaire Monique Koumatekel est juste un déclencheur. Les politiques peuvent surfer sur la vague d’émotion populaire autour de l’affaire mais le socle de cette crise – qui ne débouchera probablement pas sur une révolution – réside dans le ras-le-bol populaire contre le fonctionnement de notre système de santé et contre la gouvernance du Cameroun en général. L’affaire Monique Koumatekel est un marqueur dans l’histoire sociale de ce Cameroun lessivé par 33 ans du régime Biya. Elle n’aura simplement fait que cristalliser un malaise social qui couve sous les apparences atones du peuple camerounais qui, au nom de la “paix”, a presque tout concédé au pouvoir de Yaoundé. Mais, les autorités camerounaises doivent se garder de jouer sur l’usure du peuple et sur le renoncement de la famille à qui Monique n’appartient plus. Observant la mobilisation sur les réseaux sociaux et sur le terrain, les prises de position de la classe politique, des évêques et les manifestations au Cameroun et dans la diaspora; les autorités doivent interpréter le cri puissant poussé par ces Camerounais quasiment acculés dans leur dernier retranchement. Le cri est trop puissant, il exprime un violent désir de changement, non seulement du système sanitaire au Cameroun mais du système gouvernant tout court. La société revendique de l’oxygène. Le désir de changement est de plus en plus vital.
Par Mohamadou Houmfa, Journaliste
Chronique parue dans le journal MUTATIONS du 23 mars 2016.