Par ces temps de conflit en zone anglophone, il n’est pas indiqué d’en être originaire (un civil, pour être précis) et interpellé dans le cadre dudit conflit. Bonjour le non-droit. Bonjour les brimades. Bonjour la torture. Ex-gardé-à-vue à la cellule 22 (la fameuse C22) du secrétaire d’État à la défense chargé de la gendarmerie nationale à Yaoundé (SED, un camp de gendarmerie), j’ai vécu dans ma chair le calvaire de certains gardés-à-vue originaires du Cameroun anglophone. Alors qu’à l’instigation des membres de ma famille, j’étais sur le point d’exprimer mes regrets quant au caractère tranchant de mes écrits, j’ai décidé, au regard du triste spectacle qui s’est déployé à mes yeux, de ne rien retirer de tout ce que j’ai posté comme article ou vidéo sur le pouvoir de Yaoundé avant mon enlèvement par la Sécurité militaire (Sémil), tant j’ai pu mesurer à quel point ce pouvoir-là est diabolique.
La première triste image que j’ai vécu au SED, c’était un 24 octobre 2018, au lendemain de mon kidnapping sur ordres du colonel sanguinaire Emile Bamkoui, patron de cette machine à torturer et à tuer appelée Sémil. Assis à même le sol non loin du poste réservé aux renseignements, à l’entrée du quartier dans lequel sont séquestrés les célèbres prisonniers politiques Marafa Hamidou Yaya, Abah Abah Polycarpe et Yves Michel Fotso (anciens hauts commis de l’État), je viens d’être extrait de ma cellule pour être présenté devant les enquêteurs en vue de mon audition. A mes côtés, deux jeunes gens, chacun de leurs poignets noués à l’aide d’une ficelle de couleur noire. Je les salue puis leur demande d’où ils viennent et ce qu’on leur reproche. L’un d’eux, qui parlait un un français approximatif me dit qu’il s’appelle Ambang Louis et son compagnon de galère Newou Isaac et qu’ils viennent de la brigade de gendarmerie de Muyuka (sud du Cameroun anglophone).
Les deux seront envoyés dans ma cellule. C’est alors que j’apprends d’Ambang Louis que son tort est d’avoir été surpris en train d’écouter une vidéo YouTube de John Mbah Akuroh, ancien journaliste de la Cameroon radio and télévision (CRTV), aujourd’hui l’un des leaders indépendantistes anglophones ciblés par les services de renseignement camerounais. Newou Isaac quant à lui m’a confié qu’il était accusé de collaborer avec les restaurations forces (branche armée du mouvement indépendantiste anglophone). Au cours d’un échange avec ce dernier que j’appelais affectueusement « banyangui boy », Isaac m’a confié que son compagnon d’infortune et lui ont passé deux mois enfermés dans une cellule à la brigade de gendarmerie de Muyuka où ils dormaient sur un sol nu, faisant leur besoin sur place et subissant des tortures de la part d’un certain capitaine Meva’a.
