Ses yeux perçants et son sourire ravageur cachent un sombre destin. À 31 ans, Loujain al-Hathloul, militante pour le droit des Saoudiennes à conduire un véhicule et pour l’abolition du système de tutelle, croupit depuis deux ans et demi dans la prison d’Al Hayer, à Riyad, sans pour autant avoir été jugée. Si bien que, le 26 octobre dernier, elle a entamé une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention. Pour les médias saoudiens, à la solde du tout-puissant prince héritier Mohammed ben Salmane, dit MBS, la militante aurait trahi la nation et déstabilisé le pays. Pourtant, d’après les charges pesant sur elle, c’est bien ses activités pour défendre les droits de l’homme qui lui sont reprochées.
Ces accusations sont d’autant plus étonnantes que MBS, depuis son accession au pouvoir en 2015, s’emploie à diffuser au monde entier une image de prince réformateur au sein de cette monarchie ultraconservatrice. Le fils du roi Salmane a été à l’origine en 2018 de l’autorisation historique des femmes saoudiennes à conduire. L’année suivante, l’Arabie saoudite a allégé le très strict système de « tutelle » auquel sont soumises les femmes du royaume. Mais le tableau a été noirci par l’effroyable assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, qui a levé le voile sur les méthodes expéditives du prince héritier contre toute forme de critique à son encontre.
À la veille du G20 organisé cette année en Arabie saoudite, mais qui se tient en virtuel pour cause de pandémie de Covid-19, Lina al-Hathloul, la sœur de Loujain, lance un cri d’alarme à la communauté internationale sur le sort des militants saoudiens des droits de l’homme dans son pays. Et en appelle à Emmanuel Macron.
Le Point : Avez-vous des nouvelles de votre sœur ?
Lina al-Hathloul : Nous n’avons plus aucune nouvelle de Loujain depuis le 26 octobre, date de la dernière visite qu’ont pu réaliser mes parents. Elle était épuisée et disait qu’elle n’avait plus aucun intérêt à survivre dans cette prison si on ne l’autorisait pas à avoir des contacts réguliers avec sa famille. Elle a donc entamé à ce moment-là une grève de la faim pour pouvoir les voir plus régulièrement.
N’a-t-on pas proposé à votre sœur d’être libérée sous condition ?
En août 2019, la police secrète saoudienne est venue voir ma sœur en cellule à deux reprises. La première fois, les agents lui ont proposé de la libérer à condition de signer un document dans lequel elle niait avoir subi la moindre torture en prison. La seconde, on lui demandait de venir s’exprimer en direct à la télévision pour annoncer la même chose. Mais ma sœur a toujours refusé. Depuis, plus aucun autre accord ne lui a été proposé.
Votre sœur a-t-elle réellement subi des tortures en prison ?
Lors de son arrestation en mai 2018, ma sœur a été directement envoyée dans une résidence qui comportait un centre de torture. Elle y a été enfermée pendant trois mois et y a subi des sévices physiques. Ils l’ont battue, l’ont électrocutée, et sont même allés jusqu’à abuser sexuellement d’elle. Ce qui est nouveau dans ce régime, c’est qu’ils agissent de la sorte, non pas pour extorquer des confessions au détenu, mais pour le détruire.
N’est-il pas contradictoire pour l’Arabie saoudite d’emprisonner Loujain al-Hathloul, militante des droits des femmes, alors que son prince héritier MBS se présente comme un réformateur ?
À mon sens, cela n’est pas contradictoire, car MBS n’est pas réellement un réformateur. S’il veut paraître ainsi devant la communauté internationale, c’est parce qu’il a besoin de légitimer son pouvoir pour être accepté dans le monde. Voilà pourquoi il a autorisé les femmes saoudiennes à conduire, alors qu’il existait déjà une pression importante de la part de la société pour que ce droit soit octroyé. En agissant de la sorte, MBS s’est accordé tout le mérite. Or, la réalité, c’est qu’il a transformé l’Arabie saoudite en un État policier, où plus personne ne peut parler sous peine d’être emprisonné. Quiconque commente les décisions de Mohammed ben Salmane se fait arrêter. Loujain en est un symbole, mais il existe aujourd’hui des milliers de prisonniers politiques dans le pays.
Pourquoi vous exprimez-vous à la veille du G20, organisé cette année virtuellement en Arabie saoudite ?
Le G20 est présidé cette année par l’Arabie saoudite, et c’est l’occasion pour elle de redorer son image. Notre pays souhaite paraître comme un État fort, moderne et ouvert. Or, il est aujourd’hui dominé par l’arbitraire, qu’il cache avec l’organisation d’événements grandioses. Pourtant, le G20 est une conférence internationale pendant laquelle les puissances internationales discutent de sujets importants qui les unissent. Il ne devrait pas être l’occasion pour l’Arabie saoudite de se relégitimer. À mon sens, les droits humains doivent être au cœur de tous ces sujets.
Ne s’agit-il pas d’un vœu pieux ?
Comme il n’est plus possible pour le peuple saoudien de discuter directement avec son gouvernement, c’est un devoir pour la communauté internationale de faire clairement savoir au régime saoudien que toutes les réformes qu’il met en avant ne sont pas crédibles tant que les vrais réformateurs du pays sont derrière les barreaux. C’est aujourd’hui un devoir moral d’exiger leur libération.
Le président Macron a lui-même publiquement exprimé son soutien à Loujain. Attendez-vous quelque chose de sa part ?
Emmanuel Macron met souvent en avant son agenda « féministe » lors de conférences internationales, mais ces mots doivent être suivis de faits. Ma sœur Loujain a milité pour le droit des femmes saoudiennes. Elle a mis sa vie en danger et a sacrifié sa liberté. Elle est aujourd’hui en prison depuis presque trois ans. Elle a été torturée simplement pour avoir revendiqué ses droits les plus fondamentaux. Monsieur Macron a l’occasion aujourd’hui d’agir pour les droits des femmes par un acte simple : exiger la libération des activistes saoudiennes.
Propos recueillis par Armin Arefi