Il avait raison, celui ou celle-la qui affirmait qu’il y a deux types de guerres – les guerres qui nous sont imposées de l’extérieur par un ennemi qui en veut a notre existence en tant qu’entité autonome, et les guerres que nous choisissons de mener nous-mêmes, de bon gré.
Les premières sont des guerres d’agression. Elles nous obligent a nous défendre. Ne pas se défendre, c’est capituler. Se défendre ne signifie pas automatiquement que l’on vaincra. Mais au moins on ne se sera pas laisse écraser, a genoux, au pied de l’agresseur.
Les guerres choisies, par contre, ne sont pas inévitables. En réalité, elles peuvent être évitées sans que cet évitement constitue un attentat a notre orgueil, a notre fierté ou a notre dignité – sans qu’il soit l’expression de notre couardise ou, puisque l’on y est, de la mollesse de notre virilité.
En réalité, savoir éviter les guerres inutiles est une immense preuve de sagesse. Tel est notamment le cas lorsque de telles guerres risquent de déchirer davantage un conglomérat d’unités disparates qui s’efforcent tant bien que mal de faire communauté – le spectre de la division et du “fratricide”.
Ceci dit, peu importe sa nature, chaque guerre a un cout. Pour des pays qui des le départ n’ont pas grand chose matériellement, mais ou chaque vie est précieuse et mérite a ce titre d’être protégée, celui-ci peut s’avérer colossal. Le risque de tout perdre, de perdre le peu que l’on a, de rompre pour de bon les liens fragiles que l’on se sera efforce de tisser – ce risque est grand.
Car a la guerre, il s’agit avant tout de tuer ou de se faire tuer. Faute de tuer, il s’agit de capturer vivant l’ennemi que l’on fait prisonnier, que l’on réduit au statut d’otage ou de captif, souvent dans la perspective d’échanger sa vie et sa liberté le moment venu, au prix approprie, contre d’éventuelles concessions.
Ceci étant, l’on suppose par conséquent que la guerre n’est qu’un moment dialectique d’un processus qui doit conduire a sa fin. En d’autres termes, il n’y a de guerre que comme passage vers la négociation. Il n’y a pas de guerre en soi, interminable. Toute guerre doit, a un moment donne, être suspendue ou prendre fin puisque le but de toute guerre est de parvenir a une négociation, c’est-a-dire a un nouvel ordre des choses dans lequel il ne sera plus nécessaire de se faire tuer ou de tuer pour se faire reconnaitre et entendre.
L’on suppose par ailleurs que par principe, les guerres opposent entre elles des armées constituées, et donc des professionnels munis d’instruments de la mort et de la destruction organisée, dont le travail consiste a guerroyer ou a être prêt a tout moment a le faire, au nom d’un idéal abstrait ou d’une idée jugée supérieure. Ces professionnels risquent consciemment leurs vies non point en leur nom propre, mais au profit d’une entité plus grande. Celle-ci, en retour, leur est a jamais reconnaissante. Viendraient-ils a périr au combat, la nation se fait garante de leur souvenir dans des gestes, cérémonies et monuments voues a l’éternité.
L’on suppose enfin que les guerres opposant avant tout des “professionnels de la mort” a d’autres “professionnels de la mort”, elles devraient par principe épargner tous ceux et toutes celles qui ne sont pas armes. Ces derniers constituent ce que l’on appelle la “population civile”, au sein de laquelle un soin particulier doit être accorde aux femmes et aux enfants, aux vieillards et aux paralytiques.
Car un homme ou une femme armée qui, au détour de la guerre mais loin de tout risque objectif et de toute menace avérée, tue en toute conscience un autre homme ou une femme désarmée commet non point un acte héroïque, mais un crime.
Il – ou elle – est un assassin. Un lâche.
L’on suppose donc qu’il existe une “éthique de la guerre”. Et qu’au regard de celle-ci, un soldat ou un militaire n’est pas un assassin, ou ne devrait pas se muer en assassin, en bandit ou en brigand.
Presqu’aucune des guerres qui se déroulent chez nous aujourd’hui n’observe ces protocoles.
La plupart des guerres contemporaines visent peu ou prou a l’extermination de nos ennemis et la destruction des infrastructures de base sans lesquelles il leur est difficile de vivre au quotidien. Elles n’épargnent guère les populations civiles. En fait, en bien des circonstances, celles-ci en sont les cibles privilégiées. Elles donnent rarement lieu a l’échange de prisonniers puisque, de toutes les façons, les captifs sont systématiquement exécutes.