L’image la plus pathétique qui me revient chaque fois à l’esprit est celle de Yogho Tita Roland, originaire de Ndop Bamessi (nord-ouest du Cameroun anglophone), grand de taille, âgé de 36 ans. On l’appelait dans la cellule « docta » parce qu’il vendait des médicaments à Bafoussam, à l’ouest du pays. Ce dernier est arrivé en cellule un soir du 25 octobre 2018 avec les menottes fixées sur ses poignets par le dos. Le pauvre nous a confié que des gendarmes lui ont d’abord versé de l’eau avant de le jeter en cellule. J’ai vécu le supplice de Yogho Roland gardé en cellule avec des menottes au dos, pouvant à peine se lever, se coucher, prendre son repas ou alors aller aux toilettes pour se doucher ou faire ses besoins. Il a gardé cette position pendant 2 jours. C’est grâce aux supplications d’Eric Atem, un soldat de la Marine (chef cellule à la Sémil lorsqu’on m’y a placé), que les menottes lui ont été fixées plutôt devant. Mais ses souffrances ne se sont qu’allégées car « Docta » trouvait ces menottes encombrantes. Il a fallu l’arrivée en cellule d’un autre jeune soldat de la Marine au grade de second maître (qui m’a d’ailleurs retrouvé quelques semaines plus tard à la prison centrale de Yaoundé) pour que chaque nuit, ces menottes lui soit ôtées puis replacées très tôt le matin avant l’arrivée d’un gendarme pour l’appel des gardés-à-vue. A chaque fois qu’on demandait à un gendarme de lui enlever les menottes, ce dernier répondait : « c’est un terroriste, il faut le laisser avec ces menottes ». Yogho Roland a été arrêté lors du traçage par les fins limiers du SED du numéro de téléphone de son petit frère qui a rejoint les ‘restaurations forces’ encore appelés Amba Boys. Le jeune commerçant a donc été accusé de ne pas collaborer avec les gendarmes en leur disant où son frère se trouve.
L’image qui m’a également heurté c’est celle d’Edward Atanba, giflé par un gendarme pendant l’appel des gardés-a-vues. C’était un samedi matin. La scène se déroule dans la cellule 23, en face de la nôtre. Un gendarme, connu sous le petit nom « Tchouk Norris », fait l’appel dans cette cellule. Arrivé au niveau du nom d’Edward, l’homme en tenue appelle une première fois, silence. Une deuxième fois, silence. C’est lorsqu’il appelle pour la troisième fois qu’Edward répond en anglais « present ! ». Courroux du gendarme qui lui fait instamment signe de s’approcher : « Viens ici ! ». Et pan ! Une claque sur la figure du jeune homme qui de surcroît était très malade. Mais le béret rouge ne se laisse pas compter : « On t’appelle tu ne veux pas répondre pourquoi ? En plus c’est vous qui voulez diviser le pays c’est ça ? Vous savez ce que vos frères font à nos camarades là-bas chez-vous ? Attendez-moi, vous tous qui dites là que vous allez diviser le Cameroun, je vais bien vous traiter », vocifère le gendarme.
En plus des brimades et tortures, le régime carcéral imposé aux ressortissants du Cameroun anglophone (du moins d’après ce que j’ai vécu) interpellés dans le cadre de la crise anglophone est un des plus rudes. La plupart des gardés-à-vue originaires du Cameroun anglophone que j’ai interrogé disaient être en cellule depuis des mois voire des semaines sans avoir rencontré le moindre enquêteur. Ne parlons plus du parquet du Tribunal militaire. Pendant les 3 semaines que j’ai passé au SED, jamais je n’ai vu un jeune anglophone de ma cellule être appelé pour une audition ou pour être conduit au parquet du Tribunal militaire.
Voilà comment se comporte un régime envers un peuple avec lequel il voudrait former un pays « un et indivisible ». Voilà des jeunes originaires d’un territoire qui, avant le 1er octobre 1961, a expérimenté la démocratie et le respect de la personne humaine. Voilà un peuple qui, le 1er octobre 1961 a accepté de se joindre à la République du Cameroun (notre pays) pour former un Etat mais regardez le modèle républicain que le pouvoir voyou de Yaoundé leur offre. Un modèle républicain fait de répression, d’arrogance, de terreur, d’assujettissement voire de chosification du citoyen réduit en sujet-spectateur. Voilà qui a fait dire au député Sdf (parti d’opposition) Joseph Wirba (anglophone) à l’Assemblée Nationale en décembre 2016 que : « nos ancêtres ont fait le choix de se joindre à la République du Cameroun parce qu’ils se sont dits que nous sommes des frères. Mais si c’est ce que vous voulez nous montrer en plus de 50 ans de vie ensemble, ceux qui pensent que nous devons vivre séparés n’ont pas tort ».
Par Michel Biem Tong, web-journaliste à www.hurinews.com, exilé