Guerres sans prisonniers, donc. Mais encore la plupart de nos guerres opposent des armées plus ou moins constituées a ce qu’il faudrait bien appeler des formations non-étatiques de la violence et des réseaux meurtriers opérant sur des marches a configurations sans cesse changeantes, dans des conflits que beaucoup qualifient non sans hâte d'”asymétriques”.
En réalité, de multiples passerelles existent entre ces diverses “machines”, les unes plus structurées que les autres, les unes plus labiles que d’autres. Il arrive que des armées formelles fonctionnent sur le modèle des formations non-étatiques et vice-versa, le long de frontières qui n’en sont point, véritablement. C’est l’une des raisons pour lesquelles la plupart de nos guerres ne se terminent presque jamais, une forme de la violence se nourrissant sans cesse d’autres formes de la même violence ou les relayant.
Certains des réseaux meurtriers contemporains se donnent un vernis para-politique ou, dans le cas de Boko Haram, para-théologique. Mais la destruction dont ils sont les auteurs n’a strictement rien a voir avec un quelconque projet de libération humaine ou d’émancipation universelle.
Ce vide nihiliste, on le retrouve y compris au cœur de certaines guerres menées par des armées étatiques. Ce nihilisme est également la marque de fabrique du lumpen-radicalisme que propagent maints illumines et autres “forçats” et apologistes de la guerre tribale.
Les logiques contemporaines de la destruction tant des vies humaines que de leur environnement sont la manifestation d’une violence qui n’a d’autre projet que la prédation, sur fonds de brutalisation a la fois des corps, des nerfs, des esprits et de la matière.
Derrière le masque de maints mouvements sécessionnistes, des “soulèvements” et des “rebellions” africaines contemporaines se cachent souvent – et a peine – des entreprises de prédation pure et simple.
Dans ces économies dominées par l’extraction et dans ces systèmes politiques qui, dans la plupart des cas, ne fonctionnent qu’a l’accaparement et a la ponction, tuer, ou “donner la mort” est devenu l’une des conditions nécessaires a la conquête ou au maintien du pouvoir politique. C’est aussi l’une des conditions nécessaires pour amasser des fortunes et pour protéger les profits et rentes.
Depuis l’époque de la Traite des esclaves, l’Afrique fait l’expérience de différents systèmes meurtriers. Un système meurtrier est un ordre politico-économique, socio-culturel et militaire dans lequel la différence entre le politique et le banditisme existe a peine. C’est également un ordre dans lequel il est difficile de dire ce qui sépare le soldat ou le militaire de l’assassin, le policier du brigand, le tyran ou le chef coutumier du corsaire ou du pirate.
Dans ces pays du continent comme le Cameroun ou, depuis très longtemps, gouverner se confond avec l’administration militaro-civile de la brutalité, l’accoutumance a la corruption et a la vénalité fait partie, désormais, du sens commun. Corruption et vénalité ont certes pour nom l’argent et la dilapidation. Mais c’est le corps humain qui est leur foyer quasi-transcendantal. Ils sont mus par des modes spécifiques d’asservissement a la corporalité, des modes spécifiques de dépense de la matière charnelle, de saccage et de destruction des corps.
Au Cameroun, un tel assemblage aussi pervers que funeste s’est mis en place et, au fil de la postcolonie, s’est mue en structure a la fois institutionnelle et psychique.
Depuis le début des années 1990, cet assemblage militaro-civil et policier (aussi bien que psychique) s’est reproduit par-devers un multipartisme de type ethno-bureaucratique.
Aujourd’hui, trois métastases rongent cet assemblage de l’intérieur – d’une part la menace secessionniste dans les regions anglophones; d’autre part la menace terroriste dans le Septentrion, et enfin la menace d’eventrement – ou encore de vidage – sur l’ensemble de la frontière orientale (Sud du Tchad, Centrafrique et Congo).
Le système ne peut plus fonctionner uniquement sur la base du multipartisme ethno-bureaucratique. Il a besoin d’une nouvelle prothèse.
A l’ere de la deflagration, cette prothèse prend graduellement la forme d’un melange en apparence baroque – le melange d’une armée prétendument nationale et républicaine, paree des atours de la légalité et des formalités, mais reconvertible – en fonction des situations – en milice partisane (voire tribale).
Dans le contexte actuel ou guerre et predation (qu’il s’agisse du terrorisme Boko-haramiste ou de la guerre contre le terrorisme; du mouvement arme sécessionniste ou de la guerre supposee l’éradiquer) vont étroitement de pair, le risque est effectivement que gendarmes, policiers et militaires se transforment en autant d’escouades de ponctionneurs.
Le risque est que l’Etat ne se mue en réseau meurtrier, militaro-civil et policier, jamais loin d’un regiment d’assassins, de bandits et de brigands.
Par Achille Mbembe